vendredi 3 août 2018

John M Armleder, Plasticien Polymorphe

ALL OF THE ABOVE / CARTE BLANCHE A JOHN M ARMLEDER, PALAIS DE TOKYO (2012) / WALLACE BERMAN, TROY BRAUNTUCH, VALENTIN CARRON, DELPHINE COINDET, GUY DE COINTET, BRUCE CONNER, PHILIPPE DECRAUZAT, EMILIE DING, SYLVIE FLEURY, POUL GERNES, FABRICE GYGI, SCOTT KING, STÉPHANE KROPF, ALIX LAMBERT, BERTRAND LAVIER, ROBERT LONGO, ALLAN McCOLLUM, MATHIEU MERCIER, JOHN MILLER, OLIVIER MOSSET, PETER NAGY, STEVEN PARRINO, MAI-THU PERRET, WALTER ROBINSON, GERWALD ROCKENSCHAUB, PETER SCHUYFF, JIM SHAW, LAURIE SIMMONS, MICHAEL SMITH, BLAIR THURMAN, JOHN TREMBLAY, XAVIER VEILHAN.

L’art contemporain produit parfois des silhouettes fameuses, des physiques singuliers et inoubliables. Il y eut Joseph Beuys par exemple. Comment pourrait-on oublier, outre son oeuvre, la silhouette générale de l’individu, sa veste de pêcheur, ses éternels jeans et ses chapeaux en feutre ? Il y eut également Wolf Vostell, avec ses cigares, ses toques en fourrure, sa coiffure évoquant plus ou moins le «peot» hébraïque, ses bagues et ses montres ostentatoires. Autant de singularités absolues et inimitables revendiquées comme modèles par la jeune génération. Au registre des personnalités ultra-charismatiques de l’art présent, il faut citer John M Armleder. Sa tenue est certes des plus sobres (costume, gilet et cravate de rigueur) mais elle est contrebalancée par une longue tresse, contrepoint Fluxus à chacun de ses faits et gestes. Critiques et journalistes ont souvent parlé du dandysme de John M Armleder. Mais l’artiste récuse ce qualificatif. En fait, son «look» est un peu à l’image de son œuvre. Il est sous-tendu par un sens indéniable de l’exactitude formelle mais il est simultanément travaillé (via cette tresse) par un état d’esprit plein de malice et de douce anarchie. L’exposition que lui a consacré le mamco à Genève en 2006 (Amor Vacui, Horror Vacui) était tout fait caractéristique. Elle s’amorçait sur le modèle d’une exposition classique, pseudo-linéaire puis se déstructurait graduellement au fur et à mesure de la descente aux étages inférieurs jusqu’au chaos des salles finales. 
L'influence Fluxus 
L’artiste est chaleureux, facilement accessible. Il plaisante souvent, minimise la portée de son art et prend toujours un malin plaisir à en contester la consistance sémantique. Mais il suffit de quelques secondes avec lui pour constater que sa perspicacité pratique et théorique (sur son art, comme sur celui des autres) est exemplaire. Si j’ai évoqué deux artistes un temps affiliés à Fluxus en préambule, c’est aussi et surtout parce que John Armleder a commencé à travailler à la fin des années 60 dans une veine Fluxus. En 1968, il s’inscrit d’ailleurs à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf pour pouvoir suivre les cours de Joseph Beuys. Il ne pourra hélas mener son projet à bien car, refusant d’accomplir ses obligations militaires, il se voit condamné à une incarcération de sept mois à Genève. Quelques années plus tard, il parlera à Beuys de ce premier rendez-vous manqué. Il lui confiera même en plaisantant qu’il a eu le temps d’étudier à loisir son esthétique en prison ; lieu où dominent le gris et le brun chers au maître allemand. Il paraît que la boutade n’a guère fait rire Beuys mais que Warhol s’en est par la suite délecté.
La naissance d’Écart
En fait, l’intérêt d’Armleder pour l’art remonte à l’enfance. Il découvre très tôt l’oeuvre de John Cage et se prend de passion pour Joseph Cornell. «Quand j’étais tout jeune, j’ai cherché à faire une monographie sur Joseph Cornell. J’ai eu la chance de le rencontrer. Et je dois dire que c’est quelqu’un qui m’a fait une forte impression. Mais les choses ont un peu traîné et finalement je n’ai pas fait cette monographie. Entre-temps, il y en a eu d’autres et j’ai estimé que mon travail n’était pas si nécessaire que ça".
 
Endre Tót, TÓTalJOYS (1975-76)

En 1969, il fonde avec Patrick Lucchini et Claude Rychner le groupe Écart et s’investit avec eux dans «l’irrésolution commune d’un engagement équivoque». Il organise des happenings et des performances, présente des environnements et du cinéma expérimental. Le groupe fonde une galerie éponyme en décembre 1972, au 6 rue Plantamour à Genève. C’est par son intermédiaire que Genève va voir affluer une part importante de l’avant-garde de l’Europe de l’Ouest et de l’Est ainsi que des Etats-Unis. Une série de Street Actions (TÓTalJOYS, 1975-1976) de l’artiste hongrois Endre Tót, réalisée avec la complicité des membres du groupe Écart, résume bien l’état d’esprit de ces «activistes de l’inutile».1 On voit Tót portant des pancartes sur lesquelles on peut lire : «I am glad if I can hold this». A travers le recours au hasard comme par son attitude détachée, Armleder paraît à cette époque feindre un certain «désœuvrement» (comme le dit Christian Besson). A la Biennale de Paris en 1975, il limite à peu de choses près ses activités à la préparation du thé ; une cérémonie du quotidien qu’annonce un slogan retentissant : «John ArmlederactivitynothingperformanceInfusion-diffusion».

Furniture Sculptures

John M Armleder, Furniture Sculpture 201 (1988) avec Kent Senatore, acrylique sur toile, trois planches de surf, 235 x 1050 x 50 cm, toile 160 x 328 cm

En 1979, il initie la série des Furniture Sculptures. Ces œuvres devancent l’essor de la Neo Geo américaine et le feront accéder à un succès international jamais démenti jusqu’à nos jours. Elles revisitent, non sans humour, les multiples styles abstraits qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle en les associant à des meubles, des guitares électriques, des surfs, des stores, des éléments destinés à la "customisation" des voitures, des éléments de décoration de toutes sortes, etc. dans une logique toujours plus intégrative. Les Furniture Sculptures semblent ainsi mettre en scène la «normalisation» de l’abstraction historique, sa dissolution dans le décor, sa captation par le mobilier. Certains critiques ont soupçonné l’artiste de cynisme en arguant qu’il prenait un malin plaisir à constater la faillite des idéaux modernes. En réalité, cette accusation ne tient pas car rien n’interdit de faire une lecture diamétralement inverse des mêmes œuvres : l’abstraction venant en quelque sorte libérer les objets en les arrachant à leur pesanteur ordinaire.
Il suffit parfois de tapis roulants pour évoquer les enjeux transcendantaux de la peinture de Barnett Newman ou bien de rideaux à lanières anti-mouches pour faire allusion aux Stripe paintings de Morris Louis, quitte à en ternir par l’humour quelque peu le mythe. Certaines Furniture Sculptures semblent nous faire pénétrer par effraction dans un univers privé. En 1980, Armleder renforça d’ailleurs incidemment cette impression en présentant ses œuvres dans un appartement situé au premier étage d’un immeuble de la rue Vignier à Genève. Les peintures n’étaient visibles qu’à la lampe de poche ; le dispositif d’exposition transformant en quelque sorte le regardeur en cambrioleur. «La galerie de Marika Malacorda, explique l’artiste, utilisait comme dépôt un ancien appartement dans un immeuble désaffecté et, pour cette exposition, le propriétaire avait mis à notre disposition certains appartements du même immeuble. Ils n’avaient pas rétabli l’électricité, d’où la nécessité initiale des lampes de poche ! Quelques heures avant le vernissage, j’ai réalisé là-bas des peintures murales para-suprématistes avec de la peinture blanche au scotch mais, en enlevant les scotchs, j’ai malencontreusement arraché une partie de la tapisserie. Comme il n’y avait pas de lumière et que j’avais quand même envie de faire une sorte de vernissage, j’ai demandé à Tamás SzentJóby de montrer les œuvres à la torche et de se lancer dans une petite explication théorique au sujet du suprématisme ou de je ne sais quoi d’autre ; le tout, bien sûr, en hongrois !».
Dans All of the above que présentait le Palais de Tokyo du 18 octobre au 31 décembre 2011, Armleder fait coexister sur une surface restreinte (une sorte de scène à trois niveaux) les œuvres d’une trentaine d’artistes. L’arrangement est extrêmement dense et anti-hiérarchique. Il s’agissait de prendre le contre-pied du traditionnel white cube muséal qui inscrit l’œuvre dans une sorte de vaste carcan blanc et vide en vue d'annuler les interactions avec les autres œuvres ainsi que la présence du reste du monde. La disposition des œuvres au sein de «All of the above» dérive du souvenir d’une visite du Musée national du Caire faite par l’artiste alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années. Au fur et à mesure qu’étaient trouvés de nouveaux sarcophages, explique-t-il, on les installait devant ceux qui étaient déjà présents ; chacun faisant ainsi obstacle à la pleine et entière visualisation des autres. Le fait de voir ou non ces objets importait peu et leur présence (habitée !) dans la salle suffisait. De même, comme le dit l’artiste dans l'interview vidéo du Palais de Tokyo, une œuvre d’art exposée dans un musée est toujours soupçonnée d’être «habitée d’une mission, d’un propos, d’une intention. L’idée, c’était de faire en sorte que l’on ne puisse voir les œuvres que les unes à travers les autres, en produisant ainsi une sorte de mise en abyme par étages qui est dans le fond un principe naturel du langage voire même de l’intelligence».
John Armleder en dates :
24 juin 1948 : Naissance à Genève
1969 : Fondation du groupe Écart
Eté 1969 : Armleder suit le «Mix Media Course» de John Epstein à la Glamorgan
Summer School (Angleterre)
1979 : Première Furniture Sculpture
1984 : «Peinture Abstraite», Ecart, Genève
2006 : «Amor Vacui, Horror Vacui», rétrospective organisée au mamco de Genève.
2011 : «All of the above» (Carte Blanche à John Armleder (Palais de Tokyo)
1 L’expression est de Lionel Bovier & Christophe Chérix

Nicolas Exertier, "John M Armleder, Plasticien Polymorphe" in Le Journal des Arts, n°360 (du 6 au 19 janvier 2012), page 34.
  
© Nicolas Exertier

dimanche 8 juillet 2018

L'inertie domiciliaire (Bernhard Martin @ Spencer Brownstone Gallery, New York, 2000)

Bernhard Martin, vue générale de l'exposition à la Spencer Brownstone Gallery, New York (2000) 
© Spencer Brownstone Gallery
 « Je n’ai vraiment l’impression que je suis libre que lorsque je suis enfermé. Lorsque je fais tourner la clef ce n’est pas moi qui suis bouclé ce sont les autres que j’enferme. 
Sacha Guitry, Un soir quand on est seul, Plon
 
Notre vie future sera-t-elle placée sous le signe d’une claustration librement consentie? Par le biais d'internet, tout arrive désormais à domicile sans qu’il soit nécessaire de sortir et l’on doit bien reconnaître que les médias audiovisuels (qualifiés à juste titre de « véhicules statiques » par Paul Virilio) font toujours davantage office de « substituts à nos déplacements physiques ». Une menace semble ainsi peser à court terme sur la vie de tous : « l’inertie domiciliaire ». Et cela d’autant plus que nos appartements seront sans doute toujours plus encombrés par des accessoires nous permettant de faire du surplace : le home-trainer, les installations domotiques, les télécommandes à fonctions multiples, etc.
En 2000 à la galerie Spencer Brownstone, Bernhard Martin a présenté trois armoires aménagées de taille modeste qui traduisaient de manière hyperbolique l’enfermement volontaire vers lequel nous paraissons nous acheminer. Ces armoires semblaient d'une simplicité toute minimale lorsque leurs portes étaient closes. Mais chacune d’elles abritait un environnement - une crypto-installation pourrait-on dire - en totale contradiction avec cette sobriété apparente : une boîte de nuit, une plage privée, un club de strip-tease à l’ambiance tamisée.
 
Bernhard Martin, Single Disco - Whisperclub, (vue avec les portes fermées) 1999, Mixed Media, 220 x 95 x 95 cm   
© Spencer Brownstone Gallery

Single Disco – Whisperclub (la boîte de nuit acquise par le FRAC Bourgogne) devrait ainsi, si l’on en croit Bernhard Martin, permettre au noctambule le plus invétéré de ne plus quitter son domicile. Aucun accessoire ne manque à l’appel : le dancefloor lumineux, la boule à facettes, les enceintes diffusant en permanence une musique pulsée qui devrait ravir les clubbers.1 On aurait tort de voir dans ce type d’œuvres une plaisanterie gratuite. Martin se contente en fait de mettre en évidence (avec une pointe d’ironie, certes) ce qui est en train de se jouer sous nos yeux. Des gadgets répondant à une finalité voisine ont en effet été distillés dès les années 90 par l’industrie japonaise tel le Bo. Do. Kahn, ce coussin vibratoire qui, fonctionnant en association avec un walkman, permettait de ressentir physiquement les vibes (comme en discothèque) sans sortir ni déranger les voisins.2 De même la lampe à UV (présente dans Private Beach) est devenue graduellement un classique des intérieurs domestiques. 

Bernhard Martin, Single Disco - Whisperclub, 1999, Mixed Media, 220 x 95 x 95 cm
© Spencer Brownstone Gallery
Ce qui est à proprement parler stupéfiant, c’est le nombre de meubles et d’accessoires que Martin parvient à faire rentrer dans ses armoires (pourtant exiguës) sans jamais produire le moindre effet de saturation spatiale. Pour son King’s Corner, par exemple, il réussit à faire tenir dans un espace de 3 mètres de long sur 95 centimètres de profondeur un podium pour gogo-danseuse, un bar, et un coin canapé tout en réservant un couloir central permettant la libre circulation. Parfois, la peinture vient seconder les objets ready-made afin d’agrandir optiquement l’espace réel. C’est le cas notamment pour Private Beach dont le fond peint dans une facture très schématique donne un ancrage pittoresque à l’ensemble sans pour autant verser dans le trompe-l’œil. 

Bernhard Martin, King's Corner (2000), Mixed Media, 220 x 300 x 95 cm 
© Spencer Brownstone Gallery
 
Optimisation de l’espace, obsession du rangement, volonté de se soustraire à la société de consommation et du spectacle en restant chez soi  : autant d’éléments qui pourraient donner à penser que les armoires de Bernhard Martin parodient les micro-utopies (florissantes au début des années 90) qui ont souvent dérivé vers une stratégie de repli individualiste. Pensons par exemple aux Living Units proposées par Andrea Zittel. Du haut de leur 4 mètres carrés, ces dernières sont elles-vraiment d’un confort supérieur à celui qu’offre un simple placard ? Il y a lieu d’en douter. Martin semble ainsi calquer sa stratégie critique sur celle des auteurs de science-fiction, genre où deux points de vue (deux faces d’une même médaille) s’affrontent classiquement : celui des utopistes et des contre-utopistes. Si l’utopiste croit fermement en la cité idéale et parfaite du futur, le contre-utopiste estime quant à lui que « l’avenir est sombre, plein de menaces, [que] le monde de demain sera invivable et terrifiant : l’homme y est écrasé par la technique, par l’Etat, par le conformisme de l’époque avec cette nuance importante qui distingue la contre-utopie de l’anticipation simplement pessimiste, que c’est au nom du bonheur de l’homme qu’on l’étouffe ».3 
Martin réalise également des soft sculptures qui ont valeur d’emblème de cette vie nouvelle d’inertie à domicile. Sa playstation-canapé et sa télécommande repose-pied dénoncent discrètement le mythe de l’interactivité. Si la mollesse était pour Oldenburg un moyen d’humaniser l’objet, elle est manifestement pour Martin un moyen d’en montrer la part passive et l’inanité. 
Le Pop Art des Sixties célébrait l’avènement d’une nouvelle culture populaire liant chacun à tous ; Martin montre au contraire à travers ces installations un lien social qui s’étiole. Mais cette désagrégation du tissu social est-elle vraiment un mal ? Constitue-t-elle vraiment une menace ? Et ne faut-il pas au contraire penser avec Robert Filliou que l’ordre social idéal tient dans « la solitude heureuse de chaque être humain » ? La question reste ouverte.

Notes : 
1 Lorsque ses portes sont fermées, l’armoire parfaitement insonorisée ne laisse entendre que les basses assourdies. L'aspect général de l’œuvre semble alors très sobre et diffère notablement des peintures auxquelles Martin nous a habitués. D'ordinaire, en effet, l'artiste (né à Hanovre en 1966) montre des huiles sur toile à la spatialité complexe au sein desquelles les références stylistiques les plus hétérogènes se télescopent.

2 Cf. Paul Virilio, L’inertie Polaire, Paris, Christian Bourgois, 1994, p. 35 

3 Jacques Van Herp, Panorama de la Science-Fiction, Bruxelles, Lefrancq, 1996, p. 187.

© Nicolas Exertier (novembre 2001)