jeudi 8 juillet 2010

A la recherche de l'Anti-Motti (Entretien Gianni Motti / Nicolas Exertier)


























Nicolas Exertier : A quand remonte ta première revendication ?

Gianni Motti : Ça remonte au début des années 80, mais celle qui a été relayée pour la première fois par la presse, c’était en 1986, lorsque j’ai revendiqué l’explosion de la navette Challenger. Ensuite, il y en a eu d’autres, dont la revendication du tremblement de terre de Los Angeles en 1992 qui a provoqué une faille de 74 kilomètres de long en Californie. Par hasard, ce tremblement de terre a eu lieu dans le désert où a été réalisée la majeure partie des œuvres du Land Art… zéro euro de production pour un maximum d’effets.

Gianni Motti, Big Crunch Clock, 1999, © Gianni Motti
NE : Il y a systématiquement dans tes pièces une sorte de parodie de l’omnipotence de l’artiste.

GM : En général, les artistes, même les timides qui font mine de rien, sont victimes du mythe de l’artiste omnipotent. On se prend pour des Créateurs, pour des gens singuliers à l’origine d’un Univers. Il y a un regain aujourd’hui de l’utilisation du bronze et du marbre chez les artistes contemporains, avec l’espoir de s’inscrire dans le temps. Dans ce sens, pourquoi ne pas pousser plus loin les limites? C’est comme ça que m’est venue l’idée de Big Crunch Clock, une horloge digitale qui fait le compte à rebours des cinq milliards d’années qu’il nous reste avant l’explosion du soleil et la destruction de notre système solaire… L’horloge-détonateur comporte vingt chiffres, des milliards d’années aux dixièmes de seconde. Aucune œuvre n’ira plus loin que celle-ci puisqu’elle annonce le temps de sa propre disparition. Prochainement, elle fonctionnera à l’énergie solaire. Ainsi, c’est le soleil même qui l’alimentera et la détruira. Naturellement, chaque acquéreur devra l’adapter aux nouvelles technologies. Parfois on dit à mon sujet : « Il se prend pour Dieu ! ». Pourquoi pas ? Dieu aussi est conceptuel.

NE : Est-ce que tu peux me parler de Higgs : A la recherche de l’Anti-Motti ? C’est également une œuvre qui touche à des questions de temporalité… Rappelle-moi en quelques mots l’aventure qui a précédé la réalisation de cette œuvre.

GM : Pour Higgs : A la recherche de l’Anti-Motti, j’ai fait le tour complet, à pied,  de l’accélérateur de particules (LHC) du CERN à 150 mètres sous terre. Le LHC est le plus grand accélérateur de particules au monde. L’anneau fait 27 km de circonférence. J’étais invité dans le cadre d’une manifestation célébrant les 100 ans de la théorie de la relativité restreinte d’Einstein. On était une dizaine d’artistes ; chacun devait travailler avec un scientifique de son choix. J’ai choisi un scientifique du CERN qui a accepté cette collaboration. Au début, ça n’a pas été évident. J’ai participé pendant deux ou trois mois à des réunions scientifiques sans vraiment comprendre ce dont il était question. Mais j’ai eu la chance de visiter un peu le CERN. C’est grandiose ! Plus de 3000 chercheurs de 80 nationalités y travaillent.

NE : Ce contexte t’a tout de suite inspiré ?

GM : Non, une semaine avant la présentation du travail, je n’avais pas la moindre idée de ce que j’allais faire. Tout était tellement high tech et les théories si compliquées que j’étais perdu. Ce lieu aurait beaucoup plu à Arthur C. Clarke, l’auteur du scénario de 2001: l’odyssée de l’espace… Le déclenchement a eu lieu lorsque j’ai pu visiter le LHC, ce tunnel qui se trouve à 150 mètres sous terre et dans lequel normalement on ne peut pas rentrer. Dans ce collisionneur, les particules seront catapultées à une vitesse proche de celle de la lumière et feront 11 000 fois le tour de l’accélérateur en une seconde, autrement dit, 11 000 fois 27 km en une seconde ! Du coup je me suis dit : « Pourquoi ne pas me comparer à un proton et faire le tour à pied ? » J’ai pu avoir les autorisations et le 20 mai 2005, accompagné d’un caméraman et du scientifique qui me suivaient sur un chariot électrique, j’ai marché pendant 5 heures 50, le temps de faire le tour complet de l’anneau. Le scientifique qui me suivait était ravi de l’expérience. Normalement les chercheurs ne voient le tunnel que par écran interposé.

NE : Est-ce vraiment dangereux de marcher à l’intérieur de ce tunnel ?

GM : Non, parce que, comme tu peux l’imaginer, l’accélérateur n’était pas en marche au moment où j’étais à l’intérieur.

NE : Oui. J’imagine. (rires)

GM : Il y avait un tout petit peu de radioactivité résiduelle d’expériences antérieures. Mais, l’année prochaine, lorsque l’accélérateur de particules sera en service, il sera radioactif et l’accès sera interdit. Seuls des robots seront habilités à rentrer. J’étais obligé de porter un casque mais je n’ai pas voulu de combinaison spéciale. Je ne voulais pas faire du “cinéma“ avec des éléments high tech. J’ai simplement voulu marcher comme pourrait le faire un type dans la rue. Je suis rentré dans le tunnel à 10 heures le matin. J’en suis ressorti à 16 heures. Un video-travelling documente l’événement.

NE : On a même dit que c’était le plus long travelling de l’histoire du cinéma sur une personne !

GM : Je n’y avais pas pensé, c’est peut-être vrai, mais ce n’était pas le but de l’opération...Les scientifiques m’ont dit qu’ils sont à la recherche du Graal de la physique, le fameux boson de Higgs : une particule théorisée par Peter Higgs dans les années 60 et appelée aussi «particule de Dieu» tant son importance pour eux est grande. La violence des chocs des particules et les énergies atteintes devraient reconstituer les conditions des premiers instants qui ont suivi le Big Bang.

NE : Higgs : A la recherche de l’Anti-Motti est finalement une pièce symétrique par rapport à Big Crunch Clock.

GM : Il paraît que le Big Bang, «l’ expansion », c’est la naissance de l’univers ; le Big Crunch, « la contraction », c’est l'effondrement de l'univers : un sorte de « Big Bang à l'envers ». Un ami chercheur imagine une suite infinie de cycles d'expansion-contraction, chaque Big Crunch devenant le Big Bang d'un univers régénéré….

NE : A la recherche de l’Anti-Motti, c’est la recherche du négatif de toi-même ?

GM : L'Univers est dominé par la matière, alors que la théorie prévoit qu'il devrait y avoir autant d'antimatière. Je me suis dit : puisqu’au CERN ils cherchent de l’antimatière et que je suis passé par là, peut-être qu’un jour ils trouveront des traces d’Anti-Motti… Selon les théories actuelles de la physique, toutes les particules de la matière (électrons, protons, neutrons, etc.) posséderaient des doubles «symétriquement opposés». Pourquoi pas moi? Ça fait rêver ces histoires de miroirs, de doubles, l’idée de mondes parallèles… Finalement, c’est aussi un peu dans mon travail : ce sont les mondes parallèles qui m’intéressent.

NE : Comment s’est passée la fin de l’expérience ?

GM : Je dois dire que dans le tunnel, l’expérience a été très spéciale. C’était d’une monotonie effrayante. Tu ne peux ni boire, ni manger. Tu marches, tu marches, mais rien ne change. En fait, j’avais un peu peur. Je me disais : « et si jamais dans 13 km, il y a un problème, comment on fait pour sortir ? ». Je n’avais jamais fait 27 km d’un coup. Après quelques kilomètres, j’ai perdu toute notion d’espace et de temps. Je ne me souviens de rien, j’étais ailleurs... J’étais hypnotisé par la perspective monotone du tunnel, comme dans un jeu vidéo. Je pense aussi que sous terre on perd les repères spatio-temporels. Quand je suis sorti du tunnel, il y avait des gens qui attendaient, quelques journalistes. J’ai fait une déclaration fracassante. Je leur ai dit : « J’ai l’impression que vous avez vieilli de 6 heures ». (rires) Le lendemain dans la presse, j’ai eu droit au gros titre : « Gianni Motti a confirmé la relativité d’Einstein ».

NE : Je rebondis sur l’angoisse que t’inspire la disparition du système solaire. 1ère question : Est-ce que l’art est pour toi une façon de court-circuiter nos angoisses ? Et deuxième question, connexe : comment en es-tu venu à psychanalyser le monde de l’art ?

GM : Non, la disparition du système solaire ne m’angoisse pas, mais même si on ne sera plus là, ça fait quand même quelque chose, c’est une drôle d’histoire… Le Psy Room c’est autre chose. Je l’ai fait en tout trois fois. La dernière, c’était au Magasin à Grenoble, en 1995, où j’ai analysé les visiteurs pendant 2 mois. Beaucoup de psychiatres, de Freud à Lacan, se sont intéressés à l’art, le mythe de l’angoisse devant le tableau, entre folie et jouissance…On dit parfois que les gens utilisent l’art pour faire face à leur désarroi. Je me suis dit que j’aimerais bien faire un travail à ce sujet. J’ai pensé qu’il pourrait être intéressant que les gens arrivent dans un lieu où il n’y a rien à voir mais où l’artiste veut voir qui ils sont, eux. Je voulais inverser le processus, déborder dans leur intérieur le champ de la représentation. Les visiteurs se retrouvaient sur le divan. Mais je dois dire qu’au début, j’étais un peu bloqué.

NE : Tu n’y arrivais pas ?

GM : Une fois la personne allongée sur le divan, la séance s’amorçait par plusieurs minutes de silence. C’était un peu gênant. Et puis, l’ambiance se relâchait. Le spectateur se mettait à parler et moi, je l’écoutais.

NE : Les gens te racontaient des choses personnelles ?

GM : Bien sûr. Certains sont venus plusieurs fois. Par exemple une enseignante est venue quatre fois parce qu’elle allait être à la retraite et qu’elle était angoissée à l’idée de se retrouver tout le temps seule avec son mari à la maison. Mais il y avait aussi des artistes, des curateurs… Il y a même des gens qui ont réussi à se procurer mon téléphone et qui m’appelaient sans arrêt à la maison… La situation artistique habituelle était renversée. Le spectateur était invité à se livrer lui-même au lieu de guetter la subjectivité de l’artiste dans tous les recoins de son œuvre.

NE : A l’issue des séances, tu signais un certificat à tes analysants ?

GM : Après chaque séance je délivrais un certificat accompagné d’un Polaroid au patient-spectateur.

NE : Quels étaient tes tarifs ? Étaient-ils aussi élevés que ceux d’un psy ?

GM : Le Magasin étant une institution nationale, on avait fixé le tarif à 100 francs.

NE : C’est aussi une façon un peu tordue de montrer l’artiste en observateur psychologique. Après tout, on louait autrefois les peintres pour leur capacité à saisir par l’image la psychologie d’un modèle. Même remarque pour les écrivains, etc.

GM : C’est vrai.

NE : Au début, avant de te lancer, tu t’es fait conseiller par un psy ? Tu as étudié la question ?

GM : Je me suis informé un peu. Comme ça… Mais pas de façon très approfondie. En même temps, le but était seulement d’écouter.

NE : On va passer de la psychologie à la parapsychologie puisque tu as utilisé dans tes œuvres un certain nombre de disciplines peu orthodoxes telle que la télépathie, l’art des médiums, etc. Je voudrais par exemple que tu me parles un peu de Digan lo que Digan, présentée à la Galerie Analix à Genève en 1998. Ton intervention est peu connue.
 

GM : On était trois artistes. Une tension régnait, on était en froid pour des questions d’accrochage, comme cela arrive souvent entre artistes pour avoir la meilleure place. J’ai alors décidé de faire appel à un médium pour faire l’accrochage. J’ai pris le premier journal qui me passait sous la main et j’en ai trouvé un dans les petites annonces qui me semblait intéressant, un grand Maître Wicca. Je l’ai appelé et je lui ai expliqué mon problème. Il m’a proposé sa collaboratrice Natacha, médium parapsychologue, pour s’occuper de l’accrochage et de venir lui-même purifier les lieux et attirer l’argent. Aussitôt dit, aussitôt fait, les 2 médiums sont arrivés. Pendant de longues minutes, Natacha s’est imprégnée de l’ambiance de la galerie. Elle nous a demandé de mélanger et de rassembler toutes les pièces dans un coin. Puis avec son pendule, elle choisissait une pièce avant de passer le pendule à proximité des murs pour déterminer le lieu où il fallait l’accrocher. Les autres artistes qui avaient pour habitude d’être très précis dans leur accrochage étaient hors d’eux, mais le médium a exigé que l’on se conforme à sa proposition d’accrochage.

NE : Quels étaient les autres artistes exposés ?

GM : Il y avait Francis Baudevin et Alexandre Bianchini, deux artistes suisses. Après l’accrochage, est entré en action le Maître Wicca. Il a installé un petit autel entouré de bougies et nous a demandé de nous agenouiller. L’encens a envahi la galerie. Le grand Maître nous a aspergé d’une poudre secrète en prononçant des formules incantatoires et en nous demandant de les répéter avec la main levée. Ce rite était censé attirer fortune et félicité. Cela semble avoir marché car pour ma part, j’ai tout vendu. Dans la galerie, à l’entrée, sous le nom des artistes, était inscrit « Accrochage : Natacha, médium parapsychologue ».

NE : C’est sans doute la première fois dans l’histoire de l’art qu’un médium fait office de curateur.

GM : Voilà, le médium était le curateur, sans stratégies curatoriales ni « articulations » entre les œuvres, mais le tout était très réussi. Le soir même, guidés par la rumeur, sont arrivés plusieurs médiums pour le vernissage, en pensant peut-être qu’il y avait là de nouveaux débouchés possibles…

NE : Sur quoi travailles-tu en ce moment ?

GM : Je suis en train de réaliser un Mémorial pour les prisonniers de Guantanamo. Ça va s’appeler The Victims of Guantanamo Bay. L’année dernière, sous la pression de l’agence Associated Press (AP), le département de la défense américaine a été obligé de divulguer la liste de tous les prisonniers emprisonnés à Guantanamo. Au total 759 personnes emprisonnées simplement parce que “suspectées“, sans aucun droit de défense (le fameux trou noir juridique), ayant subi de terribles tortures et dont personne ne connaissait les noms. Les noms seront gravés sur des plaques en métal et formeront un mémorial de 8 mètres de long. Ce travail sera présenté prochainement à la Biennale de Moscou.

NE : On dirait que le sujet politique t’intéresse de plus en plus.

GM : En fait, je ne crois pas plus que d’habitude. Les questions politiques font partie de notre vie, comme les objets, les paysages, la mode, le sexe, les circonstances… Depuis 2001 et les récents bouleversements géopolitiques, il se trouve que la politique prend le devant de la scène. Il n’y a pas un jour où l’on n’entend pas parler de conflits, de récession, de mesures sécuritaires, d’injustices sociales, etc. Je vis dans une époque comme ça, il me semble plus intéressant d’en parler maintenant plutôt que dans vingt ans. Même Richard Serra a poussé un coup de gueule en faisant une peinture représentant le fameux prisonnier cagoulé et électrocuté en Irak, avec l’inscription en grand “Stop Bush“. Je trouve que ce qui est en train de se passer est très important. Et finalement, l’Occident est en train de donner naissance à un nouvel ordre mondial assez similaire à celui qu’il a toujours critiqué.

NE : Warhol dans Ma Philosophie de A à B avait anticipé ça. Quand il parlait du système américain, il disait : moi ce que j’aime dans le système américain, c’est que tout le monde boit le même Coca-Cola ; du président jusqu’au SDF . en fait, quand il disait ça, c’était une façon de dire que poussé à son extrême, le capitalisme était tout aussi nivelant si ce n’est plus que le soviétisme.

GM : Si c’était seulement le Coca-Cola qui nivelait les américains, ce serait moins grave… J’aime beaucoup Andy Warhol. Ses portraits de Mao, par exemple, sont géniaux. Beaucoup d’artistes chinois en ont fait, mais personne ne s’approche de la force de ceux de Warhol. En plus, il ne faut pas oublier que c’est un américain qui fait ça et au début des années 70 ! Aujourd’hui ce n’est plus le Coca-Cola que les américains veulent exporter, mais leur démocratie. Il y a un écrivain américain qui a dit un truc que j’ai trouvé très intéressant. « Si on exporte la démocratie, combien il nous en reste ? ». Ça aurait été intéressant de voir ce qu’aurait fait Warhol s’il avait été là aujourd’hui…
A Paris, le 21 novembre 2006

© Nicolas Exertier