lundi 29 août 2011

Système vs. Minorité Agissante (Entretien avec Jean-Jacques Lebel par Nicolas Exertier & Lynda Aït Amer Meziane)

« Le chantage, la guerre des nerfs, du sexe, de l’œil et du ventre, la coercition du Père Noël Nucléaire, la terreur tricolore, la misère morale et son exploitation culturelle, la misère physique et son exploitation politique, l’art moderne à genoux devant Wall Street (traverse de Liberty Street dans le bas Manhattan), la Commune de Paris oubliée au profit d’une école de crétinisation du même nom. Ça suffit comme ça. Il faut se livrer à un exorcisme collectif ». (Jean-Jacques Lebel, Pour Conjurer l'Esprit de Catastrophe, 1962)

Jean-Jacques Lebel est connu pour être l’un des initiateurs du Happening. Très tôt, en effet, dès 1958, il tente des expériences en ce sens, notamment à travers une œuvre intitulée Movie réalisée (avec le concours de Mel Clay, Frank Stone et Simon Vinkenoog) à Ibiza dans un autocar calciné. Il est alors en contact avec la fine pointe de l’avant-garde américaine, lié d’amitié avec un certain nombre d’écrivains de la Beat Generation (Allen Ginsberg, William Burroughs, Gregory Corso pour n’en citer que quelques uns) et sur le point de rencontrer des happeners américains tels Allan Kaprow ou Claes Oldenburg. Il sera le premier à traduire en français "Howl" d’Allen Ginsberg.

Les happenings de Jean-Jacques Lebel véhiculent une charge subversive peu présente dans les happenings américains. Ils ont souvent une dimension orgiaque et politique très frontale ; ce qui lui vaudra d’être exclu du mouvement surréaliste et d’être parfois accusé d’outrages aux bonnes mœurs. « Il m’est apparu, dit-il à Arnaud Labelle-Rojoux, que, à l’instar de l’ « action directe » anarchiste, l’acte poétique devait se « commettre » de façon pulsionnelle, sans entrave, sans demander l’autorisation aux instances idéologiques, sans chercher à plaire ou à faire de la propagande pour quoi que ce soit, hors des circuits de la culture dominante ».

Parmi ses happenings les plus illustres, citons : L’enterrement de la chose de Tinguely (14 juillet 1960) que les historiens d’art considèrent comme le premier happening européen à proprement parler. Il s’agit d’une étrange cérémonie funèbre (réalisée à Venise, en marge de la Biennale) à l’issue de laquelle une sculpture de Jean Tinguely fut précipitée dans les eaux du Grand Canal (ce qui dit bien le peu d’intérêt de Lebel et Tinguely pour les mécanismes de fétichisation de l’œuvre d’art).

Pour Conjurer l’Esprit de Catastrophe (1ère version, 1962, Galerie Daniel Cordier ; 2ème version, 1963, Boulogne), happening qui, par moment, semblent préfigurer tout le travail ultérieur de Paul McCarthy – Voir par exemple la scène des deux filles dans un bain de sang ; l’une portant un masque de Kennedy ; l’autre de Khrouchtchev.

Les 120 minutes dédiées au divin marquis (3ème Workshop de la Libre Expression, Paris, 1966) : retentissant hommage à Sade où se combinent, en écho à la « porno-grammaire » sadienne (Barthes), une multitude d’actions transgressives qui confrontent le public à son horreur du sexe tout en l’attirant dans le sublime de la transgression.
Dans l’entretien qui suit, réalisé avec Lynda Iman Aït Amer Meziane, Jean-Jacques Lebel, s’exprime sur l’état actuel de l’art et sur la nécessité urgente de distinguer les œuvres à proprement parler des simples produits (dénués de portée subversive et calibrés pour la vente) qui inondent d’une façon assez désespérante le marché de l’art de cette fin des années 2000. (NE)



Jean-Jacques Lebel : Aujourd’hui, ça aurait peu de sens de faire une manifestation contre la Biennale [de Venise]. Le problème, c’est que l’acte de protestation est désormais inclus dans le Système. Le Système te demande de te révolter contre lui pour montrer qu’il est démocratique.

NE & LIAAM : Tu veux dire qu'il simule la complicité avec les artistes, qu'il fait mine de les inviter à le déconstruire mais qu'il s'agit en réalité d'une stratégie très retorse pour tuer dans l'oeuf toute pensée subversive ? C'est un flicage qui s'ignore ?
JJL : La situation est très perverse. Ça me fait penser à ce qui se passe à Pékin. Le gouvernement chinois savait très bien qu’avec le problème du Tibet notamment il allait y avoir des mouvements de protestation. Vous n’avez pas suivi ça ? C’est très intéressant et ça, ça fout la trouille : on voit bien à travers cet exemple tout le perfectionnement du système policier. Le gouvernement chinois a d’abord décidé qu’il y aurait des murs sur lesquels on pourrait protester. Il a ensuite décrété que pour avoir le droit de protester, il fallait envoyer un mail au moins un mois avant en donnant son nom, son numéro de passeport, sa photo, et en expliquant les motifs de la protestation, etc. Quand le jour J, le protestataire arrivait enfin sur place, il avait encore une formalité à remplir : il devait se présenter avec son passeport au commissariat de police le plus proche et dire: « bonjour, je suis la personne qui vous a envoyé le mail. Voilà, c’est moi. Je vais protester ».

NE & LIAAM : Evidemment, ces protestataires potentiels étaient immédiatement arrêtés…
JJL : Evidemment. Donc on vous dit : "venez protester les enfants" et quand tu arrives : "clac" ! Et en plus, si tu acceptes de donner ton nom, ton numéro de passeport, ta photo, tu deviens malgré toi collaborateur des flics alors même qu’au départ tu voulais sincèrement faire acte de résistance. C'est un mode de fonctionnement qui se généralise. On le trouve partout dans le monde. Je crois qu’on est dans une situation très critique. Le corps social, les institutions, la pression économique prescrivent toujours davantage à l’individu ce qu’il ou elle doit faire et où le faire. Vous vous souvenez de cette pub ? « Fait où on lui dit de faire », ça s’adressait aux chiens pour qu’ils ne fassent pas leurs besoins sur le trottoir.

NE & LIAAM : Ce syndrome est également actif dans le monde de l’art au même titre que dans le reste de la société…
Oui. Trop d’artistes aujourd’hui font où on leur dit de faire, où la société leur dit de faire. Ils font une synthèse des dernières couvertures de Art Press, de Beaux-Arts Magazine et de trois ou quatre revues. Ils regardent ce qui se passe à Beaubourg, à la foire de Berlin, à Frieze à Londres. Ils vont même à la FIAC ! En agissant ainsi, ils font en quelque sorte leur étude de marché. Ils voient un peu ce qui est tendance. Et ils plongent dans la tendance. Ce faisant, Ils se châtrent eux-mêmes et elles-mêmes sans même y prêter attention. Alors ça, ça ne fabrique pas des œuvres. Ça fabrique des produits. C’est tout à fait l’inverse. Des produits industriels destinés au supermarché culturel. Heureusement, subsiste une toute petite minorité agissante. On dit que les gens qui font partie de cette minorité sont des fous et des folles. C’est peut-être vrai, je n’en sais rien. En tout cas, ce sont des gens qui, en général, sont assez désespérés, assez lucides, assez rebelles et qui, ou ne peuvent pas ou ne veulent pas – ce qui revient exactement au même – fabriquer des produits. Ce sont des gens qui se marginalisent eux-mêmes par leur révolte, trouvent difficilement des marchands, des galeristes, des éditeurs ou des producteurs – pour leur film ou leur DVD – parce qu’évidemment, on les voit venir de loin, n’est-ce pas…Ce sont des gens qui ont besoin – j’allais dire une chose presque obscène ou délirante pour les critères du marché – d’exprimer un contenu, c’est-à-dire de donner libre cours à leur radicale subjectivité ; laquelle subjectivité ne peut être qu’en contradiction radicale avec les notions de produits et de marché. Ce qui est subjectif, c’est forcément ce qui est produit par le vivant de la personne comme, par exemple, les problèmes d’inadéquation de cette personne avec la Société, avec le Réel. Et cette subjectivité là est forcément problématique. Elle s’attaque au langage. Je pense par exemple à Artaud qui invente une langue –il le dit expressément – parce qu’il ne supporte pas le français. Il aurait d’ailleurs pu dire l’anglais ou l’allemand. C’est pareil. Et la poésie, c’est ça. Ce n’est pas simplement faire des vers. C’est travailler la matière du langage. Ça tient de la recherche fondamentale, de la recherche pure. Et c'est quelque chose qui est nécessairement le fait d’une minorité qui accepte de prendre des risques ; des gens qui acceptent de vivre en dehors des normes sociales, économiques, politiques et quelquefois même sexuelles. Parce que la sexualité est très liée à tout ça. C’est très difficile et je ne peux pas m’autoriser à donner des conseils à des jeunes qui m’en demandent tout le temps. Je ne peux pas leur dire : « révoltez-vous » parce que si je leur dis ça, je suis obligé de leur dire aussi : « mais attention, vous allez en baver ».

Extrait d’un entretien réalisé le 18 septembre 2008 au domicile parisien de l’artiste par Nicolas Exertier et Lynda Iman Aït Amer Meziane.
Première publication dans Joséphine n°5 (2008)
© Nicolas Exertier & Lynda Aït Amer Meziane

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