Claude Viallat dans son atelier à Nîmes (© Nicolas Exertier) |
Nicolas Exertier : Depuis 1966,
vous avez utilisé une multitude de supports différents. On pourrait
avoir l'impression que vous avez eu recours à tous les tissus possibles. J'aimerais savoir s'il y a des supports qui vous résistent encore ? Existe-t-il des matériaux
que vous n'aimez pas, des matériaux qui ne s'adaptent pas à votre
manière de peindre ?
Claude Viallat : Je
n'utilise pas par principe les tissus qui ne prennent pas la couleur.
Je n'utilise pas beaucoup de toiles imperméabilisées par exemple ;
encore que j'en utilise certaines qui sont légèrement
imperméabilisées. A force de frotter et d'user le support, on peut
arriver à faire tenir la couleur qui va donner une matière perlée
en surface. Je ne suis pas quelqu'un qui va essayer de trouver la
couleur la plus adéquate pour un tissu donné. Je n'utilise pas par
exemple de la toile pour sérigraphie parce qu'il me faudrait prendre
de l'encre sérigraphique. Je pourrais en utiliser, bien sûr, et j'en
utilise d'ailleurs quand je vais dans un atelier de sérigraphie dans
lequel on me donne tout le matériel requis pour faire une
sérigraphie directement à la main. Mais au
quotidien, je suis trop paresseux pour aller chercher un matériau
adéquat. J'aime bien prendre les choses que j'ai sous la main et
travailler à la fois sur des tissus et des couleurs qui a priori ne
me posent pas trop de problèmes techniques. Il faut qu'il y ait, d'une manière générale, un accord sensuel entre le support et moi. C'est une question de plaisir. Il
faut ensuite qu'il y ait une certaine adéquation matérielle entre la peinture et la toile. Pendant un temps, je
n'utilisais pas de cordes de nylon. J'en utilise d'ailleurs toujours
très peu. Pour que je puisse les utiliser, il faut que les cordes de
nylon soient très usées, il faut qu'elles soient déjà organisées de
manière à ce que je les peigne comme je peins un morceau de bois.
Mais s'il me fallait prendre une corde neuve et travailler avec, eh
bien, je ne le ferais pas. Je trouve que je perdrais trop de temps.
Je préfère travailler avec ce que j'ai sous la main.
NE : J'imagine
que le fait que le matériau ait déjà vécu permet d'instaurer plus
aisément un certain dialogue avec lui.
CV : C'est
exact.
NE : Si le
matériau était neuf, aucun dialogue substantiel ne s'instaurerait.
Il n'y aurait plus que le "monologue" du peintre.
CV : Oui bien
sûr. A ce moment là, ça biaiserait le sens de mon
travail. Celui-ci consiste plutôt à mettre les choses
ensemble sans idées préconçues. Il m'arrive parfois de dire, au
risque de sembler provocateur, que je ne peux pas rater une toile.
NE : Penser que
vous puissiez rater une toile vous semble être une illusion
idéaliste ?
CV : Oui. ça
voudrait dire que j'ai une idée précise en tête et que la toile
« réussie » est une toile à laquelle j'ai imposé cette
idée.
NE : Si l'idée
préconçue ne s'incarne pas, la toile sera qualifiée de « ratée ».
CV : C'est ça.
Mais si on agit ainsi, si on accepte ce type de critères, on aboutit
inévitablement à un trucage. On ne reconnaît pas la spécificité
du tissu. Le dialogue avec le tissu ne s'instaure pas et la peinture
repose alors sur des faux-semblants. Malgré tout, en dépit de ce
respect pour le matériau, je dois dire que n'ai pas cette espèce de
culture du ready-made. Du moins, pas trop ou le moins possible.
Parfois on m'apporte des nœuds mais je ne les utilise qu'en les
distordant, qu'en les retravaillant. Parfois, je fais moi-même les nœuds, seul et à ma manière. En d'autres occasions, je me fais
aider.
Atelier de Claude Viallat à Nîmes, le 6 juillet 2016 (© Nicolas Exertier) |
NE : Pour
rejoindre ce que vous disiez à l'instant, il y a donc un dialogue
avec l'état du matériau tel qu'il est, avec son usure spécifique,
les traces de son histoire plus ou moins hasardeuse. Cela me rappelle
qu'au départ de votre travail il y a eu également une certaine
acceptation du hasard.
CV : Oui c'est
sûr.
NE : Puisque la
forme aux accents matissiens qui vous caractérise - cette forme en
palette, en éponge, en fève, en osselet, en dos de femme comme l'on préfère - est
elle-même issue du hasard. Il s'agissait, si mes souvenirs sont
justes, d'une forme approximative de palette découpée dans de la
mousse de polyuréthane que vous avez mise dans de la javel et qui
s'est ainsi altérée.
CV : Oui c'est
ça. C'était une plaque de mousse, de la mousse d'emballage.
NE : Il y a
donc au principe de vous travail cette acceptation du hasard et de
ses possibilités transformatrices. Cela me rappelle que vous avez
connu Raoul Hausmann.
CV : Oui très
bien.
NE : A
l'époque, vous étiez à Limoges. En quelle année était-ce ?
CV : Ecoutez :
il est mort en 1972. Je l'ai connu les dernières années de sa vie.
NE : Vous
a-t-il influencé ?
CV : Oui,
beaucoup.
NE :
Pouvez-vous resituer en quelques mots le contexte de cette
rencontre avec Hausmann ?
CV : Je suis
arrivé à Limoges parce que j'avais au préalable été « limogé »
des Beaux-Arts de Nice. L’État m'avait demandé de quitter cette
école et le directeur de Limoges m'avait récupéré avec
interdiction formelle d'enseigner la peinture parce que, paraît-il,
je déformais les étudiants en les faisant peindre. Pendant un an,
le directeur de Limoges m'a pris exclusivement comme professeur de
dessin. Limoges était pour moi une terre difficile parce que très
humide. Comme vous savez, je suis quelqu'un d'habitué à la
garrigue. Arrivé là-bas, il me semblait y avoir de l'eau partout.
Je me retrouvais un peu seul dans cette ville. Raoul Hausmann venait
de faire une exposition au Moderna Museet et un jour, j'ai rencontré
Rabascall [le peintre catalan] qui m'a dit qu' Hausmann habitait
justement à Limoges. Fort de cette nouvelle, je suis allé voir les
facteurs et par les facteurs, je suis arrivé jusque chez Raoul
Hausmann. J'ai trouvé un homme qui était âgé, bien sûr. Il
perdait la vue, il était pratiquement aveugle et il vivait avec sa
femme et sa maîtresse dans un appartement de deux pièces, très à
l'étroit. Il vivait des subsides de guerre. Jean Arp lui donnait
une pension. Il recevait de l'argent de l’État Allemand et de
temps en temps, il y avait une galerie de Milan qui venait, qui
chargeait des toiles et qui repartait. Voilà, donc : tout ceci
pour dire qu'il vivait de manière extrêmement chiche. C'était un
homme extraordinaire, un intellectuel qui m'a accepté en tant que
jeune artiste. Je l'ai vu régulièrement. On discutait de
philosophie et de peinture en général, on discutait d'un tas de
choses. A l'époque, c'était le moment où j'étais à Supports /
Surfaces mais dans des conditions un peu particulières parce que
j'habitais à Limoges. Supports / Surfaces, à Paris, cela se passait
mal. J'avais quitté mes amis. Saytour était à Nice. C'était le
moment où d'une part Tel Quel avait une grande importance
pour Supports / Surfaces et où, en définitive, on commençait à
trouver que Tel Quel
prenait trop de place par rapport à notre travail. J'ai vu
régulièrement Raoul Hausmann jusqu'à son décès.
NE : Que
faisait-il à cette époque ?
CV : Il faisait
une peinture spontanéiste. Il se disait spontanéiste. En fait, son travail se développait dans plusieurs directions. Étant donné
qu'il perdait la vue, Hausmann travaillait de manière tactile. Il
travaillait beaucoup sur des papiers Canson, des pochettes de papier
Canson. Les pochettes de papier Canson, c'est très limité. C'est
noir, rouge et blanc. Peut-être jaune... Mais c'est vraiment très
limité. Hausmann faisait des collages en déchirant son papier ainsi que des photos qu'il avait tirées ; pour l'essentiel des vieilles photos.
Il utilisait des houppes à poudre, des plaques de plastique
d'emballage (de plastique un peu rigide qui se casse, pas de plastique souple) et puis de baguettes de riz ou de Mikado. Il
travaillait avec les doigts en fonction du côté. Il évaluait tactilement la distance séparant les formes des limites du support. C'est comme ça qu'il déterminait leur place sur le fond noir ou rouge du papier Canson. L'image n'était pas quelque chose qui le préoccupait. C'était
essentiellement un jeu tactile, une opération de prise de possession
de l'espace avec les doigts. En dépit de sa quasi cécité, il
travaillait beaucoup. Quand il faisait des dessins au
feutre, également sur papier Canson, il travaillait parfois à
partir de lettres ou de mots. Il employait alors de manière
récurrente le terme « Dada ». En parallèle, il
réalisait également des dessins plus "esthétisants" pour lesquels il
travaillait à partir de courbes ; même chose dans ses peintures. Il
y avait aussi des peintures qui étaient plus figuratives mais
extrêmement sommaires et d'autres peintures, enfin, qui étaient
"expressionnistes-allemandes-abstraites". Voilà, parmi les peintures
qu'il avait, les directions principales. Et dans les
dessins qu'il réalisait, c'était un peu la même chose. Je lui lisais
parfois des textes.
NE : J'imagine
que vous pouviez également lui décrire...
CV : Oui. Je
pouvais lui décrire mes toiles. Je lui en avais donné l'une ou
l'autre. Il pouvait les toucher mais...
[…]
NE : Dans les
musées, il y a une convention tenace qui veut que l'on accroche les
œuvres en suivant une ligne du regard qui est censée se situer à 1,52 mètre ou 1,55 mètre, je ne sais exactement...
CV : Oui, oui.
Je n'ai jamais suivi ce type de règles. C'est toujours ma peinture
qui commande l'accrochage. Si je prends une toile, je
peux la présenter d'un seul côté ou bien recto-verso
c'est-à-dire accrochée contre le mur ou flottant dans l'espace. Dans
l'espace, l'accrochage peut encore être diversifié. On peut
accrocher la peinture par trois de ses côtés ou bien par un seul
pan voire même par un seul coin, en essuie-main. La toile peut
aussi être pliée et présentée en paquet à même le sol. Il n'y
a pas de problème.
NE : L'interprétation que l'on pouvait faire de l’œuvre pouvait se
modifier au gré des accrochages ?
CV : Non, je ne
pense pas. Pour vous répondre il faut que je remonte un peu plus loin. En 1967-1968, aucune institution n'envisageait alors de
présenter notre travail. Les seules possibilités que l'on avait de
le montrer étaient celles qu'on se donnait. Les lieux où
l'on pouvait montrer ce travail étaient donc les lieux que l'on avait à
notre disposition ou les lieux qu'on parvenait à se procurer. La
plupart du temps, c'était aussi bien en extérieur qu'en intérieur.
Quand on a une salle, on a un volume et on doit travailler le volume.
Quand on est en extérieur, on doit travailler une circulation. Un
volume et une circulation... Ce sont des réalités tout à fait
différentes. Le fait de mettre une toile en extérieur fait que
cette toile doit avoir certaines qualités. Il faut qu'elle ait une
grande souplesse pour pouvoir prendre les courants d'air et ne pas
rester rigide dans l'espace. Elle doit montrer toutes les possibilités
de flottement qui lui sont inhérentes. Pour produire cela, il faut
que l'image qu'elle porte ait des qualités qui ne soient pas
modifiables. Le pliage de la toile ou son déplacement au gré du
vent ne doit pas modifier l'image donnée ou si vous préférez
l'image convenue au départ. Même si on voit la toile se déplacer,
même si celle-ci subit des déformations, on a toujours en tête la
convention de l'image initiale. C'est le principe de tous les tissus
que l'on met dans l'espace extérieur. Donc, pour cette raison, le
fait d'avoir un travail qui soit convenu au départ, accepté au
départ et qui joue sur la récurrence est une qualité pour exposer en
extérieur. Si vous exposez une perspective, l'image d'une
perspective sur un tissu, vous aurez du mal à voir l'image de la
perspective ou des figures à cause des effets de distorsion du support. Il fallait donc que l'image soit sommaire, qu'elle soit récurrente et qu'elle passe dans un système. Et que
ce soit le travail de Saytour, que ce soit les travaux de pliage
réalisés par plusieurs d'entre nous ou mon travail de
répétition, tous tendent à fonctionner ainsi. A partir de là, on a une
grande liberté. Une toile peut être présentée de multiples manières - en fonction de l'espace dans lequel on travaille - mais cette multiplicité d'accrochages possibles n'altère pas de façon notable l'interprétation et, par extension, le sens du travail.
A Nîmes, le 06 / 07 / 2016
© Nicolas Exertier
A Nîmes, le 06 / 07 / 2016
© Nicolas Exertier