vendredi 26 avril 2019

"Lee "Scratch" Perry à la puissance X"

Lee « Scratch » Perry à la puissance X
par Nicolas Exertier

Du 19 avril au 2 juin 2019, le Swiss Institute (New York) présente une exposition de Lee « Scratch » Perry intitulée Mirror Master Futures Yard. L'événement est notable car c'est la toute première exposition institutionnelle1 consacrée aux œuvres visuelles de cette légende vivante de la musique jamaïcaine qui, dès 1969 avec Tackro, contribua à l'émergence du dub.

Lee "Scratch" Perry, The Death of Baphomet, 2014, Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

Lee Perry a fêté ses 83 ans le 20 mars dernier. Mais en vérité, le temps ne semble pas vraiment avoir d'emprise sur lui. Arborant cheveux et barbe rouges, il continue à travailler sans relâche. Lorsqu'il n'est pas en tournée ou en train d'enregistrer, il partage son temps entre Einsiedeln en Suisse et Negril en Jamaïque où il se consacre avec passion à la réalisation de peintures ou d'installations sculpturales. Lee « Scratch » Perry est bien conscient qu'il est urgent de se réapproprier les images. De fait, l'image est, de son point de vue, le canal privilégié de la manipulation mentale à laquelle travaille le nouvel ordre mondial. Dans un post publié sur Facebook le 24 avril 2017, il nous invite à nous méfier de toute urgence des messages subliminaux que véhiculent la plupart des films et des programmes télévisuels :

« Nous devons tous être conscients des messages subliminaux et de la programmation prédictive prenant place dans la plupart des films et des shows TV aujourd'hui ! Rendez vos enfants conscients de ça immédiatement, dès que vous le repérez. Nous devons arrêter de permettre aux élites lucifériennes qui se trouvent derrière l'industrie de l'entertainment de continuer à programmer les masses. Le nouvel ordre mondial est en train de venir plus tôt que nous le pensions et nous devons réveiller les gens ».2

Il est donc non seulement nécessaire de se méfier des images mais aussi de les reprendre en main. C'est précisément ce que à quoi Lee Perry se consacre.

Lee "Scratch" Perry - The Death of Baphomet, 2014 (détail de l'installation), Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

En fait, il faut remonter très loin dans sa carrière pour comprendre son implication dans la peinture. De nombreux témoins soutiennent qu'il a toujours été un dessinateur compulsif, prenant plaisir à investir toutes les surfaces disponibles. Dès la fin des années 70, comme le rappelle à juste titre David Katz dans sa magistrale étude biographique3, il semble même avoir par moment accordé autant (sinon plus) d'attention à la décoration de Black Ark4 qu'à la production musicale à proprement parler. S'il y eut un point de rupture, peut-être faut-il situer celui-ci après l'enregistrement de Love Thy neighbor de Ras Michael & The Sons of Negus, en 1978. Lee Perry commença alors à peindre des sentences occultes sur les murs du studio, qu'il s'empressait ensuite de raturer avec des X.5 Le X se mit ainsi à proliférer à Black Ark au point de saturer bientôt murs et objets.6 Il serait bien sûr illusoire de chercher à définir ici avec précision le pouvoir spécifique que Lee Perry entendait conférer à cette énigmatique 24ème lettre de l'alphabet.7 Je me contenterai pour ma part de notertoujours en suivant David Katz – qu'elle occupe une place prépondérante dans sa cosmogonie ésotérique. Selon Scratch, en effet, aux origines des temps, lorsque pour la première fois frappa la foudre, la terre se déchira en X.

Avec X ou sans X, en tout cas, l'acte pictural tel qu'envisagé par Lee Perry est avant tout un rituel à finalité magique. Une des œuvres présentées lors de sa première exposition à Dem Passwords en 2010 énonçait d'ailleurs clairement la couleur puisqu'elle donnait à lire ces seuls mots : « £$P Magic Spells » (£$P Sorts Magiques). Il y a dans l'attitude et dans l'art de Lee Perry quelque chose de résolument chamanique. Sur scène, il lui arrive en effet fréquemment de se livrer à d'insolites rituels, notamment avec le magic mic – un micro customisé par ses soins, débordant d'amulettes – qu'il chauffe régulièrement avec la flamme de son briquet. Que dire par ailleurs de son goût pour les miroirs circulaires dont il agrémente ses casquettes ? Au risque d'esquisser ici un parallèle hasardeux, il pourrait être intéressant de les rapprocher du Toli des chamans de Mongolie et de la République de Bouriatie: un miroir rond à la fonction magique que les chamans portent sur leurs vêtements à des fins de purification et de divination, mais aussi en tant qu'emblème de la puissance occulte mais positive dont ils sont les dépositaires. 

Lee "Scratch" Perry, MIRROR MASTER FUTURES YARD, 2019. Courtesy Swiss Institute, New York


Le style pictural de Lee Perry est brut, direct, personnel. Ses peintures et graffitis (réalisés à main levée à la bombe, au pinceau ou au marqueur dialoguent fréquemment avec des images et des objets envoyés par des fans (mais aussi bien évidemment avec des images que l'artiste a lui-même collectées), qu'il s'agisse des portraits photographiques d'Haïlé Sélassié et de Marcus Garvey, d'images pieuses ou d'images de super-héros, de stickers de flammes stylisés, de coupures de presse relatives à lui-même, à l’Égypte Ancienne ou à l'univers ; le tout étant parfois accompagné d'un symbole de paix (« ☮ ») ou d'une croix chrétienne. Les œuvres comportent même parfois des bananes, des CD (utilisés comme des réflecteurs de lumière), des miroirs, des empreintes de mains ou de pieds (sur tous les types de support) mais aussi des galets et des rochers qui cohabitent parfois avec des claviers d'ordinateur et des tapuscrits. Ceci donc, pour résumer les éléments auxquels Lee Perry nous avait jusqu'ici habitués. Mais au Swiss Institute, on assiste, semble-t-il, à une extension du type d'accessoires entrant dans la composition des œuvres, avec parmi d'autres : une statuette polychrome des singes de la sagesse, un globe terrestre, une casquette calcinée, des écrans de télé à travers lesquels Perry s'adresse à nous, etc. Il y a en outre ici des pièces très remarquables. Je pense en particulier à cette étrange sculpture composée d'un magnétophone TEAC (sans ses bandes) surmonté par un fragment d'arbre calciné lui-même coiffé par une casquette. Ce magnétophone et les éléments qui lui sont associés ne sont-ils pas d'ailleurs de purs et simples rescapés de l'incendie qui a détruit Black Ark en 1983 ? Et n'ont-ils pas pour fonction de donner corps à une expression condensée de cet épisode si souvent mentionné ? La question reste ouverte.

Lee "Scratch" Perry, God Dreams Orders, 2018. Collage, acrylique et huile en bâton sur toile. Sur piédestal : Teac (Black Ark), vers 1979-2019. Magnétophone à bandes magnétiques 4 pistes Teac A-3440, charbon de bois, casquette, stickers. Courtesy Swiss Institute, New York 
 
Pour Mirror Master Futures Yard au Swiss Institute, l'artiste a disposé rituellement à proximité de ses œuvres des rochers et des pierres collectés sur les rives de l'île de Manhattan et des cuvettes remplies d'eau du fleuve Hudson et de la Harlem river. Son intervention est donc manifestement site specific puisqu'elle prend en compte les spécificités géographiques du lieu d'exposition. Elle connecte l'œuvre aux énergies telluriques et aquatiques pour décupler symboliquement sa force.8 Et il semble que cela fonctionne puisque l'impact promis est bien là.

L'intégration de matériaux « site specific » (pierres, rochers, eau, etc.) aboutit aussi manifestement à une fusion rituelle de l’œuvre et du lieu d'exposition.9 Lee Perry utilise parfois à cet effet d'autres méthodes telles que l'intervention graphique hors cadre. C'était très nettement le cas à la Haus zur Liebe de Schaffhausen il y a quelques mois. Ses écrits et dessins outrepassaient alors délibérément les bords des supports de toiles pour se répandre sur les murs adjacents. L’œuvre et le lieu constituaient de ce fait une totalité indivisible. Le dessin, le collage ou la peinture sur toile n'apparaissait plus que comme le fragment d'un continuum susceptible de s'étendre à l'infini. Perry est un champion de ce type d'intervention hors cadre, y compris dans le champ musical. Il lui est arrivé de refuser d'enregistrer au sein d'un studio et d'exiger que l'on installe un micro à l'extérieur du bâtiment pour pouvoir enregistrer sa voix, à l'écart de toute contrainte architecturale.

Il est difficile de qualifier avec justesse le style de Lee « Scratch » Perry. De prime abord, on pourrait penser qu'il s'agit d'une sorte de néo-dadaïsme de l'ère informatique10 transfiguré par la culture rasta. Mais cette formulation est par trop réductrice. Ce qu'il semble viser, en tout cas, c'est avant tout le choc physique et spirituel maximum – comme en musique – quitte à miser pour ce faire sur la collision de données esthétiques et sémantiques hétérogènes. Il se trouve que Lee Perry réside non loin de Zurich et que, depuis peu, il n'est pas insensible au fait que Dada – cet art chérissant plus que tout les étincelles de la contradiction – soit né dans cette ville, au Cabaret Voltaire.11 Si l'on ajoute à cela le fait que Lee « Scratch » Perry est souvent surnommé Dada par ses fans, la boucle semble parfaitement bouclée.

Les flyers, coupures de presse et images diverses qu'il intègre à ses structures peintes sont en quelque sorte envisagés comme des samples. Peut-être est-ce d'ailleurs sur cette base que l'on peut mettre en évidence des liens avec sa musique. Il fut en effet un des tous premiers artistes à avoir eu recours à la technique du sampling. Dans « Doctor on the Go », par exemple, qui figure sur Revolution Dub (sorti en 1975), la voix en talk-over est un sample provenant d'une sitcom britannique intitulée Doctor in the House diffusée entre juillet 1969 et juillet 1970. Ponctuée par les rires artificiels du public, cette voix télévisuelle et désincarnée semble se déployer en l'absence de toute présence humaine au cœur d'une pièce désespérément vide, en contrepoint d'un dub hypnotique dérivant de « A long Way » de Junior Byles & The Upsetters.12

Lee "Scratch" Perry, The Death of Baphomet, 2014. Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

Il y a dans dans ses installations une sainte horreur du vide, une sorte de baroquisme destroy misant sur la sursaturation des surfaces ; ceci, au moyen de signifiants ayant un maximum d'impact, qu'il s'agisse d'invocations divines ou d'un lexique scatologique. Ce que Lee Perry révèle le plus souvent à travers son art, c'est un message christique en lutte contre les faux prophètes ; un âpre combat contre les pouvoirs occultes qui sous-tendent notre monde babylonien (en d'autres termes, selon Lee « Scratch » Perry, les Illuminati et autres groupes connexes). C'était notamment le sujet de The Death of Baphomet à Dem Passwords. Baphomet est cette idole monstrueuse (caractérisée par sa tête de bouc, sa barbiche et ses seins de femme) à laquelle les Chevaliers de l'Ordre du Temple – et plus tard les francs-maçons – furent parfois accusés d'avoir voué un culte. Des sectes sataniques actives de nos jours ont renoué avec cette adoration. Dans The Death of Baphomet, il y a des images de Baphomet la tête à l'envers mais aussi une photo de Lee Perry qui esquisse une pyramide enserrant un œil (signe des Illuminati). Il est vrai que les Illuminati sont une de ses cibles favorites. Une œuvre présentée au Swiss Institute donne à voir en son sommet trois symboles de « l'oeil omniscient » reliés par des flèches à un impératif qui ne laisse pas de place à la contestation : « Repent Now ! »

On notera en passant le goût prononcé de l'artiste pour les jeux de mots. Lee « Scratch » Perry procède souvent par dérivation homophonique, presque à la manière d'un psychanalyste lacanien.13 Ces jeux sur la langue lui permettent de déceler des effets de sens cachés, ou si l'on préfère des signifiés sous-jacents à une phrase ou à une situation donnée qui auront pour particularité d'orienter ensuite son action. Parmi les œuvres présentées lors de l'exposition Secret Education à Dem Passwords, par exemple, il en était une à la surface de laquelle on pouvait lire : King$tone$. Ce mot rappelait un épisode inaugural de la vie de "Scratch" que rapporte justement David Katz dans People Funny Boy. Lorsqu'il était jeune, en effet, Lee Perry travaillait parfois sur un chantier à Negril, aux commandes d'un caterpillar jaune. L'entrechoquement des pierres fit un jour surgir en son esprit les mots « King's stone ». Autrement dit, la « pierre du roi » et par ricochet le nom de la capitale jamaïcaine. Cette pensée le conduisit à s'installer à Kingston et son destin fut comme scellé par ce qui aurait pu semblé n'être qu'un un aléa linguistique.14

Lee "Scratch" Perry, oeuvre présentée dans le cadre de l'exposition Secret Education, 2010. Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California
 
Il est évident qu'il y en sa personne une forte dose d'excentricité qui n'aurait pas déplu aux dadaïstes. De fait, son look mise délibérément sur une forme d'ultra-singularisation.15 Ses magic boots et ses couvre-chefs, par exemple, cristallisent une part non-négligeable de sa créativité : il porte tour à tour des couronnes royales, des coiffes amérindiennes, des casquettes customisées à outrance16, le chapeau haut-de-forme de l'Oncle Sam ou même en certaines occurrences un fragment de boule à facettes. Ce look équivaut à un refus catégorique du conformisme ambiant. Il résiste en effet à ce mécanisme insidieux faisant toujours plus de victimes : l'orthodoxie vestimentaire qui transforme chacun d'entre nous en zombie au service du Système. On a pu dire que Lee « Scratch » Perry était fou. Il ne l'est absolument pas, même s'il prend plaisir à chanter avec une pointe de provocation « I am a madman ». En vérité, il est tout simplement un modèle d'excentricité dans tous les aspects de son art et de sa personnalité. Il sera sans doute nécessaire aux générations futures de s'en inspirer pour ne pas étouffer sous l'emprise de la « conformité conforme » qu'on essaie de nous vendre tous les jours sur internet ou à la télé. Au nombre des excentricités « experrymentales » de l'artiste, mentionnons ici quelques célèbres anecdotes : en 1974, Lee Perry avait pour habitude de dormir dans un cercueil. Un peu plus tard, il se mit à souffler la fumée de ses spliffs sur les bandes magnétiques qu'il enregistrait à Black Ark pour les imprégner de vibrations positives et à enterrer ses bandes dans le jardin, comme pour permettre à celles-ci de prendre racine. Roots Music oblige, bien sûr.

Lee "Scratch" Perry, The Death of Baphomet, 2014 (détail de l'installation). Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

Devant toute cette singularité exubérante, nous risquerons-nous à dire que Lee Perry est un Jamaican E.T.17 ?  Pas du tout : pour la simple et bonne raison que les convictions de Lee Perry à propos des aliens ont bien changé. Il y a quelques années, il semblait vraiment passionné par les affaires extraterrestres. L'album Panic in Babylon, par exemple, paru en 2004, faisait usage de quelques samples extraits de la bande enregistrée par le colonel Halt en décembre 1980 lors de la fameuse apparition d'ovni de la forêt de Rendlesham. Mais désormais Lee Perry doute. Il ne veut plus croire aux aliens ou plutôt, il préfère les envisager autrement. A l'en croire, il ne s'agirait nullement de visiteurs venus d'une autre planète mais d'anges déchus. On comprend mieux dès lors qu'il ait choisi d'attaquer avec véhémence à la peinture jaune le petit alien en plastique présent dans The Death of Baphomet. Lee « Scratch » Perry n'est donc en aucun cas un « Jamaican E.T ». mais bien plutôt un des plus grands artistes de notre époque. Tout simplement.

Lee "Scratch" Perry, The Death of Baphomet, 2014 (détail). Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

1 Au cours de la dernière décennie, Lee « Scratch » Perry a réalisé quatre expositions à Dem Passwords (une galerie californienne basée à Santa Paula, fondée en 2010 par Ethan Higbee and Sebastian Demian) :
- Secret Education. (13 novembre-11 décembre 2010).
- Repent Americans (20 avril -15 juin 2013).
- The death of Baphomet (29 août -11 octobre 2014)
- Judgement Repentance God Order (16 juin-30 juillet 2016)
Plus récemment, il a également présenté son travail lors d'une exposition à la Haus zur Liebe de Schaffhausen (8 décembre 2018-13 janvier 2019). Le curator de cette exposition était Lorenzo Bernet (à qui l'on doit également l'exposition du Swiss Institute).

2 « WE ALL NEED TO BE AWARE OF THE SUBLIMINAL MESSAGES AND PREDICTIVE PROGRAMMING TAKING PLACE IN MOST MOVIES AND TV SHOWS TODAY! MAKE YOUR CHILDREN AWARE OF IT RIGHT AWAY AS SOON AS YOU SPOT IT!
WE HAVE TO STOP ALLOWING THE LUCIFERIAN ELITES BEHIND THE ENTERTAINMENT INDUSTRY TO KEEP PROGRAMMING THE MASSES. THE NEW WORLD ORDER IS COMING SOONER THAN WE THINK AND WE NEED TO WAKE PEOPLE UP!
WHO IS WITH ME?
GOD BLESS YOU ALL IN JESUS NAME ❤️ LOVE £$P ORDER » (Post Facebook du 24 avril 2017)

3 David Katz, Lee « Scratch » Perry, People Funny Boy, (trad. Jérémie Kroubo Dagnini), Ed. Camion Blanc, 2012. Ce livre de près de 1000 pages est incontestablement un ouvrage de référence. Le texte de David Katz est précis, intelligent, extrêmement riche en analyses, témoignages et anecdotes. Je ne saurais assez en recommander la lecture. Dans le présent texte, je m'en inspire beaucoup.

4 En 1974, Lee « Scratch » Perry crée dans la cour de sa maison de Cardiff Crescent (Kingston) le studio Black Ark où le dub connut ses plus belles heures. Ici naquit un son (caractérisé par de mythiques basses profondes) transfiguré par l'utilisation d'un phaser Mutron, une reverb à ressort Grampian ainsi que par un Space-Echo Roland. Bien sûr, l'inventaire du matériel utilisé ne dit absolument rien de la magie effective du son produit.

5 Dans le même temps, il commença à jeter tous les équipements du studio sur lesquels figurait la lettre R ; cette lettre trahissant à ses yeux la présence secrète et tenace de Rome.

6 Scratch envisageait-il cette lettre, ainsi que l'ont pensé certains, comme une croix réduite à sa plus simple expression dont la fonction était d'empêcher Satan de prendre possession de tel ou tel objet ? Le X ne répondait-il pas plutôt à la nécessité de faire table rase ; ce X étant alors envisagé comme une rature, un contre-signe susceptible d'annuler l'effet de tous les signes antérieurement produits ? (Se souvenir ici de l'anecdote rapportée par Emch Subatomic. Ce dernier indique que Lee aime pratiquer la table rase en effaçant parfois sans crier gare les morceaux sur lesquels Emch travaille, comme pour le forcer à se réinventer). Mais en vérité l'interprétation du X reste ouverte. S'agissait-il du X en tant que signe de l'inconnu mathématique ? Ou bien du rayon X qui semble si bien correspondre au dub, genre musical dont tout l'efficace consiste en quelque sorte à radiographier un morceau pour n'en conserver que le squelette (basse-batterie) ?

7 Il pourrait être tentant comparer le X de Perry avec le X d'Antoni Tàpies. Dans les peintures de ce dernier, la lettre X est en effet récurrente. Lorsqu'on l'interrogeait à ce sujet, Tàpies justifiait la chose en plaisantant : « le X de Marx, peut-être. »

8 Cela m'évoque l'intervention de Joseph Beuys à la Biennale de Venise de 1976. Pour son installation intitulée Straßenbahnhaltestelle, en effet, Beuys avait fait réaliser au sein du Pavillon Allemand, un trou de forage d'une profondeur de vingt et un mètres qui « rencontrait, neuf mètres au dessous du sol, l'eau de la lagune, avant de rejoindre presque à son extrémité, la terre ferme » (Jean-Philippe Antoine). Une barre coudée émergeait du trou circulaire. A celle-ci étaient accrochés bout à bout vingt et une tiges de fer qui « plongeaient tel un fil à plomb dans les eaux souterraines ». L'installation étaient ainsi connectés à l'eau et au sol de la lagune. Sur ces questions, on se reportera au texte de Jean-Philippe Antoine, « « Je ne travaille pas avec des symboles » (Expérience et construction du souvenir dans l'oeuvre de Jospeh Beuys) », Les Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n°58, hiver 1996, Paris, Centre Pompidou, pp.51-73

9 Ces pierres ont également pour l'artiste des vertus protectrices. «Les pierres me protègent, je suis dépendant des pierres. Regardez, tous ces petits cailloux, je les ai ramassés lors de ma dernière tournée aux Etats-Unis » (propos de Lee Perry rapporté par Arnaud Robert dans son texte « Lee « Scratch » Perry, dans la maison 
du pyromane », (Le Temps, vendredi 16 septembre 2016). Ce texte est consultable en ligne à l'adresse suivante : https://www.letemps.ch/culture/lee-scratch-perry-maison-pyromane

10 Voir par exemple le portrait pixelisé de sa majesté l'Empereur Haïlé Sélassié dans l'exposition du Swiss Institute mais aussi les claviers d'ordinateur présents dans certaines œuvres montrées à la Haus zur Liebe de Schaffhausen.

11 Certaines de ces œuvres pourraient s'inscrire plus aisément dans la lointaine descendance du dadaïsme berlinois (plutôt que du dadaïsme zurichois) en raison de l'utilisation de coupures de presse se rapportant à l'artiste lui-même. Cette stratégie autobiographique me fait par exemple penser à Johannes Baader qui avait précisément pour habitude d'utiliser massivement dans ses œuvres des photos et des imprimés le concernant. (Voir par exemple Reklame für Mich (1919-1920)). Le lien paraît plus manifeste encore lorsque l'on remarque que dans les œuvres de Lee Perry, la dimension autobiographique fusionne avec une imagerie christique. Voir par exemple telle œuvre (réalisée en collaboration avec Peter Harris) montrant Lee Perry en croix portant une coiffe amérindienne. Cette image semble être une incarnation de Pipecock Jackxon, « le nouveau nom, semble-t-il, que le producteur donnait au Tout-Puissant, mais également celui du nouveau personnage étonnamment excessif dans la peau duquel il s'était glissé » (David Katz). Un parallèle est là aussi possible avec Baader qui, dans ses « Quatorze lettres adressées au Christ » (1914), se présente comme la réincarnation de Jésus. Dans l'art de Perry, le Christ prend en outre parfois des formes étranges. Pour l'exposition intitulée American Repent à Dem Passwords, par exemple, des marteaux étaient dessinés au mur, juste au dessus des cadres. Sur l'un d'entre eux, il était écrit « Jesus ». On se souviendra ici que dans le système de Perry, Jésus est parfois nommé « Jesse le Marteau ».

12 Voir David Katz, Lee « Scratch » Perry, People Funny Boy, op.cit. pp. 444-445.

13 Il chante d'ailleurs « I am Psychiatrist » dans l'album Panic in Babylon.

14 Dans cette œuvre, Perry semble en outre rejeter avec une certaine véhémence le R&B en le ceinturant d'un champ lexical scatologique. Il faut également noter que le titre de l'exposition initialement proposé par Lee Perry est fondé sur une autre dérivation homophonique : « Sea-cret Education ». Voir à ce sujet le projet d'exposition proposé par Lee Perry dans les lettres adressées à l'équipe de Dem Passwords.

15 Cette singularisation fait de Lee Perry un personnage de la pop culture. Une figurine à son effigie a d'ailleurs été produite par Presspop Toy en 2012.

16 Ses casquettes sont sursaturées d'iconographie christique et rastafarienne. Ces deux dimensions constituent d'ailleurs une seule et même réalité. Pour parler du Christ, Lee Perry parle d'ailleurs parfois de Jah Christafari. Une part conséquente des éléments iconographiques déployés par ces casquettes est là aussi composée de cadeaux donnés par des fans. Leur agencement semble donner corps à une sorte de « subtext » protecteur. Ces éléments sont disposés selon une logique spécifique et jouent d'un symbolisme énigmatique. Chaque élément travaille à renvoyer à un autre, puis à un autre, et encore un autre et ainsi de suite dans un tourbillon sémantique sans fin. Ce jeu de renvoi est d'ailleurs métaphorisé par la présence de miroirs collés qui captent la lumière et renvoient celle-ci, symboliquement transformée, vers le monde. Il faudrait parler ici longuement du jeu de Perry avec les miroirs, de sa dialectique retorse de la révélation et de l'aveuglement. Est-ce une sorte de message morse solaire au rythme calculé ? L'intérieur de ces casquettes est parfois tapissé de billets de banque. Faut-il voir dans tous ces accessoires les indices d'un lien persistant avec l'Inspecteur Gadget (évoqué à travers From the Secret Laboratory (1990) et dans Panic in Babylon (2004)) ?

17 Jamaican E.T. est le titre d'un album de Lee « Scratch » Perry paru en 2002. Il fut récompensé par un Grammy Award en 2003.

© Nicolas Exertier (2019)

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