dimanche 11 septembre 2011

No Comment

Christian Robert-Tissot, Sans Titre, 2004, 5 oriflammes sur la façade d'Attitudes, Genève
 
Apparue au cours des années 80, dans le cadre de ce que l’on a parfois appelé la neo-geo suisse, l’œuvre de Christian Robert-Tissot accorde une place importante au langage et à sa mise en forme. Traduits en peinture sur toile (dans une facture froide, neutre, impersonnelle, dans des couleurs lisses et saturées qui disent bien l’intérêt de l’artiste pour l’abstraction), en wall-paintings gigantesques, ou bien encore en affiches, en stickers, en enseignes, en vidéos, en lettres de polystyrène, les mots de Christian Robert-Tissot ont le plus souvent pour mission de mettre un terme prématuré à l’expérience esthétique. « Ce qui m’intéresse dans le langage, dit-il, c’est la rapidité de compréhension qu’il implique. Le tableau est en quelque sorte “ liquidé ” dès l’instant où le regardeur porte les yeux sur lui. Non, vraiment, on n’a pas besoin de rester longtemps devant l’une de mes toiles. Il n’y a pratiquement rien à voir ; une fois lu, c’est en général compris. Et l’on passe à autre chose… ». Christian Robert-Tissot semble ainsi apprécier les œuvres qui se soustraient au regard du spectateur. Elles simulent notamment pour ce faire le discours muséal ou s’effacent derrière des termes auto-dépréciatifs. L’œuvre conçue pour Situations Construites à l’occasion des dix ans d'Attitudes semblait régie par cette étrange logique. Elle était constituée de 5 bannières portant un énoncé spécifique : NO STYLE / NO COLOR / NO PICTURE / NO CONCEPT / NO COMMENT. Le style, la couleur, l’image, le concept, le commentaire : tout art, pour exister, doit négocier avec ces paramètres. Les récuser en bloc revient à risquer l’invisibilité et à se mettre hors jeu. Et c’est bien, semble-t-il, le programme auquel cette œuvre répondait. (Elle se tenait d’ailleurs en marge de l’exposition, sur les façades d’Attitudes). A défaut de devenir un commentaire d’elle-même (selon la logique conceptuelle de l’art envisagé comme tautologie), l’œuvre, à force de multiplier les négations, devient un « comment-taire » ; une méthode pour atteindre le mutisme ; mutisme qui, soit dit en passant, est le propre de l’abstraction si l’on en croit Olivier Mosset. Reprenant à son compte la rhétorique du refus (la logique du « non à… » en laquelle se sont retrouvées les avant-gardes historiques : dada, futurisme, etc.), NO STYLE / NO COLOR / NO PICTURE / NO CONCEPT / NO COMMENT pouvait également évoquer l’âge des manifestes (et notamment les "Douze Règles pour une Nouvelle Académie" de Ad Reinhardt ; l’œuvre ne prenant corps qu’à travers une série de négations). Aux grands mouvements historiques, toutefois, Christian Robert-Tissot, qui ne croit plus vraiment aux méta-récits modernes et qui par tempérament serait plutôt un partisan du NO IDEAL, préfère un mouvement beaucoup plus prosaïque : celui des bannières, initié par le vent. 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Depuis quelque temps, Christian Robert-Tissot pratique une sorte d’art par soustraction et semble par là renouer avec la négativité (l’élision du sujet) caractéristique de l’abstraction. Les photos présentées par l’artiste en 2003 au Site Odéon 5 étaient tout à fait révélatrice à cet égard. Prises à Paris (par Joël Von Allmen) : la première dans la rue de Rennes, près de la Tour Montparnasse ; la seconde sur la Place de l’Opéra. Les enseignes et logos présents sur les vues originales ont été méticuleusement effacés à la paint box. Rien n’a été épargné : boutiques, voitures, bus, panneaux d’affichage. La rue semble étrangement lisse, sans aspérité et la « voix-off » qui nous enjoint d’ordinaire de consommer (via les logos et les enseignes, précisément) semble s’être miraculeusement résorbée, un peu comme dans mmmmmm de Boris Achour, pièce sonore dans laquelle la voix d’un aphasique (diffusée dans les rues de Cahors) vient se substituer au discours consumériste qui, en temps normal, imprègne, l’espace urbain. 
 
Christian Robert-Tissot, Sans Titre (2005-2008), acrylique sur toile, 280 x 500 cm, Maison de la Culture, Amiens)
 
On dit souvent des artistes qu’ils ont un ego surdimensionné. A l’occasion de sa dernière exposition au CAN de Neuchâtel aux côtés d’Olivier Mosset, Francis Baudevin et Christian Floquet, Christian Robert-Tissot a choisi d’écrire / peindre (il est difficile de trancher entre ses deux verbes puisque les deux activités chez lui se confondent) le mot Ego à l’aide de trois shaped canvases. La taille de ceux-ci allait crescendo depuis le E jusqu’au O comme si le mot était travaillé par un effet de perspective. (L’ego ne serait-il lui aussi qu’un effet de perspective, une illusion parmi d’autres ?) Et si l’œuvre est Ego (c’est-à-dire « moi » en latin et en anglais), où est le « surmoi » (superego) ? Correspond-t-il à l’institution ? Et le « ça » (« id » en anglais) ? Une des grandes problématiques de l’abstraction a été la mise en stand-by de l’ego. Le but du jeu étant que seuls soient pris en compte par le spectateur les paramètres physiques de la peinture et non la subjectivité de l’artiste. C’est dans cette optique qu’un certain nombre d’abstraits ont été amenés à avoir recours à des techniques impersonnelles, au hasard, etc. Le shaped canvas sert normalement à accentuer le caractère d’objet du tableau et à dynamiser sa forme. (L’objectalité mise en évidence par le shaped canvas est censée, en contrepartie, minimiser l’effet de subjectivité). Mais ce qu’indique Christian Robert-Tissot, c’est que le choix même d’un format implique des effets de subjectivité. L’Ego chassée de la surface subsiste en quelque sorte sur les bords de celle-ci. Et peu importe du reste que l’artiste choisisse ou non de formater sa toile ; le problème persiste si on utilise un format ready-made, dès lors que subsiste toujours un élément de choix. 
 
TRAVAILLER FATIGUE : Donc il ne faut pas travailler mais cette pièce est quand même le produit d’un travail. C’est une grande peinture murale que Christian Robert-Tissot a réalisé pour le Musée des Beaux-Arts de la Chaux de Fonds en 2004. Cette œuvre donne en quelque sorte l’illusion de ne pas avoir été réalisée. L’énoncé semble récuser par avance l’idée de métier, l’investissement de temps que la réalisation d’une œuvre implique. Elle fait mine d’être une démission esthétique mais un travail, aussi limité soit-il, a été réalisé. La remarque pourrait du reste être étendue à NO STYLE / NO COLOR / NO PICTURE / NO CONCEPT / NO COMMENT. Au fond, le texte promet une chose : il n’y a pas ici de style, d’image, de couleur, de concept ou de commentaire mais en même temps l’œuvre est l’inverse de ce qu’elle prétend être ; elle met en avant le non-style mais a un certain style (minimal). Elle récuse l’image mais fait image (en étant par exemple reproduite dans cet ouvrage.) Elle rejette le concept mais incarne un concept, etc. Elle prétend ne pas être un commentaire mais en est un. L’œuvre met donc en jeu des idées contradictoires. Elle donne à lire une allégorie de sa propre illisibilité (cf. Paul de Man).

Nicolas Exertier, "No Comment", première publication in Attitudes, 1994-2004, Genève, edition fink Contemporary Art Publishers, 2005, pp.296-297 © Nicolas Exertier