vendredi 12 septembre 2014

Le cinéma anti-hollywoodien d’Andy Warhol (Principes généraux)

« Andy était dans un coin de la pièce avec la caméra ; il était assis sur un siège et il lisait un journal. La caméra était orientée dans une direction, mais lui, il regardait dans l’autre direction. Il ne regardait pas du tout à travers l’objectif de la caméra, mais se contentait de lire son journal et, de temps à autre, il appuyait sur la touche on-off. Voilà comment il a dirigé ce film ». Joe Dallesandro à propos du tournage de THE LOVES OF ONDINE (1967) (1)

« J’aime les choses barbantes. J’aime que les choses soient exactement pareilles encore et encore ».. Andy Warhol

«  Les idées de Warhol sur la mise en scène sont d’une simplicité débile…ou géniale. Il pose la caméra sur un trépied, et celle-ci se met à tourner en avalant le réel à la manière d’un aspirateur ». Cette remarquable formule d’Andrew Sarris résume très bien l’art de la caméra sans maître(2) qui a fait la spécificité du travail cinématographique de Warhol au cours des années 60 et 70. On peut toutefois regretter qu’elle soit travaillée souterrainement (inconsciemment ?) par des connotations « hygiénistes » (« aspirateur ! ») très peu en phase avec les idéaux warholiens. Car le cinéma de Warhol est loin d’être aseptisé ! Dans ses films, c’est au contraire tout le refoulé hollywoodien qui semble par moment refaire surface. Les travestis y prolifèrent, l’homosexualité y a presque valeur de règle, les acteurs sont plus ou moins ostensiblement défoncés, et lorsque le sexe et la violence sont présents, les actes sont bien souvent réels et non simulés. Loin du puritanisme proverbial du nouveau monde, l’œuvre de Warhol semble donc jeter les bases de ce qui pourrait bien être un cinéma authentiquement anti-hollywoodien. De façon à s’en assurer, il me semble capital de passer en revue les tropes de la rhétorique visuelle hollywoodienne (deadline, flash-back, montage rapide, etc.) pour voir ce que Warhol en fait. C’est entre autres ce que je vais tenter ici très succinctement.(3)

L’erreur volontaire de casting et l’amateurisme radical 

On sait combien le concept de casting est important à Hollywood. Warhol, lui a toujours fait preuve d’une complète désinvolture à l’égard de ce rituel comme si la réussite d’un film n’en dépendait pas. Ses castings étaient donc réduits à leur plus simple expression. Il demandait aux acteurs de rester pendant trois minutes sous l’œil de la caméra en la fixant du regard sans cligner des yeux. Même s’il persistait dans cette méthode, Warhol a souvent fait part de ses doutes quant à son efficacité. Il indiquait en effet qu’il est impossible de trouver l’acteur qui convienne. A l’en croire, cette impossibilité, loin d’être accidentelle, est structurelle. Voici en effet ce qu’il dit dans Ma philosophie de A à B : « […] personne ne correspond jamais exactement à aucun rôle, parce qu’un rôle n’est jamais réel, alors si l’on ne peut pas avoir quelqu’un qui corresponde parfaitement, mieux vaut une personne qui ne corresponde pas du tout. C’est plus satisfaisant. Et puis au moins, on sait qu’on a vraiment trouvé quelque chose. / Les gens qui ne conviennent pas me conviennent parfaitement ».(4)

On s’en tient en règle générale à l’aspect humoristique des déclarations de Warhol et on omet trop souvent de les interroger. L’artiste dit pourtant ici quelque chose de capital : il est vain de chercher l’équivalent réel (un individu en chair et en os) d’une idéalité fictionnelle (un rôle). Il y a un divorce total entre réel et représentation et il est impossible en droit d’établir entre eux des ponts, des transitions. Il y a là un condensé de toute la philosophie implicite de Warhol qui, comme nous allons le voir, mise massivement sur le réel au détriment de la représentation.

L’erreur de casting préférée par Warhol consistait, semble-t-il, à attribuer les rôles féminins à des travestis. (Voir Mario Montez dans Harlot (1964), le premier film-parlant de l’artiste) ou bien Candy Darling, Holly Woodlawn ou Jackie Curtis, les « héroïnes » de Women in Revolt (1970-1971)). Par ce stratagème, Warhol brouille les différences sexuelles alors même que dans le cinéma hollywoodien classique, les polarités sexuelles sont pour ainsi dire immuables, définies une fois pour toute, voire tout bonnement réifiées. On pourrait dire en effet que le cinéma hollywoodien se pense sur le mode de la tautologie sexuelle. « Un homme est un homme » / « Une femme est une femme ».(5) La femme est passive, « séductrice, montrée en spectacle, érotisée ». L’homme est actif ; le phallus lui apporte le pouvoir et, au bout du compte, c’est toujours lui qui fait avancer l’histoire. En ayant recours au troisième sexe, Warhol met en crise ce type d’organisation. Il faut noter que les rôles interprétés par les travestis de Warhol visent parfois directement telle ou telle star hollywoodienne. Harlot (= prostituée) de 1964, par exemple, parodie assez sauvagement Jean Harlow, star hollywoodienne des années 30.(6) Quant à Holly Woodlawn, il s’agit d’un nom produit par métanalyse(7) de Hollywood Lawn (id est, la pelouse d’Hollywood !). L’ombre d’Hollywood plane donc sur la production warholienne, mais sur un mode qui relève davantage du détournement parodique que de la citation révérencieuse. L’amateurisme a toujours eu la préférence de Warhol. Ce dernier avait d’ailleurs pour principe de ne jamais payer ses acteurs. Ce qui lui a valu quelques critiques acerbes du drag-queen Margo Howard-Howard notamment : « Andy était un fieffé salaud. Pas un type bien. Il a volé Jackie Curtis. Il ne payait jamais personne. Il vous donnait toute la drogue que vous vouliez. De l’héroïne. Des amphétamines et un peu d’argent de poche…Pour Women in Revolt, Jackie Curtis a touché 163 dollars. Au plus. Et toutes les drogues qu’il voulait […] ».(8)

En fait, il est possible qu’il faille voir dans le refus de payer non pas l’expression d’un tempérament pingre mais bien plutôt le résultat d’une décision méthodologique. Il est évident que des acteurs payés s’impliquent différemment dans leur travail. Le fait de ne pas être rémunéré oblige sans doute à un investissement plus superficiel. Les acteurs agissent avec moins de conviction, gardent un pied dans le réel, ne rentrent pas tout à fait dans leur rôle, hésitent, tergiversent, dévient de la trajectoire prévue par l’artiste. Le procédé reste visible. Et sur cette base, la fiction ne peut jamais tout à fait prendre. On reste à distance du mirage hollywoodien et des sommes colossales qui lui donnent vie.

Il faut du reste reconnaître qu’en matière d’amateurisme, les acteurs de Warhol s’y entendaient. En règle générale, ils n’apprenaient pas leur texte. De nombreuses anecdotes ont été rapportées à ce sujet. Tavel accuse par exemple Chuck Wein d’avoir eu une influence néfaste sur la superstar warholienne Edie Sedgwick lors du tournage de Kitchen (en 1965). Wein serait parvenu à convaincre l’actrice qu’apprendre son texte était une activité parfaitement ringarde et qu’il était préférable qu’elle affronte la caméra pour dire ce qu’elle avait à dire. Mais au moment où la caméra s’est mise à tourner, les choses se sont avérées plus complexes. Etant donné qu’Edie ne savait pas son texte, il fut décidé de cacher des anti-sèches, un peu partout : sous la table, dans le réfrigérateur, etc. On demanda à Edie d’éternuer chaque fois qu’elle ne retrouvait pas sa réplique. A l’écran, l’actrice semble par conséquent être victime d’un gros rhume.(9)

Drogue 

La drogue était omniprésente à la Factory quand la caméra était éteinte. Mais, contrairement à Hollywood, quand elle tournait aussi. On sait par exemple aujourd’hui que la plupart des acteurs de Vinyl étaient sous l’influence conjuguée du nitrite d’amyle, de l’alcool et du cannabis.(10) Henry Geldzahler, quant à lui, a précisé qu’il avait passé les minutes précédant le tournage du film portant son nom en fumant de l’herbe avec l’artiste. Et dans le célèbre épisode 11 de The Chelsea Girls, Ondine (dans le rôle de Robert Olivio, le Pape de Greenwich Village) se fait une injection de méthadrine (ou d’héroïne ?) sous l’œil complice de la caméra.(11) Selon Taylor Mead, « plus vous étiez détruit, plus [Warhol] vous utilisait ».(12) Certains s’en sont offusqués sans se soucier du fait que l’usage de drogue pouvait répondre à une finalité bien précise au sein du système Warhol. Selon l’artiste, en effet, les stupéfiants ont pour principale vertu de mettre en crise la différence qui subsiste en temps normal entre le réel et l’image. (« Avec la drogue, dit Warhol, vous êtes comme dans un film.»)(13) La drogue prépare en quelque sorte l’acteur au décrochage ontologique impliqué par l’effet de re-présentation. Grâce à elle, l’acteur devient étranger à lui-même sans qu’il lui soit pour autant nécessaire d’endosser un véritable rôle écrit au préalable. Le comportement de cet acteur en revanche est programmé par la chimie. Chez Warhol, en fait, tout est affaire de chimie, même l’amour.(14) 

Sexe 

Comme le disait très plaisamment le critique Sheldon Renan, « le derrière est la façade du cinéma underground ».(15) Il faut dire qu’à la date où il énonçait cette vérité (en 1967), le cinéma hollywoodien était sous l’emprise du plus rigoureux des puritanismes. Le code Hays, en vigueur depuis 1934, prohibait encore les scènes d'adultère ou d'accouchement. Il stipulait par ailleurs que la nudité ne devait jamais être intégrale et que les scènes de déshabillage étaient à proscrire si elles n’étaient pas strictement déterminées par les nécessités de la fiction. Les cinéastes hollywoodiens ne pouvaient évoquer le sexe qu’à travers une douce rhétorique qui, à force d’euphémismes, finissait par devenir plus obscène que l’acte sexuel qu’elle prétendait évincer. (Cf. le fameux dernier plan de la Mort aux trousses (1959) d'Hitchcock : un train pénètre dans un tunnel au moment où Cary Grant et Eva Marie Saint se rejoignent sur leur couchette).

Warhol comme à son habitude ironisait sur cette situation.
« J’ai fait tout ce que j’ai pu dans ma jeunesse pour me documenter sur l’amour et, comme ce n’était pas enseigné à l’Ecole, je me suis tourné vers le cinéma pour essayer de voir ce que c’est que l’amour, et ce qu’il faut en faire. A cette époque-là, on apprenait effectivement quelque chose sur un certain genre d’amour en allant au cinéma, mais ce n’était vraiment pas utilisable. Par exemple, je regardais récemment à la télé la version 1961 de Back Street, avec John Gavin et Susan Hayward, et j’étais sérieusement effaré de les entendre répéter comme chaque précieux moment passé ensemble était merveilleux, faisant de chaque précieux moment le témoignage de chaque précieux moment. / Mais j’ai toujours pensé que le cinéma pouvait bien davantage vous montrer ce qui se passait entre deux personnes, et donc aider les gens qui ne comprennent pas à savoir que faire, à savoir quelles possibilités leur sont offertes ». (16)

Dans les films de Warhol, les actes sexuels sont donc la plupart du temps réels et non simulés. Blue Movie (1968)(17), montre Viva et Louis Waldon faisant l’amour pour une caméra à laquelle ils s’adressent parfois, contrevenant ainsi à l’interdit du regard caméra. En fait, en matière de pornographie, Warhol cherche davantage à frustrer le regard qu’à le satisfaire. Dans Blue Movie, Viva et Louis Waldon dissertent sans fin sur la guerre du Vietnam, préparent à manger, etc. (On ne peut donc pas dire que ce film soit saturé de sexualité. Loin s’en faut !) Quant à la pornographie du mythique Blow-Job (1964), force est de constater qu’elle est assez timide puisque l’essentiel de l’activité se joue hors-champ. (La pipe promise par le titre n’est pas visible à l’écran ; on ne voit en plan fixe que le visage de l’acteur passif). L’absence frustrant du cœur de l’action à l’écran a finalement sur le spectateur un retentissement plus violent qu’une exhibition sexuelle révélée sans détour. Ultra Violet qui a vu Blow-Job en avant-première à la Factory avoue : « Je suis, visuellement, agressée et offensée. C’est déconcertant : j’ai envie de me lever, d’attraper la caméra et de la braquer vers le bas pour surprendre ce qui s’y passe. Mais je ne le peux pas et c’est là que la frustration joue ».(18) Même si le sexe est la tâche aveugle du cinéma hollywoodien, il n’en demeure pas moins que l’effet de frustration est en générale évacué de ce cinéma. J’en veux pour preuve l’omniprésence du happy end à Hollywood. « Non seulement il renvoie le spectateur chez lui, mais le renvoie satisfait, et donc susceptible de revenir : toutes les études faites aux Etats-Unis ont prouvé que le public préférait les fins heureuses. Comme le montage rapide, le happy end est une figure de la satisfaction, voire ici de la satiété […] ».(19)

La Deadline Pelliculaire 

Le principe de la deadline (« la-fameuse-date-et-heure-limite-qui-contraint-le-héros-à-agir-dans-l’urgence ») est une figure particulièrement caractéristique de la dramaturgie hollywoodienne. « Innombrables sont les films de tous genres dans lesquels toute l’intrigue est dynamisée par une heure / date limite, qu’il s’agisse d’un hold-up (L’ultime Razzia), du retour de trois marins en permission (Un jour à New York), de l’édition d’un journal (Bas les masques, dont le titre original est justement Deadline USA), d’un départ qu’il s’agit de reculer ou d’annuler (Le chant du Missouri) ».(20) Warhol révise ce procédé à sa manière en en proposant un équivalent matérialiste. Dans ses films, en effet, la deadline n’est pas partie constitutive de la fiction. Elle est bien plutôt prise en charge par les contingences matérielles de l’opération cinématographique. La deadline warholienne équivaut en d’autres termes à une fin de bobine filmique. (On pourrait, pour bien la distinguer de son pendant hollywoodien, la nommer « deadline pelliculaire »). Car l’artiste, en effet, ne cherche pas à poursuivre sur la bobine suivante un fait ou un dialogue intéressant qui aurait pu s’amorcer à la fin de la précédente. Les acteurs (improvisant plus ou moins à partir d’un scénario dont ils n’ont souvent même pas appris le dialogue) sont donc tributaires d’une heure limite : l’heure à laquelle s’achèvera la bobine (ils le savent et cela crée un certain état de tension !). Si une réplique arrive trop tard, elle ne sera pas enregistrée. Dans Harlot par exemple, la dernière répartie (improvisée) de Billy (Name) Linich (« Dégueulasse. Dégueulasse. Dégueulasse ! ») n’a pas pu figurer sur la bande son. Seules les personnes présentes sur le plateau ont pu l’entendre. Et si nous la connaissons aujourd’hui, c’est seulement parce que Ronald Tavel, le scénariste de Harlot l’a révélée.(21) Je pense que Warhol était parfaitement conscient de cela. Une bonne part de son œuvre peinte ne parle-t-elle pas après tout de la mort et de la survie post mortem par l’image (cf. les portraits de Marylin notamment) ?

« Loops » vs « Flash-back » 

Le flash-back, simple retour arrière dans le temps de la fiction, est également un élément central de la rhétorique hollywoodienne. Très codifié, il nécessite un certain savoir préalable du spectateur (une aptitude à déchiffrer une construction temporelle qui ne va pas de soi). Comme le dit Jacqueline Nacache, « il faut pouvoir admettre, quand il s’agit de pénétrer dans la mémoire d’un personnage, que les images mentales peuvent être représentées par des images analogiques, que le passé peut venir après le présent, et que, sitôt terminées les procédures introductives du flash-back (fondus enchaînés, travellings avant, gros plans sur le regard du personnage-qui-se-souvient), nous sommes tous des extralucides capables d’explorer les souvenirs et l’imaginaire d’autrui, aussi clairement que si nous regardions dans un miroir ».(22) A ma connaissance, il n’y a pas à proprement parler de flash-back dans le cinéma de Warhol. Il y en a tout au plus des succédanés. Dans la version abrégée de Sleep (1963), par exemple, la plupart des segments filmiques sont répétés cinq fois. Le film de Warhol est donc tissé de retours arrières inattendus. Mais à la différence des flash-backs hollywoodiens, chaque retour arrière ne débouche que sur un passé immédiat déjà connu par le spectateur. Le passé retrouvé est un passé filmique déjà diffusé. Il n’est que le produit d’une division du film par scissiparité. La répétition de séquences passées, loin de donner corps à un univers fictionnel crédible (à la façon des flash-back hollywoodiens), tend plutôt à saper les bases de la représentation réaliste en attirant l’attention du spectateur sur la présence du médium filmique et sur ses effets de duplication potentielle.

Le refus du montage rapide 

Le paradigme du montage rapide s’est imposé dès les années 20 à Hollywood. Il stipule que chacun des éléments constitutifs du film doit servir à la compréhension des événements et à la caractérisation des personnages, d’où une suppression drastique de tous les éléments non indispensables. Les scénaristes sont invités à utiliser des plans courts de façon à ne jamais perdre l’attention du spectateur. « En raccourcissant le “ temps d’adaptation ” d’un plan à l’autre, le montage rapide réduit le champ des hypothèses offertes au spectateur : celui-ci n’a guère le temps que de vérifier si le plan répond ou non à l’attente provoquée par le précédent, et si son hypothèse était juste. »(23)

Les films de Warhol, à l’inverse, refusent obstinément de se plier à la logique des ellipses narratives et optent pour une extrême lenteur. Sleep (1963), par exemple, nous montre pendant 6 heures John Giorno dormant dans diverses positions. L’action (ou plutôt l’inaction) n’est pas simulée ; il n’y a pas de jeu d’acteur.(24) Un réalisateur formé au canon hollywoodien aurait à coup sûr montré un plan très bref du dormeur avant d’enchaîner sur une reprise immédiate de l’action. Chez Warhol, l’action s’enlise. L’artiste a justifié ce parti pris à coup de réflexions ironiques et désinvoltes. A titre d’exemple, voici ce qu’il disait à Gretchen Berg en 1968. « Mes premiers films sur des personnages immobiles devaient permettre au public de faire plus ample connaissance. D’habitude, quand vous allez au cinéma, vous entrez dans un monde imaginaire, mais quand vous regardez quelque chose qui vous trouble, vous vous rapprochez des gens qui sont à côté de vous... Vous pouvez faire plus de choses en regardant mes films qu’avec un autre genre de cinéma. Vous pouvez manger, boire, fumer et tousser, regarder ailleurs et regarder à nouveau, ils sont toujours là…Mes premiers films n’employaient qu’un seul acteur qui faisait la même chose pendant plusieurs heures, manger, ou dormir, ou fumer. J’ai fait cela parce que les gens ne vont en général au cinéma que pour voir une seule star et la dévorer des yeux. Là, vous aviez au moins la chance de pouvoir regarder une star aussi longtemps que vous vouliez ».(25)

Il n’est certes pas facile d’habituer le public à ce type de construction filmique. La première de Sleep au Cinema Theater de Los Angeles (en juin 1964) a provoqué une émeute. Selon David Bourdon,(26) les cinq cent spectateurs présents ont perdu patience dès les quarante-cinq premières minutes de plan fixe sur l’abdomen du dormeur. Et lorsque l’objectif a enfin cadré la tête de l’homme, un individu s’est précipité vers l’écran pour hurler dans les oreilles du dormeur : « Réveille-toi ! ». Aussitôt, près de deux cents personnes se sont ruées vers la sortie pour exiger le remboursement de leur ticket. Une cinquantaine de spectateurs seulement sont restés jusqu’à la fin.

Warhol faisait tout ce qui était en son pouvoir pour amplifier l’effet de lenteur de son cinéma (qui, de ce point de vue, constituait la parfaite antithèse du cinéma personnel, poétique et hyper rapide de Stan Brakhage). Tournés à la vitesse de 24 images / s, les premiers films de Warhol étaient projetés à la vitesse inférieure de 16 images / s de façon à ralentir encore davantage le cours de l’(in)action. L’illustre Empire (tourné dans la nuit du 25 au 26 juillet 1964) n’est constitué que d’un long plan fixe de huit heures sur l’Empire State Building. Il n’y a quasiment rien à voir. Quant au film **** (également intitulé Four Stars), quoique diffusé à la vitesse standard de 24 images / s, il s’étend sur près de vingt-cinq heures…(27) Toutefois, Warhol n’attendait pas du spectateur une parfaite concentration et encourageait plutôt une attention flottante. Il semble d’ailleurs que l’artiste ne se soit pas astreint lui-même à la discipline qu’exige le fait de regarder ses films d’un bout à l’autre. On raconte qu’un jour, lors d’une projection de Empire, Jonas Mekas – qui voulait prendre Warhol à son propre jeu – attacha l’artiste à un fauteuil face à l’écran. Mais lorsqu’il revint, Warhol s’était enfui.

All-over Filmique / continuum émotionnel 

Le film hollywoodien classique conduit le spectateur à travers une multitude d’expériences émotionnelles différenciées. Le réalisateur peut ainsi, selon les cas, faire alterner des séquences émotionnellement fortes avec les temps faibles de la diégèse ou mettre l’accent sur la croissance graduelle d’une crise qui ne trouvera sa résolution que dans les derniers instants de la fiction.

Warhol a tenté, pour sa part, dans les films minimalistes du début, de susciter un seul et unique état émotionnel qui naît aux premiers instants de la projection et dure jusqu’à sa fin. On pourrait dire que Warhol transfère le principe du all-over (le remplissage bord à bord de la surface picturale) de la dimension spatiale à la dimension temporelle et qu’à la planéité picturale, il substitue la platitude dramatique. Il ne se passe rien de particulier à l’écran. Le film maintient la même (non-)intensité affective du premier au dernier photogramme. Cette volonté de produire un ensemble d’une même platitude émotionnelle est particulièrement visible dans les premiers films de l’artiste comportant un scénario. Warhol semble s’être, de façon assez systématique, employé à désamorcer la mise en place d’un climax ; ceci essentiellement grâce à des mouvements inadéquats de la caméra. Les propos de Ronald Tavel au sujet du tournage de Hedy(28) sont révélateurs : « Quand l’action évoluait vers son apogée dramatique, vers son dénouement, […], la caméra détournait son regard, comme si tout cela l’ennuyait, l’histoire de la star et ses problèmes, sa kleptomanie et tout le reste. La caméra se mettait alors à scruter le plafond ».(29)

L’anti-illusionnisme

Sur ce point particulier, le travail d’Andy Warhol recoupe les problématiques générales qui occupaient la scène américaine des années soixante. Pour court-circuiter le potentiel d’illusion du médium filmique, l’artiste pop a eu recours à plusieurs procédés qui ne cadrent pas du tout avec l’orthodoxie hollywoodienne.

La conservation des amorces filmiques 

Warhol a très tôt pris la décision de conserver les bandes amorces (les premiers photogrammes perforés et surexposés) des pellicules qu’il tournait. Eat, premier film conçu de cette manière, est ainsi rythmé par l’irruption de flashs blancs (le passage des bandes amorces) qui désactivent le pouvoir illusionniste de la représentation filmée. La transitivité du film (son aptitude à représenter autre chose que lui-même) est ainsi mise à mal, à intervalles réguliers, par des courts-circuits réflexifs (le médium se représente lui-même en investissant les vides de la scène figurée). Il est intéressant de noter que Eat a été présenté en 1964, soit la même année exactement que Zen for Film de Nam June Paik, un Fluxfilm d’esprit ultra-minimaliste, exclusivement constitué de 300 mètres de bande amorce. (Le film de Paik, en fait, a été réalisé en 1962, mais il n’a jamais été montré avant 1964). Les artistes Fluxus se sont empressés d’accuser Warhol de plagiat. Maciunas par exemple a des mots particulièrement sévères : « pour commencer, Sleep 1963-1964… [de Warhol] est un plagiat de Tree Movie, 1961 de Jackson Mac Low, exactement comme son Eat, 1964 est un plagiat de Invocation de Dick Higgins »..(30) La Monte Young a également fait part de son sentiment d’avoir été plagié par Warhol. Il faut reconnaître que la proximité du cinéma du pop artiste avec le cinéma Fluxus est parfois troublante. A titre d’exemple, voici la partition de Tree Movie écrite en 1961 par Jackson Mac Low. « Choisissez un arbre. Montez et cadrez une caméra de sorte que l’arbre remplisse l’essentiel de l’image. Mettez la caméra en route et laissez-la, sans la déplacer, pendant un nombre d’heures quelconque. Si la caméra arrive au bout de sa pellicule, remplacez-la par une caméra contenant du film vierge. Les deux caméras peuvent ainsi être alternées un nombre quelconque de fois. On pourra procéder à un enregistrement sonore simultané. On pourra présenter à l’écran une longueur quelconque du film, en commençant par un endroit quelconque de celui-ci. / *on peut remplacer le mot « arbre » par « montagne », « mer », « fleur »,, « lac », etc. » Le plan fixe et unique, l’absence d’action, la focalisation sur un objet inanimé n’est pas sans rappeler le Warhol de Empire. Il n’en demeure pas moins que Tree Movie est resté à l’état de projet jusqu’en 1971 ; et même à cette date, il faut souligner que Jackson Mac Low a réalisé Tree Movie en vidéo, et non en film. L’accusation de plagiat, par conséquent, ne tient pas.

La coupe stroboscopique (« strobe cutting ») 

Selon Gene Youngblood, la « coupe stroboscopique », a été mise en œuvre pour la première fois par Warhol dans I, a Man (1967). Elle consiste à appuyer sur la touche on / off de la caméra pendant le déroulement d’une scène, sans se soucier de ce que font ou disent les acteurs. « Puisque tout le monde raconte qu’il ne coupe jamais le moteur de la caméra, [Warhol] a décidé de l’arrêter à intervalles plus ou moins réguliers et de donner ainsi l’impression que le film a subi un véritable montage. Et pour que les gens voient bien qu’il y a eu des coupes, il conserve les petits morceaux de pellicule vierge que des réalisateurs plus professionnels auraient supprimés. Par conséquent, pendant la projection, des éclairs blancs intermittents introduisent un rythme saccadé dans l’image accompagné par des bégaiements grinçants dans la bande-son. Avec la coupe stroboscopique, poursuit Gene Youngblood, je crois que Warhol a inventé une technique capitale pour la grammaire cinématographique. C’est une sorte de procédé à la Brecht ou à la Godard, qui distancie le spectateur en interrompant une scène pour lui rappeler qu’en fin de compte, il s’agit simplement d’un film tourné avec une caméra que l’on peut mettre en marche ou arrêter, pour faire naître ou mourir la vie filmique rien qu’en appuyant sur un bouton ».(31)

La mise hors point 

Les premiers films de Warhol présentent souvent une image floue qui les apparente aux films amateurs. Kiss (août 1963- fin 1964) par exemple montre une série de baisers (évocation insistante du baiser hollywoodien !) entre divers protagonistes qui se succèdent sur le divan de la Factory. La mise au point a été effectuée au préalable. Etant donné que la distance des acteurs par rapport à la caméra - qui, elle, ne bouge pas de son axe jusqu’à la fin du film - varie légèrement, le réglage initial s’avère très rapidement inapproprié. Et la scène filmée semble chercher à céder la place au grain du film.

Le split screen

Mis en œuvre dans The Chelsea Girls (1966), le procédé du split screen (= « Ecran divisé ») consiste à projeter côte à côte sur un même écran deux films différents. Le premier film est diffusé sur la partie droite de l’écran ; le second film sur la partie gauche ou vice versa. Dans The Chelsea Girls, la seconde bobine (celle de gauche) doit être lancée 5 minutes après le départ de la première (en l’occurrence, celle de droite). Ce dispositif permet d’éviter l’effet focalisant du dispositif cinématographique traditionnel. Il empêche le spectateur de rentrer dans l’image et l’oblige à rester en surface. On pense alors aux propos du pop artiste : « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, vous n’avez qu’à regarder la surface de mes peintures, de mes films, de moi. Me voilà. Il n’y a rien dessous ». Et aussi : « Je vois tout de cette façon : la surface des choses, une sorte de Braille mental. Je passe simplement les mains sur la surface des choses ».

Nous voilà arrivés au terme de ce survol des procédés cinématographiques warholiens. Tous, nous l’avons vu, concourent à mettre en échec le beau mirage hollywoodien. Pourtant et de façon assez paradoxale, il semble que Warhol ait bel et bien rêvé d’une reconnaissance officielle sur les collines de Beverly Hills. Mais en vain. Il disait que ses idées étaient absorbées par Hollywood et déplorait de ne pas avoir accès aux bénéfices engrangés par ceux qui en tiraient parti. Warhol était par exemple convaincu que Le dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci dérivait en droite ligne de son Blue Movie.(32) (Il nourrissait à ce sujet une certaine amertume). Le succès hollywoodien ne fut donc jamais au rendez-vous. Au fond, ce n’est peut-être pas plus mal. De toute façon, côté succès grand public, Andy s’est bien rattrapé en 1985 en jouant son propre rôle dans un épisode de Love Boat (La croisière s’amuse)…Il fallait le faire…Il l’a fait.

1 Propos de Joe Dallesandro rapportés par Michael Ferguson in Little Joe Superstar, The Films of Joe Dallesandro, California, Companion Press, 1998, p. 48

2 Sur la caméra sans maître, voir Henry Geldzahler (1964) par exemple. Ce film montre en plan fixe (pendant 99 minutes) le critique d’art Henry Geldzahler fumant un cigare sur le divan pourpre de la Factory. Geldzhaler a indiqué qu’après avoir installé la caméra, Warhol a vaqué à ses autres occupations et qu’il n’est revenu qu’occasionnellement pour s’assurer que tout allait bien. Voir Callie Angell, The Films of Andy Warhol: Part II, New York, Whitney Museum of Art, 1994, p. 20

3  N’étant pas un spécialiste du cinéma, je me suis beaucoup servi du livre de Jacqueline Nacache (Jacqueline Nacache, Le Film Hollywoodien Classique, Paris, Nathan, 1995) pour écrire le texte qui va suivre. Cet ouvrage a le mérite d’esquisser un modèle théorique très général du cinéma hollywoodien. Il m’a été utile pour évaluer l’ampleur de la « déviance cinématographique » du pop artiste. Je le citerai donc à plusieurs reprises. Lorsque dans mon texte je parle de cinéma hollywoodien, il faut comprendre le cinéma produit à Hollywood à l’époque des grands studios, c’est-à-dire entre la fin des années 10 et la fin des années 50 (voire le début des années 60), bref le cinéma qui constituait le paysage culturel dans lequel Warhol a été élevé.

4 Andy Warhol, Ma Philosophie de A à B, [The Philosophy of Andy Warhol (from A to B and Back Again), 1975] , Paris, Flammarion, 1990, p. 73.


5 On pourrait également faire une interprétation plus psychanalytique du phénomène. En faisant jouer certains rôles féminins par des travestis, Warhol ne parodie-t-il pas en définitive les attentes masculines inconscientes ? A en croire Laura Mulvey, en effet, au cinéma comme dans la vie, l’absence de pénis chez la femme est inconsciemment vécue avec difficulté par l’homme. Elle fascine (elle relance la scoptophilie) en même temps qu’elle horrifie. L’absence de pénis chez la femme est en effet la preuve matérielle sur laquelle s’étaye « le complexe de castration essentiel à l’organisation de l’accès à l’ordre symbolique et à la Loi du Père. Ainsi, la femme comme icône, exposée au regard et au plaisir des hommes […] menace en permanence d’éveiller l’angoisse qu’elle signifiait à l’origine ». On pourrait dire de façon imagée qu’avec ses travestis, Warhol suture le sexe féminin, la « blessure qui saigne ». Sur tout ceci, voir Laura Mulvey (même si celle-ci ne parle pas de Warhol dans son texte). [« Visual Pleasure and Narrative Cinema », in Screen, 16, n°3, Londres, automne 1975, pp. 6-18]. De larges extraits de ce texte sont traduits dans Art en Théorie 1900-1990 (une anthologie par Charles Harrison et Paul Wood), Paris, Hazan, 1997, pp.1047-1056.  

6 Le scénariste de Harlot (Ronald Tavel) dit que Warhol et lui voyaient en Jean Harlow un travesti potentiel (au même titre que Mae West ou Marilyn Monroe), car sa féminité était tellement exacerbée qu’elle tendait à devenir une réflexion sur la condition féminine plutôt qu’une chose réelle. (Ronald Tavel, Propos rapportés par Victor Bockris, in Andy Warhol, Paris, Plon 1990, p.163). En extrapolant un peu, on pourrait dire, sur la base de cette déclaration, que pour Warhol le travestisme est le métalangage de la féminité.

7 « La métanalyse est un « accident de la communication : les unités de langage sont découpées et analysées autrement par celui qui entend que par le locuteur. Terme proposé par Jespersen. Ex. courant : – Je suis ému. – Vive Zému ! Autre ex. « Je viens d’avoir cinq copes et heureusement que ça s’est arrêté là, parce qu’à la sixième j’y passais ». (Jean-Charles, Les Perles du Facteur, p. 93). Cocteau et ses amis en avaient fait un jeu de société, sur le modèle suivant. – Le chasseur alpin. – le boulanger aussi ». (Bernard Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, 10/18, 1984, article métanalyse, p. 285)


8 Margo Howard-Howard cité par Michel Nuridsany, Warhol, Paris, Flammarion, 2001, p. 374. 

9 Cf. Stephen Koch , Stargazer : The Life, World, and Films of Andy Warhol, New York, Marion Boyars Publs, 1991, p. 502. Michel Nuridsany note pour sa part que cet amateurisme était parfois encouragé par Tavel. Pour le tournage de Horse, en 1965, par exemple, Tavel a pris la décision de « cacher le scénario à tous les acteurs et d’afficher , au fur et à mesure de l’action, sur de grands placards, les indications de mise en scène – sans autre explication ». (Michel Nuridsany, Warhol, Paris, Flammarion, 2001, pp. 282-283). 


10 Victor Bockris, in Andy Warhol, op. cit., p. 168

11 Ce fix a une influence quasi immédiate sur le comportement d’Ondine. Il entre aussitôt dans un accès de fureur paranoïaque et se met à frapper son interlocutrice parce qu’elle a osé remettre en cause son titre de pape.


12 Victor Bockris, in Andy Warhol, op. cit., p. 157.

13 ibid., p. 201

14 « Le symptôme de l’amour, c’est quand la chimie se dérègle en vous. Alors il doit y avoir quelque chose d’amoureux, car votre chimie vous alerte ». (Andy Warhol, Ma Philosophie de A à B, op. cit., p. 45)

15 Sheldon Renan, An introduction to the American Underground Film, New York, E.P. Dutton, 1967. cf. note 20 p. 31. « Une grande part de la popularité des films underground provient de l’espoir d’y trouver de bons gros morceaux de sexe ». N°4 (1964-1965) (également intitulé Fluxfilm n°16) de Yoko Ono pourrait de ce point de vue avoir valeur de manifeste. (Il s’agit d’un plan fixe sur le cul (nu, en mouvement et occupant tout l’écran) de Geoffrey et Bici Hendricks, Benjamin Patterson, Yoko Ono, Carolee Schneemann, James Tenney, Pieter Vanderbeek et Anthony Cox). Taylor Mead’s Ass, - que l’on considère en règle générale comme un film mineur – véhicule à peu près le même message quoique sous une forme nettement humoristique. (Il a été réalisé par Warhol en cette même année 1964, en septembre pour être exact). La caméra est rivée sur les fesses de Taylor Mead (improvisant pour les besoins du film toutes sortes de facéties). Rien à voir avec l’ambiance quasi scientifique qui émane du film de Ono. Il faut noter qu’en dépit de la ressemblance conceptuelle de ces deux films, Yoko Ono et Andy Warhol se détestaient ouvertement.

16 Andy Warhol, Ma Philosophie de A à B, op.cit., p. 45

17 L’appellation américaine « Blue Movie » correspond à notre catégorie française « Film X ». On pourrait penser que Warhol a choisi de jouer sur les mots puisque son film a une teinte étrangement bleutée. En fait, celle-ci résulte d’une erreur de manipulation. L’artiste avait choisi une pellicule tungstène (adaptée au tournage en intérieur) mais le soleil pénétrait à flots dans l’appartement de David Bourdon où a été tourné le film. Gerald Petit m’indique que l’effet photographique qui résulte de l’usage d’un film tungstène en lumière du jour s’appelle « effet bleu nuit américaine », (procédé qu’il ne faut pas confondre avec « la nuit américaine » obtenue en filmant en plein jour, avec des filtres, une scène de nuit). 
 
18 Ultra Violet citée par Michel Nuridsany, Warhol, op. cit., p. 274
 
19 Jacqueline Nacache, Le Film Hollywoodien Classique, Paris, Nathan, 1995, p. 105.

20 ibid., p..58

21 Ronald Tavel, « Banana Diary, le dossier du film Harlot », in Andy Warhol, Cinéma, Paris, Carré, 1990, p. 198. Le spectateur subit par contrecoup la logique de la deadline warholienne. Il ne peut jamais pleinement entrer dans la fiction ou s’attacher à l’histoire qui s’esquisse sous ses yeux car celle-ci est susceptible de s’interrompre à tout moment.
 
22 Jacqueline Nacache, Le Film Hollywoodien Classique, op. cit., p. 68.

23 Jacqueline Nacache, Le Film Hollywoodien Classique, op. cit., p. 37.

24 Comme le note très justement Eric Valentin, « Sleep renverse le dispositif scène / salle habituel. Dans les salles de cinéma le dormeur est en quelque sorte le spectateur passif et plongé dans l’obscurité, et ses rêves semblent projetés sur l’écran. Warhol propose une situation inverse : la somnolence à l’écran et le rêve dans la salle. L’artiste n’exigeait pas que l’on regardât son film avec une attention soutenue. Sleep est un film d’ambiance que l’on projetait durant les concerts du Velvet Underground ou dans la Factory. Et dans cette Factory des années soixante, le rêve s’était substitué au réel. » Eric Valentin, « Warhol et la culture populaire », in Artstudio n° 8, printemps 1988, p. 56

25 Andy Warhol : « Rien à perdre », Cahiers du Cinéma, Paris, n°205, octobre 1968 ; propos recueillis par Gretchen Berg, parus pour la première fois dans l’édition américaine des Cahiers du Cinéma, New York, n°10, mai 1967). 

26 David Bourdon, Andy Warhol, Paris, Flammarion, 1989, p.178.

27 Sur la base de ces exemples, il pourrait être tentant de conclure que Warhol a opté pour un montage lent. Mais ce ne serait pas tout à fait exact puisqu’il n’y a pas à proprement parler de montage dans les premiers films de l’artiste – il y a seulement collage bout à bout de l’intégralité des bobines filmées. Warhol a invoqué diverses raisons pour justifier choix. Il se plaisait notamment à souligner la pénibilité du montage : « Je trouve le montage trop fatigant » (cf. Andy Warhol : « Rien à perdre », Cahiers du Cinéma, op.cit.). Warhol insistait également sur le caractère économique du non-montage : « Quand nous n’avions pas d’argent pour faire de grands films avec plein de coupures, de raccords, etc., je me suis efforcé de simplifier le processus de tournage, et j’ai fait des films dans lesquels nous utilisions chaque centimètre de pellicule tournée, parce que c’était plus économique, plus facile et plus amusant. Et puis de cette manière nous n’avions aucun reste ». (Andy Warhol, Ma philosophie de A à B, op. cit., p. 81)
 

28 Ce film fait allusion à Heddy Lamarr, star hollywoodienne de l’époque classique, connue pour ses problèmes de kleptomanie. 


29 Ronald Tavel, « Banana Diary, le dossier du film Harlot », op.cit. J’ai légèrement modifié la traduction.


30 Propos de George Maciunas, cités par Bruce Jenkins, « Fluxfilms en trois faux départs », in L’esprit Fluxus [cat.expo.], MAC, Galeries contemporaines des Musées de Marseille, 1995, p. 126. Il faut noter que les premiers films de Warhol (Sleep, Eat, Kiss, Empire, etc.) semblent en phase avec l’idéal Fluxus (énoncé par Maciunas) de la « structure monomorphe » (« forme simple, univoque »).  


31 Gene Youngblood, « New Warhol at Cinémathèque », Los Angeles Free Press, 16 février 1968, p. 12, cité par David Bourdon, Andy Warhol, op.cit., p.259  


32 Ce fait est rapporté par Robert Colacello in Holy Terror : Andy Warhol Close up, New York, Harper Collins, 1990, p. 199

Nicolas Exertier, "Le cinéma anti-hollywoodien d'Andy Warhol (Principes généraux)
Première publication dans Art Présence n°55, juillet-août-septembre 2005, pp.34-40

© Nicolas Exertier







dimanche 13 juillet 2014

Bernard Aubertin, "Monochrome Rouge" (1960)

Bernard Aubertin, "Monochrome Rouge", 1960, huile sur toile, (35,2 x 22 cm)
Si le bleu est indissolublement lié au nom d’Yves Klein, le rouge, l’est, de même, mais de façon plus discrète, à celui de Bernard Aubertin. Bernard Aubertin s’est en effet lancé dans l’aventure monochrome en 1958, peu après avoir fait la connaissance d’Yves Klein, son aîné de six ans. Souvent comparées, les deux démarches ne sauraient pourtant être confondues. L’intérêt de Klein se porte en priorité sur le feu, le spirituel, l’immatériel ; celui d’Aubertin, à quelques exceptions près, va plus volontiers vers la cendre, le matériel, le factuel. Ses premiers monochromes sont tout à fait révélateurs à cet égard. Loin de chercher comme Klein à dématérialiser, par la couleur, la surface picturale, Aubertin s’efforce au contraire de donner à lire la matérialité de cette surface en utilisant une pâte épaisse qu’il travaille avec la paume de la main ou avec les instruments les plus hétéroclites : un couteau, les dents d’une fourchette, voire le dos d’une cuillère. L’usage de clous à partir de 1960 répondra à la même finalité. (« Planter des clous signifiait pour moi : objectiver »). Au fil des ans, l’artiste, fréquemment exposé aux côtés du groupe Zéro, a également exploré d’autres médiums : livres et allumettes (pour ses Livres Brûlés et à brûler (1968)) ; poudres, eau et grains divers pour la série des Avalanches (1969), etc.
Le Monochrome Rouge de 1960 constitue un jalon important de la recherche d’Aubertin. La matière est ici travaillée all over par des stries horizontales profondes ; traitement qui n’est pas sans rappeler l’effet de trame mis au point par Strzeminski dans ses compositions unistes de 1931-1932 afin de préserver ses tableaux d’une monochromie totale. L’illusionnisme résiduel des tableaux IKB (« la profondeur bleue ») est ici évacué au profit d’une matière qui joue avec la lumière réelle en l’accueillant dans ses replis. Le plan du tableau perd tout ou partie de sa transparence projective ; l’abstraction est totale mais la métaphore cependant n’est pas exclue. Vues microscopiques ou macroscopiques ; strates telluriques, canevas de tissus, tapis, peaux, etc. : le Monochrome Rouge d’Aubertin se transforme incessamment au gré de l’accommodation du regard à une échelle de représentation supposée. Au total, prédomine néanmoins l’effet de matière en sa froide objectivité (tempéré, certes, par les qualités expansives de la couleur rouge).

© Nicolas Exertier
Nicolas Exertier, "Bernard Aubertin", Première publication dans Art Contemporain (un choix de 200 œuvres du Fonds national d’art contemporain), (ouvrage collectif), Paris, Editions du Chêne, 2001.
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Bon anniversaire Bernard !
Bernard Aubertin, « Eclats », 2012, acrylique sur bois, 31 x 25 cm (courtesy galerie Jean Brolly)
Pour fêter les 80 ans de Bernard Aubertin, les galeries Maulberger et Jean Brolly présentent simultanément jusqu'au 31 juillet 2014 les peintures monochromes récentes de l'artiste : "éclats", "Suite Ivoirienne", et "Woks". 

Niele Toroni, "Kerguéhennec Story I,II, III" (1994)

Détail de Kerguéhennec Story I, II, III (1994), une oeuvre en trois parties réalisée par Niele Toroni dans les anciennes écuries du domaine de Kerguéhennec-en-Bignan (Morbihan). Sur la photo, on peut voir Kerguéhennec Story I (1994) (268 x 48 x 1,5 cm) et Kerguéhennec Story III (383 x 462 cm). Empreintes de pinceaux n°50 répétées à intervalles réguliers de 30 cm. Acquis par le FNAC en 1996

Le début du « travail-peinture » de Niele Toroni remonte à 1966, date à laquelle l’artiste a choisi de restreindre son activité picturale à l’application d’empreintes de pinceaux n°50 disposées en quinconce (à intervalles réguliers de 30 cm). Depuis lors, ce parti pris est resté inchangé. Tous les supports ont été passés en revue : de la  toile traditionnelle, montée ou non sur châssis, à la toile cirée, en passant par le journal, le sol, les murs, le mobilier. Associé un temps à Buren, Mosset et Parmentier au sein du groupe BMPT, prônant une relecture matérialiste de la pratique picturale, Toroni continue de se tenir au plus près du « degré zéro » de son art : la touche personnelle est éliminée, l’illusionnisme pictural et l’évolution des formes au fil des années pareillement rejetés. N’occultant pas le travail effectif qui a conditionné sa production (« chaque empreinte est unique, différente de sa voisine. Elle ne préexiste pas comme forme idéale à produire », dit-il) Toroni réalise le plus souvent ses oeuvres sur le lieu même de leur exposition. Il est ainsi un des premiers peintres post-studio.
Kerguehennec Story I, II, III, comme son nom l’indique, est une installation conçue et réalisée pour le centre d’art contemporain du domaine de Kerguéhennec-en-Bignan. Les empreintes de pinceaux n°50 sont distribuées sur trois types de supports : un mur, un lambris, et un panneau de bois autonome. Toroni évoque par ce biais l’histoire de la peinture qui, à partir de la Pré-Renaissance, s’est graduellement détachée du support architectural (avec lequel elle avait jusque-là fait corps) pour gagner son autonomie via le lambris (élément rapporté et fixé au mur) d'abord, le tableau de chevalet ensuite. Alors que, par son refus de faire évoluer son vocabulaire au fil des ans, la manière de l'artiste ne donne pas facilement prise à une lecture historique, elle se voit ici paradoxalement mise au service de l’Histoire (celle d’un médium). En fait, il se peut que la peinture de Toroni, par delà son côté « geste ultime », ait toujours été liée à une enquête historique, les empreintes de pinceaux résumant l’ensemble de l’héritage pictural occidental : « Je crois qu’en raisonnant par l’absurde, on pourrait dire que toute l’histoire de la peinture a toujours été l’empreinte de l’artiste », dit-il. 

© Nicolas Exertier
Nicolas Exertier, "Niele Toroni", Première publication dans Art Contemporain (un choix de 200 œuvres du Fonds national d’art contemporain), (ouvrage collectif), Paris, Editions du Chêne, 2001.

mardi 6 mai 2014

Stephen Prina, Monochrome Painting (Entretien avec Nicolas Exertier)


« Art conceptuel impur » : c’est en ces termes que l’œuvre de Stephen Prina1 a été reçue par la critique américaine au milieu des années 80. Cette appellation pourrait paraître péjorative mais elle a le mérite de ne pas déplaire à l’artiste qui la trouve à la fois drôle et exacte. De l’art conceptuel, Stephen Prina a effectivement hérité un certain goût pour la production sérielle et les constructions systémiques mais la comparaison s’arrête là car contrairement aux figures historiques de cette mouvance, Prina tend à privilégier les systèmes défaillants minés par l’erreur et les contradictions internes. Rien à voir, donc, avec l’impression d’exactitude cristalline qui émane des œuvres produites par les pionniers de l’art conceptuel (comme Sol LeWitt ou Hanne Darboven). Stephen Prina est sans doute plus proche de l’esprit conceptuel « excentrique » de John Baldessari ou de Douglas Huebler (qui furent ses professeurs à CalArts). Pensons à Baldessari chantant un texte théorique de Sol LeWitt sur un air de variété américaine. Pensons également à Douglas Huebler photographiant les murs de la tour de Londres pour y retrouver le visage de ceux qui y furent enfermés. Il y a chez Prina à la fois une dimension pince-sans-rire et, parfois, une obsession du retour des morts, en l’occurrence ces grands héros modernes par lesquels il fait mine de se laisser ventriloquer : Manet, Malevitch, Schönberg, etc. Dans son travail, en effet, Prina prend systématiquement appui sur des données culturelles préexistantes. « Je me conçois moi-même comme le produit des conditions que j’ai trouvé en moi », dit-il à Marc Selwyn.2 Il emprunte aussi bien à la philosophie (Platon, Aristote, Adorno) à la musique (Beethoven,3 Schönberg, la musique pop), qu’aux arts plastiques (de Georges de la Tour à Blinky Palermo).
Au registre de l’erreur planifiée ou du système défaillant dont je parlais plus haut, on citera Exquisite Corpse : The Complete Paintings of Manet. A travers cette série au long cours commencée en 1988, Prina repeint, tableau après tableau, la totalité de l’œuvre de Manet. L’artiste prend appui sur l’œuvre complet de Manet édité par Penguin, ouvrage qui, à l’époque de sa première parution, comportait beaucoup de données erronées. Dans son œuvre, Prina reconduit ces erreurs. « Il y a des erreurs dans toutes choses, n’est-ce pas ? Les erreurs sont inévitables » dit-il.

Exquisite Corpse ne relève pas de la copie ou de l’appropriation (rien à voir donc avec les copies d’après tel ou tel maître moderne auxquelles se consacrait Sherrie Levine depuis le début des années 80, ni avec les Not Pollock ou les Not Picasso de Mike Bidlo). De chaque tableau de Manet, Prina ne conserve que le format qu’il veut strictement égal à celui de l’original. Le sujet du tableau est délaissé et cède la place à un lavis monochrome sépia, plus ou moins gestuel qui fait écho à la virtuosité de Manet, abstraitement distillée. Exquisite Corpse restaure en quelque sorte, pour le mettre en évidence, un paramètre essentiel de l’œuvre d’art que la reproduction mécanisée oblitère : la taille de l’œuvre, son format. On comprend dès lors que Prina préfère, sur la base d’une suggestion de Liam Gillick, parler de « régénération » plutôt que d’ « appropriation ». De toutes les œuvres que nous connaissons, en effet, combien d’originaux avons-nous vu ? Peu sans doute. Force est de constater que nous connaissons essentiellement les œuvres à travers des ersatz miniaturisés. Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes lorsqu’on se souvient que, conformément à l’adage de Matisse, « un mètre carré de rouge est plus rouge qu'un centimètre carré de rouge».
Mais pour revenir à l’erreur, ce qui intéresse Stephen Prina, ce sont donc les déficiences mémorielles de l’Histoire, ses archivages approximatifs, ses bévues interprétatives. Il est d’ailleurs possible que l’Histoire de l’Art ne se soit construite qu’à travers une série de misreadings successifs (voir par ex. les sculpteurs de la Renaissance qui réalisent des sculptures impeccablement blanches en pensant (sincèrement ?) que la sculpture antique dont ils s’inspirent ne l’était pas moins alors qu’elle avait tout simplement perdu sa couleur au fil du temps ; voir également la planéité des reliefs du baroque mexicain due à l’interférence du modèle sculptural précolombien ainsi qu’à l’usage de dessins ayant valeur de référence en l’absence de tout contact direct avec le modèle sculptural européen).4
A l’époque où Stephen Prina réalisait Exquisite Corpse, on parlait beaucoup de misreading dans les milieux universitaires américains et notamment du livre qui avait fait émerger ce concept : The Anxiety of Influence de Harold Bloom.5 La théorie de Bloom concerne le champ littéraire mais elle gagnerait à être étendue au champ des arts plastiques.6 Bloom analyse les rapports ambivalents d’amour / haine qui lient tout jeune poète à son prédécesseur. Ce jeune poète, dit-il, a le sentiment de venir « après-coup » et de devoir œuvrer dans un champ esthétique épuisé par la poétique de son aîné. Seul un misreading (autrement dit, une lecture erronée de l’œuvre du précurseur à la fois admiré et haï) est susceptible d’arracher le jeune poète à la stérilité créatrice. Via cette bévue interprétative inconsciente, il adapte le texte du précurseur à ses propres besoins esthétiques, et se soustrait de façon presque mécanique à son influence inhibante. « Dès lors que le poète se doit d’évacuer toute surdétermination, résume Bloom, il lui faut délaisser toute perception correcte du poème qu’il valorise le plus ».7 C’est ce mécanisme que semble mettre en vue une part non-négligeable de l’œuvre de Stephen Prina.
L’entretien qui suit a été réalisé en avril 2000 dans un petit bar du Marais, dont le nom (La Chaise au Plafond) pourrait évoquer une Furniture Sculpture de John Armleder. Dans cet entretien, nous parlons essentiellement de Monochrome Painting (1988-1989) que le mamco avait exposé quelques mois plus tôt.
Juste quelques précisions liminaires pour permettre de comprendre de quoi il retourne dans l’entretien. Monochrome Painting a été présentée pour la première fois à la Renaissance Society de Chicago en 1989. C’est une installation picturale composée de 14 toiles (peintes entre 1988 et 1989), 14 cartels, une édition d’affiches d’exposition, de catalogues et de cartons d’invitation. Chacune des peintures (uniformément couvertes d’un émail acrylique vert métallisé) est le double fantomatique d’un chef-d’œuvre de l’histoire de la peinture monochrome. Une fois encore, un seul point commun unit l’œuvre inspiratrice à la version qu’en propose Prina : la taille de la toile. Tous les autres paramètres – couleur, structure interne quand il y en a, texture de la matière picturale – sont évacués et comme ensevelis sous une couche de peinture verte, glacée, industrielle.
Monochrome Painting est, dans le même temps, placée sous le signe des Stations de la Croix. Simultanément à l’évocation d’une œuvre d’art particulière, jalon de l’histoire de la monochromie, chaque toile est censée figurer (« allégoriser » ?) l’un des quatorze moments de cet épisode religieux. Les toiles se succèdent par conséquent selon la chronologie historique des œuvres de référence [Malevitch (1918), puis Rodtchenko (1921), puis Strzeminski, et ainsi de suite, jusqu’à une œuvre (sans titre) de Blinky Palermo, conservée par Barbara Nüsse à Hambourg] tout en déroulant sous nos yeux avec un certain esprit tongue-in-cheek le récit des Quatorze Stations de la mise à mort moderne de la représentation.8 (Nicolas Exertier)
Stephen Prina, Monochrome Painting, The Renaissance Society (Chicago), 12 mai-7 juillet 1989
Nicolas Exertier : Vous ne vous êtes pas physiquement investi dans la réalisation de Monochrome Painting.

Stephen Prina : C’est vrai. J’ai d’abord fait réaliser les supports par une personne qui a tendu une toile de lin belge sur chaque châssis et apprêté chaque surface avec de la colle de lapin. J’ai ensuite emmené les toiles chez un carrossier pour qu’elles soient peintes de la même manière qu’une automobile. Nous avons mis cinq couches très fines de peinture. C’était un émail métallique, acrylique en spray. Il a été utilisé par Volkswagen pendant un an, en 1985, je crois. Cette peinture a une qualité particulière. Elle accentue toutes les imperfections de la surface.

NE : En déléguant le travail, vous cherchiez à mettre à distance l’acte pictural ?

SP : Non, c’était simplement pour moi une autre façon de produire une peinture. A la même époque, je réalisais moi-même les dessins de Exquisite Corpse (avec une encre sépia que j’appliquais à l’aide d’une éponge) et ces dessins constituaient une partie de mon projet global. L’autre versant de ce projet consistait à réaliser une peinture en confrontant des matériaux traditionnels comme la colle de lapin et la toile de lin avec la peinture de carrosserie qui, sans être à proprement parler une nouveauté, n’en demeure pas moins très différente de la peinture traditionnelle issue de la Renaissance.


Stephen Prina, Monochrome Painting, The Renaissance Society (Chicago), 12 mai-7 juillet 1989

NE : La taille de chaque Monochrome Painting est rigoureusement égale à celle d’un chef d’œuvre de l’histoire de la peinture monochrome (Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch, Monochrome Rouge d’Alexandre Rodtchenko, etc). Etant donné que ces chef-d’œuvres de l’art moderne (convoquées par le titre que vous avez choisi pour chaque Monochrome Painting) sont méconnaissables…

SP : Sauf par leur format ! Leur format est absolument reconnaissable…indiscutablement reconnaissable.

NE : Le spectateur pourrait être conduit à penser que vous vous êtes peut-être livré à un acte iconoclaste…

SP : Mais je produis une image…

NE : C’est tout de même ambigu. Vous produisez une image, certes, mais vous en détruisez également une, ne serait-ce-ce que sur un plan symbolique. Un spectateur peu informé ne pourrait-il pas imaginer que vous avez utilisé des chef-d’œuvres de l’Histoire de l’Art comme support pour vos expérimentations picturales, un peu comme Alexander Brener détruisant un Malevitch en y inscrivant le sigle du dollar (Stedelijk Museum d’Amsterdam, 1997) ?

SP : Pas vraiment. Je veux dire premièrement que ces peintures ne sont pas là. Le Malevitch n’est pas là. Le Rodtchenko n’est pas là. Le Kelly ne l’est pas davantage. Donc, de ce point de vue, c’est vrai, ils sont symboliquement absents, éradiqués. Mais il s’agit plus de montrer un processus de mémoire que quoique ce soit d’autre. C’est la raison pour laquelle il était si important pour moi de peindre les panneaux comme ils l’ont été. Je ne voulais pas qu’ils soient envisagés comme de fausses peintures, comme des substituts de peintures. Je voulais rendre très clair le fait qu’il s’agissait d’une pratique picturale en relation avec une autre série de pratiques picturales. A travers chaque Monochrome Painting, les caractéristiques du monochrome original sont supprimées. Dans certains cas, c’est plus apparent que dans d’autres. Cela dépend du nombre d’informations dont vous disposez au sujet du modèle. Toute personne qui s’est un peu intéressé à l’art moderne connaît le Carré blanc sur fond blanc et sait qu’il est blanc et non pas vert. Tous mes panneaux étaient verts…Cela constituait en soi une forme de transformation sémiotique très directe. On dit Carré Blanc sur fond blanc et ce qui est à voir est vert. Même chose pour la peinture d’Ellsworth Kelly. L’original est jaune et il est constitué de deux toiles. Un des châssis est plus profond que l’autre alors que dans Monochrome Painting, tout est plat. Je ne me suis intéressé qu’aux dimensions externes. Quant à la peinture de Strzeminski, elle est certes monochrome, mais sa surface est striée de motifs répétitifs. La mienne est dénuée de toute aspérité à l’exception des traces produites par la colle de lapin. Mes peintures sont toutes différentes de leur modèle. Je ne cherche pas à produire une reconstruction fidèle à l’ « original ». Il s’agit seulement d’une pratique parallèle.

NE : Pourquoi avoir choisi ce vert si singulier ? Barnett Newman disait qu’il lui semblait impossible de peindre les Quatorze Stations de la Croix dans des couleurs telles que le vert et le rouge.9 Votre choix du vert était-il une façon d’opposer un démenti à cette opinion ?

SP : Je ne le conçois pas vraiment de cette façon. Je ne pense pas être contre ceci ou cela car être contre quelque chose revient en réalité à épauler cette chose, quelle qu’elle soit. Avec Monochrome Painting, je ne regardais pas seulement en direction de Newman. Je tentais de considérer toutes les pratiques de peinture monochrome du vingtième siècle. Je pensais également à la peinture du XXe siècle en général. Je devais choisir une couleur et une seule car j’avais envie de produire un résultat homogène. Le blanc était exclu d’avance en raison de Malevitch mais aussi de Ryman. L’éventualité des couleurs primaires a été écartée à cause de Rodtchenko. Le bleu n’était pas disponible en raison du précédent que constitue l’œuvre d’Yves Klein. Le gris était également exclu dans la mesure où il est désormais associé aux œuvres de Richter et de Marden. Et donc le vert… même si Klein a réalisé des peintures monochromes vertes…



NE : Ellsworth Kelly a également réalisé des peintures monochromes vertes…

SP : Il a utilisé beaucoup de couleurs. Avec Ellsworth Kelly, il y a une certaine forme de glissement. Je ne crois pas qu’une couleur spécifique puisse être associée à son nom. C’est comme ça que j’en suis venu à penser que le vert pourrait faire l’affaire. Et puis, il ne faut pas oublier que le vert a été évité par les peintres du vingtième car il constitue une signature emblématique de la nature. Mondrian, par exemple, comme de nombreux peintres, estimait qu’il se devait d’éviter toute intrusion de la couleur verte dans sa peinture.



NE : D’une manière un peu curieuse, certains critiques ont fait valoir que le vert que vous avez utilisé peut évoquer la couleur de l’argent…

SP : Le vert de Monochrome Painting n’est pourtant pas la couleur du dollar. Je comprends que l’on ait pu faire ce rapprochement puisque j’ai conçu ce projet au moment où le débat sur le fétichisme de la marchandise dans l’art contemporain américain battait son plein. En fait, lorsque je prends une décision telle que le choix d’une couleur, j’essaie de répondre simultanément à des exigences différentes. En ce qui concerne ce projet, je savais que la palette moderniste avait exclu la couleur verte et cela constituait une première raison de m’y intéresser. Ensuite, je voulais que les toiles soient peintes comme une automobile par une entreprise de carrosserie. Je devais donc sélectionner une nuance de vert qui soit un vert d’automobile. La première couleur que j’ai voulu utiliser était un vert employé pour les Jaguars de compétition ; un vert très sombre et presque noir. J’imaginais à quoi pourrait ressembler ce projet une fois installé. C’est également une des raisons qui m’a déterminé à faire porter mon choix sur le vert. Je voulais quelque chose de très graphique. Je ne voulais pas utiliser une couleur très claire qui se serait fondue avec le blanc des cimaises. Je voulais une couleur sombre qui rende manifeste, à forte distance, la différence de taille des supports qui allait pour le coup devenir très graphique. Mais il y a également une autre partie du projet qui, je pense, est très importante : le catalogue, les cartons d’invitation, l’affiche de l’exposition sont imprimés sur du papier vert. Je ne voulais pas fabriquer mon propre papier. Je voulais avoir recours à un papier qui serait disponible dans le commerce. Mais il n’y a pas, aux USA, de papier vert sombre qui puisse égaler le vert Jaguar. Je devais donc prendre le problème par un autre biais. J’ai fait des recherches et je me suis mis à collecter les différentes variantes de papier vert sombre. Je me suis ensuite rendu chez Volkswagen. Et il s’est avéré que pendant un an, Volkswagen avait utilisé une couleur qui correspondait exactement à l’un de mes papiers. Ravi de cette découverte, j’ai pensé : « Voilà, bien, merci » (en français dans l’entretien). (Rires)


NE : Votre catalogue publié à l’occasion de l’exposition Monochrome Painting à la Renaissance Society comprend une bibliographie où sont répertoriés des ouvrages consacrés aux plus grands monochromistes du vingtième siècle. Vous avez vous même conçu ce catalogue. Pourquoi avoir choisi d’y faire figurer une bibliographie ?

SP : Pour rendre manifeste le fait que je n’ai pas été confronté directement à chacune des quatorze peintures impliquées dans le projet. Je suis entré en contact avec ces peintures par l’intermédiaire de livres. Il s’agit donc de la bibliographie de la recherche que j’ai entreprise pour générer le projet. Je voulais rendre très clair le fait que je ne m’étais pas lancé dans un pèlerinage pour juger sur pièce chaque peinture originale et que j’ai eu recours à une source intermédiaire. Je voulais indiquer que le sujet de mon travail n’est pas la vérité mais la représentation. Il était donc important que j’utilise des livres en tant que source pour réaliser ce projet. Il y a quelque chose d’intéressant en ce qui concerne la bibliographie. Pour l’entrée « Brice Marden », j’ai répertorié un catalogue publié au cours des années 70 par la Bykert Gallery de New York. La Bykert Gallery a tenu un rôle de premier plan dans la présentation d’un certain type d’œuvres et elle n’existe plus. C’est ici que Mary Boone a eu son premier travail. C’est là qu’elle a rencontré Brice Marden, si je ne m’abuse. Il me plaît de penser qu’un catalogue, produit par une galerie qui n’existe plus, a échoué entre mes mains et m’a permis de prendre connaissance de cette peinture de Brice Marden. Et c’est ainsi que j’ai décidé de l’engager dans ce projet. J’ai volontairement glissé une erreur dans la bibliographie car je savais qu’il y a toujours des erreurs dans chaque catalogue. Il y a des erreurs dans toutes choses, n’est-ce pas ? Les erreurs sont inévitables. Je voulais orchestrer l’une d’entre elles pour pouvoir ultérieurement y revenir et apporter les corrections qui s’imposaient. J’ai fait une œuvre à ce sujet par laquelle j’ai fait marche arrière.

NE : Quelle était cette erreur ?

SP : Si mes souvenirs sont exacts, la référence pour « Yves Klein » est erronée car dans le catalogue Yves Klein que j’ai répertorié, ne figure pas le véritable modèle auquel fait référence Monochrome Painting VII. Mais il y avait également d’autres erreurs dans le catalogue. Je les ai corrigées quand l’occasion s’est présentée. Une erreur s’était glissée dans les dimensions des œuvres ainsi que dans le nom d’un des membres de l’équipe directoriale de la Renaissance Society (son nom était Miss Bell ; j’ai donc commencé par corriger le Belling qui s’y était substitué). Et voici la plus importante de toutes : alors que j’étais en train d’effectuer des recherches pour mon projet, on pensait que la peinture de Rodtchenko n’existait plus. J’ai fait des recherches et l’information la plus précise à laquelle j’ai pu aboutir précisait que la peinture en question était relativement petite et carrée, ce qui est plutôt vague…C’était en tout cas la meilleure description qu’il m’était possible de donner du Rodtchenko. Alors que je commençais à exposer Monochrome Painting, les peintures de Rodtchenko ont été découvertes en URSS dans des conditions assez mystérieuses. Elles ont ensuite été révélées au public.

NE : S’agissait-il de faux ?

SP : Non, l’œuvre a été présentée comme un authentique Rodtchenko (Rouge, Bleu, Jaune). Il y a un catalogue d’exposition publié par le Musée de Lyon dont le titre est La Couleur Seule et je crois que la première œuvre reproduite dans ce catalogue est la série des trois peintures monochromes de Rodtchenko. Ces peintures étaient censées être exposées à Lyon. En fait, elles sont dans le catalogue mais elles ne sont jamais arrivées à destination. Les conservateurs ont gardé un mur vide de façon à ce que si les peintures arrivent à la dernière minute, elles puissent être accrochées. J’ai vu ces peintures à Vienne lors de la Rétrospective Rodtchenko / Stepanova. Je pense qu’elles sont authentiques. Mais je ne suis pas un expert…


NE : Les sous-titres religieux de Monochrome Painting produisent des effets de sens assez curieux. Ils semblent faire écho à un certain nombre de déclarations, de faits et gestes accomplis par les artistes que vous avez associés à votre projet. Vous avez par exemple rebaptisé le Carré Blanc sur fond blanc de Kasimir Malevitch Christ condemned to Death… Or, à Antoine Pevsner, lors de l’enterrement d’Olga Rozanova, Malevitch confie : « Nous serons tous crucifiés. Ma croix, je l’ai déjà préparée. Tu l’as sûrement remarquée dans mes tableaux ».10 Autre exemple : L’IKB 48 d’Yves Klein est associé à la mention The second fall ; titre qui évoque presque nécessairement l’action d’Yves Klein se jetant dans le vide.

SP : C’est purement accidentel. Ce que j’ai fait est assez stupide, au fond. Les Stations de la Croix peuvent être racontées de diverses manières. Je me suis contenté de reprendre à mon compte la description qu’en donne Newman en relevant les titres qu’il a utilisés pour ses Quatorze Stations de la Croix. J’ai ensuite parcouru une histoire de la peinture monochrome au vingtième siècle et j’ai sélectionné quatorze artistes. Il y a beaucoup d’artistes que je n’ai pas inscrit dans ma liste et qui aurait pu y figurer et je suis sûr que certaines personnes pourraient dire que j’aurais dû les inclure. Mais j’ai joué mes favoris !11 C’était pour moi une façon de concevoir mon histoire de la peinture monochrome. Les recoupements et les effets de sens que vous mentionnez sont purement fortuits. Par exemple, si vous considérez le processus de sélection d’une façon légèrement différente, vous pouvez noter que j’ai disposé dans un ordre chronologique les quatorze artistes que j’ai sélectionnés. Il ne s’agissait donc pas originairement d’établir des connexions narratives avec l’histoire de l’art. Je savais néanmoins qu’elles devaient se produire. Le matériau était si lourdement connoté ! Vous avez souligné que Yves Klein est associé à la Seconde Chute, il était inévitable que quelque chose de cet ordre survienne. J’ai en revanche fait attention à ne pas sélectionner deux peintures de la même année et à ne pas choisir deux peintures de la même taille. Une fois achevé le travail de sélection, j’ai classé les peintures dans un ordre chronologique. C’est très bête en définitive ! (rires)

NE : En dépit du caractère accidentel de ces connexions, votre travail est-il allégorique ?

SP : La structure allégorique m’intéresse et je pense que des auteurs comme Craig Owens ou Walter Benjamin m’ont donné certains outils pour la comprendre. L’allégorie laisse facilement deviner sa présence à certains moments de mon travail dans la mesure où on peut y repérer une forme de récit s’efforçant de parler d’un autre récit, ce qui donne corps à une structure narrative double. Et telle est la structure fondamentale de l’allégorie. Avec l’allégorie, on parle d’une façon biaisée dans la mesure où emprunter des chemins directs ne serait pas entendu ou se verrait frappé par le censure. Il nous faut parfois emprunter une route indirecte pour être à même de dire la moindre chose. Je ne me prends certes pas pour Jacques-Louis David. David devait parler dans le langage de l’Antiquité Romaine car s’il avait parlé directement de la politique française contemporaine, il aurait été guillotiné. Mes craintes ne sont donc pas les mêmes que celles de David. Je pense quoiqu’il en soit que la parole directe est sans doute une impossibilité. La seule façon d’évoquer certains sujets ou de poser certaines questions consiste à emprunter des voies indirectes ; un texte se faisant entendre à travers un autre texte. Il faut que je vous raconte quelque chose à ce sujet. Quand j’étais étudiant (en premier cycle) avant d’être étudiant à Cal Arts, j’étais près de Chicago à la Northern Illinois University. J’ai étudié là-bas la composition musicale et la peinture. Le budget du département musical était important et nous recevions beaucoup d’artistes résidents de premier plan comme Alvin Lucier, Pauline Oliveros, Frederic Rzewski, Gordon Mumma, David Tudor, etc. Le nombre de grands musiciens fréquentant l’établissement était tout simplement incroyable. Pauline Oliveros m’a laissé un souvenir impérissable en matière d’allégorie. Un jour, un professeur de la Northern Illinois University a demandé à Pauline de parler de son œuvre. L’assemblée était essentiellement masculine et Pauline a commencé à parler de sa musique en la présentant comme une critique de l’impérialisme austro-germanique. Elle a continué encore et encore. A un moment, l’enseignant l’a interrompu en disant : « Oui, oui. Vous en avez assez dit à ce sujet mais pourriez-vous parler de votre musique ? » Et Pauline Oliveros a répondu : « C’est précisément ce que je suis en train de faire ». Cela a été pour moi un exemple important en ce sens qu’elle n’établissait pas la moindre séparation entre l’analyse politique et l’analyse de sa musique. Je n’avais jamais entendu cela auparavant et cela m’a vraiment frappé. Spécialement dans cette salle très sexiste, ce propos détonait.


NE : Selon Timothy Martin, vous prétendez parfois que vous méditez sur chaque peinture de Manet avant de réaliser le lavis correspondant de la série Exquisite Corpse

SP : Dans une certaine mesure, je plaisantais lorsque j’ai dit ça à Tim. A quoi pense-t-on lorsqu’on travaille ? C’est difficile à dire. Néanmoins, à d’autres égards, et au risque de paraître contradictoire, je pourrais dire que je parlais assez sérieusement quand j’ai dit ça. Lorsque je réalise ces dessins, je fais face à un support qui fait exactement la même taille que l’une des peintures de Manet – ce qui n’est pas anodin – et j’accomplis un travail en relation à ce support. Dans une certaine mesure, donc, j’ai Manet en tête et j’ai plus particulièrement à l’esprit cette toile qu’il a transformée en image. Même si elle restait inconsciente, cette référence serait là. Cela ne fait pas de différence que j’en sois conscient ou inconscient. Manet est là. Voilà le principal. J’espère que j’ai appris quelque chose de Manet…

NE : Chaque Exquisite Corpse se distingue de tous les autres par sa facture. Parfois, la surface ne semble pas tout à fait égale à elle-même (c’est tout particulièrement vrai pour les lavis de grands formats) alors qu’en d’autres occurrences, la surface semble parfaitement uniforme, faisant ignorer le travail de la main…

SP : Je ne sais pas si vous avez vu les très grands dessins appartenant à cette série. Il y en a un, par exemple, qui fait deux mètres trente sur trois mètres trente. Pour le faire, j’ai dû avoir recours à une échelle. Je devais monter sur l’échelle, peindre, redescendre de l’échelle avant de la bouger, etc. Et lorsque vous faîtes cela, cela tend à accentuer les séparations entre les différentes interventions picturales. Je n’utilise pas de pinceau. Je me sers d’une éponge de mer, naturelle. J’utilise d’ailleurs la même éponge depuis 1988. Le choix de l’éponge en tant qu’outil répondait à la nécessité d’obtenir, d’un seul geste, une marque de grande ampleur qui serait en outre saturée de liquide. Je voulais être en mesure de saturer le papier.

NE : C’est quasiment un procédé de staining.

SP : Oui. C’est exactement un processus de staining. J’utilise une encre sépia diluée que j’applique en lavis. Je pense que c’est très traditionnel. Rembrandt, par exemple ne procédait par autrement. Un dessin sépia de Rembrandt débute par le papier. Le plus souvent, il s’agit d’un papier légèrement teinté. J’utilise moi aussi un papier légèrement teinté. Rembrandt procédait par lavis très dilués pour créer un champ (a field). Puis il commençait son travail de figuration avec une encre plus foncée avant de disposer, dans la plupart des cas des rehauts blancs. Pour ma part, je n’utilise pas les teintes foncées et les rehauts blancs. C’est un peu comme si le devenir du champ pictural était interrompu juste avant que ne débute le processus de figuration propre au dessin traditionnel.

NE : Tout se passe finalement comme si vous cherchiez à rester en deçà de l’acte pictural, ou peut-être, comme si vous cherchiez à vous tenir sur ses marges. Le support que vous utilisez a d’ailleurs longtemps été utilisé pour l’encadrement des peintures.

SP : C’est vrai. Il s’agit d’un papier chiffon avec un taux d’acidité très faible communément appelé « papier barrière ». Il était effectivement au départ produit pour les travaux d’encadrement. On l’utilisait pour définir une limite entre l’œuvre d’art et un matériau d’encadrement qui n’est pas, quant à lui, dénué d’acidité. Lorsque les artistes ont commencé à vouloir réaliser de grands dessins, il était difficile de trouver des feuilles de papier de grand format. Ils se donc sont mis à utiliser ce papier que l’on trouve fréquemment sous la forme de rouleaux larges de deux mètres et longs de trois cents mètres. C’est un papier de très grande qualité, un papier très résistant sur lequel vous pouvez faire beaucoup de travail. Ce matériau a donc partie liée avec cette idée de protection par un travail d’encadrement mais il entretient aussi un rapport avec ce moment au cours duquel les artistes se sont mis à produire de grands dessins.

NE : Pourriez-vous décrire les différentes phases de travail par lesquels vous passer pour réaliser un Exquisite Corpse ?

SP : Je déroule le papier à même le sol. Je délimite la forme, le format (identique à celui d’une œuvre de Manet) à l’aide d’un pinceau. Je découpe dans le papier une surface plus grande que la forme. J’accroche le papier au mur. J’applique l’encre. Je la laisse sécher. Ensuite je décroche le papier et je le découpe en respectant scrupuleusement le format de l’œuvre de Manet. Par conséquent, le geste va toujours au-delà de la taille du support puisque je ne découpe précisément le papier qu’après-coup. Mais je vois le format de la peinture de Manet puisque celui-ci est délimité au pinceau. Je n’utilise pas de gesso ou quoique ce soit d’autre du même type. C’est seulement de l’encre et du papier. Il y a beaucoup de travail à effectuer car la préparation (je veux dire par-là le fait de devoir les dérouler sur le sol et de faire les délimitations précises avant de les accrocher au mur) prend beaucoup plus de temps que la phase de peinture. Si je les peins trop doucement, je ne pense pas qu’ils soient bons. Cela a quelque chose à voir avec l’image que je suis en train de produire. Dans votre première question, vous m’avez interrogé sur la peinture auto. Et j’y reviens : la raison pour laquelle j’ai chargé quelqu’un de s’occuper de la peinture auto est que je ne peux pas faire cela. Je ne l’aurais pas très bien fait et la personne à qui j’ai confié cette tâche pouvait le faire au moins aussi bien que moi. Mais en ce qui concerne les dessins, il m’était plus facile de les faire moi-même que de les décrire à quelqu’un d’autre pour qu’il les fasse ensuite dans la mesure où je cherche à donner à chacun de ses dessins un certain degré de particularité. Il n’est pas important en soi que je les fasse moi-même. Mais dans une certaine mesure, je pourrais dire l’inverse, car je souhaite que chacun d’eux s’impose comme une forme particulière d’image. Je change également incessamment. Et l’évolution de ces dessins est liée à ce changement. Chaque fois que je fais un de ces dessins, je dois décider si je l’accepte ou non. Souvent, il m’arrive de le regarder et de penser : « Non, je n’accepte pas celui-ci ». Cela s’est encore produit en février. Je suis revenu à Los Angeles pour une courte période afin de présenter mon film [Vinyl II] et je devais également en profiter pour réaliser trois nouveaux dessins pour Francfort. Mais je n’avais pas acheté la même encre en pensant que cela ne ferait pas de différences. J’ai donc réalisé ces dessins et ils se sont avérés affreux. Ils étaient rouges ! J’ai fini par les détruire. Les dessins paraissent différents en fonction de la période de l’année où ils sont réalisés. S’il fait très humide dehors, ils ont un certain aspect. S’il fait très sec, ils présentent un autre aspect. Lorsque j’ai commencé à travailler sur cette série, les dessins étaient beaucoup plus secs. Ceux que j’ai faits pour Francfort avaient un aspect humide. Ils retenaient en eux cette humidité. C’est une chose à laquelle je m’attendais car je ne souhaite pas contrôler tous les paramètres de leur production. C’est chaque fois une réponse spécifique de ma part (j’accepte ou je rejette le dessin). Peut-être est-ce une réponse programmatique. Mais il s’agit d’une réponse délivrée à un moment différent, particulier. Tous les dessins d’Exquisite Corpse paraîtront donc différents. Même si l’éventail des possibilités peut sembler très étroit, il y a encore un peu de différences, ne serait-ce qu’à mes yeux. Les différences sont très importantes pour moi, même si elles sont infimes.

NE : La série Exquisite Corpse n’est pas encore achevée. Pourquoi différez-vous la fin de sa réalisation ?

SP : J’ai deux façons de répondre à cela. Je vous raconterai ensuite une anecdote. Tout d’abord, une des motivations sous-tendant la réalisation de cette série a été de s’interroger de façon systématique sur ce que l’on attend traditionnellement d’un artiste. Et bien souvent, on demande à un artiste d’avoir une pratique de dessinateur. J’ai donc pensé que si je m’envisageais sous cet angle (comme je commençais à le faire), je devais reconnaître cette dimension préhistorique de mon travail ; il me fallait mettre en évidence la manière dont mon travail s’inscrit dans une histoire plus globale, hors de moi-même. Et j’ai pensé ainsi : « Bien, si je suis supposé avoir une pratique de dessin, en quoi pourrait-elle consister ? » Et j’ai abouti à cela. Deuxièmement, je dois dire que je travaillais déjà depuis un bon bout de temps et que j’avais jusqu’ici conçu chaque projet comme une expérience menée sur un faisceau particulier de problèmes ou sur un genre ou une discipline spécifique. Et cela avait contribué à produire un fort taux de discontinuité. J’avais donc le sentiment d’avoir, par inadvertance, célébré la discontinuité alors que j’aurais dû interroger le jeu entre la continuité et la discontinuité. Je voulais donc travailler à un projet qui jouerait sur une continuité progressive. Beaucoup de facteurs sont déterminés par avance dans Exquisite Corpse.. Mais l’un d’entre eux ne l’est pas : combien de temps travaillerais-je dessus ? Quand j’ai commencé ce projet, je savais qu’il serait populaire à certains moments et impopulaire à d’autres mais que je continuerais à le faire quoiqu’il en soit. Et cela a été le cas. Il y a eu des moments durant lesquels les dessins d’Exquisite Corpse ont joui d’une réelle popularité et d’autres périodes durant lesquelles ils n’ont pas paru si populaires.

NE : Vous avez eu des critiques négatives ?

SP : Oh, oui, bien sûr, mais qui n’en a pas reçu ? Voici l’histoire que je voulais vous raconter. Vous connaissez Martin Kippenberger ? 12 L’artiste allemand. Je l’ai croisé, un jour, à Hollywood, à l’occasion d’une fête caritative. Et Martin m’a dit : « Que fais-tu ces jours ? ». Je lui ai répondu : « Je suis en train de préparer une nouvelle exposition et je vais montrer quelques nouveaux exemplaires de la série Exquisite Corpse ». Il m’a regardé ; il était stupéfait et il m’a dit : « tu travailles encore sur ce projet ! Tu ne l’as pas encore fini ? Pourquoi ne loues-tu pas les services de quinze assistants pour achever la série en un week-end ? » (rires) La rapidité à laquelle je réalise Exquisite Corpse est déterminée par la fréquence des invitations que je reçois pour exposer ces dessins. Certains années, j’en réalise beaucoup et il y a des années où je n’en ai fait aucun. J’en ai réalisé trois nouveaux pour Francfort. J’en suis à 193. Ce qui est plutôt pas mal, je pense ! Il y en aura 556 au total. Mais il se pourrait que je meure avant d’en finir avec cette série. C’est une possibilité que l’on ne peut négliger.

NE : Certains couleurs sont récurrentes dans votre œuvre : les panneaux au ton blanc cassé, sépia (presque une couleur chair) me semblent assez typiques. La couleur est-elle pour vous un moyen de lier une œuvre (par exemple, un lavis de la série Exquisite Corpse) à une autre de vos œuvres pourtant complètement différentes (telle The N° 1 Single from Billboard’s Hot 100 Singles (Aristotle, Plato, Socrates))?

SP : Oui, je réalise le dessin exactement de la même façon pour qu’une connexion s’établisse inévitablement.

NE : Par conséquent, toutes vos pièces sont liées les unes aux autres.

SP : Certaines le sont plus que d’autres. Les pièces sont parfois structurellement liées les unes aux autres. En d’autres occurrences, c’est par le matériau que s’établit le lien. Je ne peux pas dire que toutes ces connexions sont volontaires. Mais j’essaie d’établir des liens de diverses manières. Quand j’établis consciemment un lien, je l’instaure sur un mode spécifique à un moment donné, mais je ne cherche pas à établir systématiquement des liens sur le même mode. Il ne s’agit pas de développer à partir de la façon dont je fais des connexions un style ayant valeur de signature. Je m’efforce de montrer que différents types de logique peuvent sous-tendre la façon dont je tente d’établir un lien. Et puis, il y a des liens indirects sur lesquels je n’ai aucun ascendant. Et c’est inévitable, me semble-t-il. Avez vous vu toutes les nouvelles pièces que j’ai réalisées avec l’ensemble du spectre des couleurs ? Ces pièces sont en vinyle. Quand j’ai exposé à Rotterdam, j’ai parcouru les salles qui m’étaient consacrées et j’ai pensé : « Est-ce là le sommet de ce que je peux faire en termes de couleur ? ». J’ai pensé à cet instant que je devais trouver une façon d’engager plus activement la couleur dans mon travail et ces nouvelles pièces tentent d’aller dans cette direction.


NE : Permettez-moi d’insister sur ce sujet : chaque œuvre que vous réalisez semble faire référence à toutes vos autres œuvres. Par exemple, votre pop song What’s Wrong est lié à What’s Wrong, une œuvre d’art visuelle. Cette dernière n’est elle-même qu’un fragment d’une série qui l’englobe. Et cette série est liée à toutes vos autres œuvres car les 35 panneaux dont elle est composée épellent le titre de votre première exposition rétrospective « It Was The Best He Could Do at The Moment » (l’exposition au Museum Boijmans-van Beuningen, de Rotterdam (1992) que vous évoquiez à l’instant). Vous nous saisissez dans un labyrinthe vertigineux ! ! ! A vos yeux, votre production toute entière ne constitue-t-elle qu’une seule et unique œuvre ?

SP : C’est une question délicate. Je ne suis pas intéressé par l’idée d’œuvre d’art total (Gesamkunstwerk). Je me suis engagé dans la musique et la peinture dès le début et j’ai d’abord pensé qu’il me faudrait produire une synthèse des deux. Mais très tôt, j’ai réalisé que je ne voulais pas faire ça. Je préférais avoir une pratique musicale quand je travaille en musique » et une pratique picturale quand je travaille en peinture. Il y a sans doute un lien structurel entre la musique et l’art visuel que je produis. Mais il n’y a pas de connexion directe, morphologique entre les deux.

NE : Pour comprendre votre travail, n’est-il pas absolument nécessaire de connaître son évolution depuis le début ?

SP : On pourrait dire cela pour le travail de chaque artiste. L’idée selon laquelle je me dois de produire des œuvres quantifiables, susceptibles d’être considérées d’une façon isolée, m’agace car je pense qu’on ne fait jamais cela, qu’on le veuille ou non. Même dans la vie de tous les jours, aucune action n’est compréhensible si on l’isole ou si on l’envisage indépendamment de toutes les autres. Tout est imbriqué. Je tente donc de m’atteler à une pratique qui indique que nous avons accès à certaines choses et non à d’autres ; tout cela étant fonction de ce que notre engagement est et a été. Certaines personnes suivent mon travail depuis vingt-cinq ans et il y en a d’autres qui n’y seront confrontées que pendant quelques secondes. Cela produit des lectures très différentes. Mais je n’ai pas de position privilégiée par rapport à mon travail. Il y a des choses qui m’échappent, du sens auquel je n’ai pas accès. C’est le cas d’une partie du projet que je viens de réaliser à Francfort. J’ai construit une salle de la même taille que le bureau d’Arnold Schönberg à Los Angeles. Dans ce cadre, je présente un fac-similé du manuscrit original de Theodor Adorno (The Fetish Character of Music and The Regression in Listening). Le manuscrit original se trouve en Allemagne. Il fait quarante-six pages et j’en présente le fac-similé en tant que partie constitutive de mon travail. Mais je ne l’ai jamais lu en Allemand. Je ne l’ai lu que dans sa traduction anglaise. Il était très important à mes yeux de le présenter en Allemand. Le manuscrit est conservé dans les archives d’Adorno à Francfort et je voulais établir une connexion avec Francfort pour cette exposition. Mais je voulais également signifier que je n’ai pas forcément accès à la source des choses que j’utilise, que je ne suis pas en position privilégiée pour comprendre le sens de mon travail. Quiconque parle Allemand à Francfort (et je crois, qu’il s’agit d’à peu près tout le monde) peut avoir accès au sens de ce texte d’une manière que je n’aurai jamais.

NE : Comment vous situez-vous par rapport à la mouvance appropriationniste ? Par rapport au travail de Sherrie Levine, par exemple.

SP : J’ai été très impliqué dans cette stratégie pour de multiples raisons. La critique a souvent envisagé l’appropriation comme une manière de contester le statut d’auteur et je comprends ce point de vue. Mais l’appropriation est, en ce qui me concerne, un moyen de saisir un objet culturel qui était déjà en circulation dans la société, de faire subir à cet objet un certain nombre de traitements avant de le ramener dans la sphère sociale. Il s’agit par conséquent de travailler avec quelque chose qui m’a précédé dans le temps. L’objet provient du monde, pénètre mon territoire ; je travaille sur lui avant de le renvoyer dans le monde. Il s’agissait donc davantage d’un rapport de négociation avec le monde que d’une réflexion sur la question de l’auteur. A l’occasion du vernissage de mon exposition à Francfort, Liam Gillick a fait un petit discours introductif. Il a soutenu dans cette allocution que je ne suis pas impliqué dans l’appropriation mais dans la régénération. Vous pourrez lui parler de cela, si vous voulez. J’ai toujours pensé que j’avais une très forte affinité avec l’œuvre de Sherrie Levine. Nous avons été des amis intimes dans le passé. Je l’ai rencontrée vers 1980 via CalArts. Nous discutions ensemble presque tous les jours.

NE : Durant votre conférence à l’Ecole des Beaux-Arts, vous avez dit que vous considériez votre activité d’enseignant comme une partie de votre pratique artistique. Votre œuvre est-elle pédagogique sinon didactique ?

SP : Je pense que tout art est didactique. Je ne sais pas comment cela est perçu en France. Mais c’est la pire chose que vous puissiez dire au sujet de l’art aux Etats-Unis. Si les gens disent qu’une œuvre d’art est didactique, c’est pour immédiatement en conclure que l’œuvre en question est mauvaise. Je me suis pour ma part toujours opposé à cette vision des choses car je pense que l’aspect didactique a toujours été une des composantes de l’art, d’une manière ou d’une autre. Une œuvre d’art consciemment didactique constitue une possibilité. Et je ne comprends pas pourquoi on devrait nécessairement soustraire l’œuvre d’art à cette possibilité. D’une œuvre d’art, émane une attitude envers certains types de sujets, envers un arrangement formel qui est dans une certaine mesure parallèle aux organisations que nous trouvons dans la sphère sociale. Il me semble que l’art fonctionne toujours de cette manière. Il formule plus ou moins explicitement des propositions sur la manière dont les ordres sociaux pourraient être réorganisés. Telle est la fonction didactique de l’art, je pense. Dans mon film (Vinyl II), par exemple, je ne cherche pas à faire apprendre aux gens des choses au sujet de Georges de La Tour. Je l’utilise plutôt comme un détour pour obtenir quelque chose d’autre. Je ne pense pas que ce film soit au sujet de Georges de La Tour ou de Honthorst ou même au sujet de la peinture en soi ou du musée en soi. Il a bien plutôt trait à la politique de nos déplacements de spectateurs à travers le musée. C’est la raison pour laquelle j’ai essayé de produire un tel déplacement strict et formalisant de la caméra à travers le musée. C’est un mouvement parallèle à celui que nous effectuons lorsque nous déambulons dans un musée. Nous voyons certaines choses alors que d’autres nous échappent. Nous avons une attirance pour quelque chose ou nous n’en avons pas. Ceci est au cœur de toutes les procédures d’inclusion ou d’exclusion ; donc au cœur de la question politique, me semble-t-il.

NE : Votre film était également au sujet de l’Art et des promesses que celui-ci ne tient pas. Problème éminemment politique s’il en est…

SP : Absolument.

NE : En France, il y a encore un clivage assez net entre le monde de la musique et le monde de l’art. Il semble que ce clivage soit moins visible aux Etats-Unis

SP : Non, j’ai toujours eu l’impression qu’il y avait un clivage et je pense que celui-ci demeure. Mais je suis optimiste car j’ai commencé à travailler avec des musiciens de Chicago et c’est la première fois que je rencontre un groupe de musiciens avec lequel j’ai l’impression de pouvoir effectivement parler de certaines questions comme je peux le faire avec mes collègues artistes de Los Angeles. Cela m’a donc permis de travailler avec eux dans le cadre d’un vrai contact musical. Ces musiciens de Chicago sont très intéressés par l’Art. Mais, il ne s’agit jamais que d’un très petit chevauchement pour les Etats-Unis. Ils ont par exemple demandé à Albert Oehlen, le peintre Allemand, l’autorisation de reproduire une de ces peintures sur la couverture d’un de leurs disques. Autre exemple : David Grubbs avec qui j’ai travaillé (il coproduit mon disque) était sur le point d’obtenir son P.H.D. à l’Université de Chicago. Il écrivait son mémoire sur John Cage et Ad Reinhardt dans le cadre du département littérature. Notez bien qu’il est musicien ! Je crois néanmoins qu’il n’a jamais achevé sa thèse. Car il est, dans l’intervalle devenu une vraie pop star. L’année dernière, il a joué à l’Olympia.


NE : Pour votre part, qu’avez-vous étudié en premier lieu : la musique ou la peinture ?

SP : J’ai abordé les deux (peintures et musique) simultanément alors que j’étais gamin. C’était un dilemme pour moi. Devais-je persévérer dans la musique ou dans les arts visuels ? Et j’ai longtemps pensé que je devrais prendre une décision. Je crois que Schönberg a dû prendre une décision de même nature, n’est-ce pas ? Même s’il était un peintre accompli en même temps qu’un musicien hors pair, il devait vraiment faire un choix. Du moins, l’a-t-il cru à cette époque. Je suis pour ma part dans une situation historique différente et je crois qu’en définitive je n’ai pas été forcé de faire un choix. Je voulais étudier les deux. Mais cela allait prendre trop longtemps. Cela allait prendre onze ans. Onze longues années ! Si je choisissais la peinture en matière principale et la musique en matière secondaire, je pouvais boucler mes études en six ans. Voilà mon histoire. Une des raisons qui m’a fait venir à CalArts tient au caractère multidisciplinaire de cette école. C’est l’unique école de ce type aux Etats-Unis englobant une école d’art, une école de théâtre, une école de danse et une école de cinéma en un bâtiment. J’ai effectivement étudié la musique là-bas mais d’une façon informelle. Je veux dire qu’à ce point de mon cursus, je savais ce que je voulais faire. Je ne voulais pas vraiment pousser plus loin l’étude des processus musicaux. Je me suis quand même inscrit dans une classe de musique afin d’avoir accès au studio de musique électronique.

NE : Avez-vous de nouveaux projets musicaux en tête ?

SP : Ce n’est pas encore tout à fait arrêté pour le moment. Mais il y a tout lieu de penser que je vais faire un concert à Berlin le 21 juin et un autre à Francfort vers le 25-26 juin. Je chanterai et jouerai de la guitare basse. Je serai accompagné par un pianiste, un percussionniste, ainsi que par un ensemble de 12 instruments à cordes. Je suis en train d’écrire un arrangement. Il s’agit plus ou moins d’une structure en deux parties. Dans la première partie, je jouerai des chansons pop extraites de films de Fassbinder ; il y en a une de Peer Raben dont les paroles sont en anglais et il y a une chanson tirée d’un film de Chantal Ackerman. L’autre moitié de la performance sera constitué d’un type de musique plus matérialiste. Je travaillerai sur le son comme pour apporter un complément au matériau brut. Et il y aura, dans cette œuvre, une communication entre ces deux façons de jouer de la musique.

NE : Cette musique à tendance matérialiste dont vous parlez sera-t-elle produite par des moyens électroniques ?

SP : Non, l’ensemble de l’œuvre sera acoustique, jouée d’un bout à l’autre par des musiciens. Il n’y aura pas de musique enregistrée dans cette performance. C’est très « vieux jeu » en définitive (rires). Violons, altos, violoncelles, contrebasse.

NE : Avez-vous d’autres projets de film ? Est-ce que vous envisagez de réaliser un long métrage ?

SP : J’aimerais faire un remake de Le Diable Probablement (le film de Bresson) avec Keanu Reeves dans le rôle principal.
Paris, La Chaise au Plafond, avril 2000

Première publication dans Retour d'y voir (numéros 1 et 2), revue du mamco, Genève, 2008, pp.107-127

1 Stephen Prina est né en 1954 à Galesburg, (Illinois). Il vit et travaille à Cambridge (Massachusetts) et à Los Angeles.

2 Flash Art, été 1988, pp.114-115

3Voir par exemple Excerpts from the 9 Symphonies of L. van Beethoven, für Zwei Pianoforte zu Vier Händen, Transcription pour Piano à deux mains, and für Klavier zu 4 Händen (tiré de « An Evening of 19th and 20th Century Piano Music », 1983-1985. Prina, comme le rappelle Timothy Martin, s’est livré au « montage systématique d’une suite complète de transcriptions pour piano des symphonies de Beethoven pour en faire une unité contiguë. A l’aide d’une formule stricte, il a divisé les différentes transcriptions en segments, en a choisi un dans chacune d’entre elles [Le premier neuvième de la première symphonie, le deuxième neuvième de la deuxième symphonie, le troisième neuvième de la troisième symphonie, et ainsi de suite.] et les a reliés pour construire une « symphonie » d’une longueur égale à la moyenne arithmétique de l’ensemble d’origine, analogue du point de vue de la composition à la totalité de la carrière symphonique de Beethoven. Dans un but d’unification supplémentaire, il a modifié les marques du tempo et du rythme de l’ensemble, ce qui les a rendues seulement partiellement reconnaissables pour les auditeurs ». Timothy Martin, « La contrainte monumentale (Présence, référence et nom propre dans l’œuvre de Stephen Prina) », in Exposé, n°1, printemps / été 1994, p.88. Mais Prina ne part pas toujours de référents classiques et peut en certaines occasions s’appuyer sur des prémices pop. Il s’est par exemple livré (le 25 août 2001, au Schindler House de Los Angeles), à des manipulations structurelles complexes pour faire fusionner dans le cadre d’une performance publique la musique de Sonic Youth avec celle de Steely Dan. Le titre de l’œuvre était un indice de cette condensation : Sonic Dan. Le matériel musical (à partir duquel a travaillé Prina) dérivait du premier album de Sonic Youth sorti en 1980 et du dernier album de Steely Dan (sorti la même année).

4 Ces déviations successives par rapport à une œuvre antérieure sont résumées par le titre de l’œuvre : Exquisite Corpse qui signifie cadavre exquis. Chaque artiste participant au grand jeu de l’Histoire de l’Art dévie de la ligne esthétique énoncée par ses prédécesseurs, de même que l’individu s’adonnant au cadavre exquis dévie inéluctablement du mot ou du trait esquissé par le joueur précédent dans la mesure où ce trait ou ce mot lui sont cachés. Agnès Anfray et Lise Viseux remarquent très justement dans « Exquisite Corpse : The Complete Paintings of Manet [Cadavre Exquis : Tout l’œuvre peint de Manet ]», que l’Histoire de l’Art fonctionne comme un méta-cadavre exquis. « Toute œuvre , disent-elles, tient du « cadavre exquis », puisqu’elle porte en elle la trace de ce qui a précédé quelque soit la façon dont ce passé se manifeste […] » in Classifications, sous la direction de Ramon Tio Bellido, Presse Universitaire de Rennes, pp.94-95.

5 Bloom faisait partie de l’Ecole Déconstructionniste de Yale qu’il composait avec Jacques Derrida, Paul de Man, J. Hillis Miller, et Geoffrey H. Hartman.

6 Je me permets de renvoyer à mon texte « L’Angoisse Simulée de l’Influence (After Harold Bloom) », in Art Présence n°56, octobre-novembre-décembre 2005, pp.2-15

7 Harold Bloom, The Anxiety of Influence (A Theory of Poetry), New York –Oxford, Oxford University Press, (1973), 1997, p.71.                   

8 Voici par exemple les informations que nous fournit le premier cartel :

Monochrome painting, I 1988-1989

First Station – Christ Condemned to Death

Kasimir Malevich

Suprematist Composition : White on White, C. 1918
oil on canvas
The Museum of Modern Art, New York
Delstar®, acrylic enamel (VW 1985, LB6V, # 45893, Papyrus green poly) on linen on wood panel.

9 « In a large tragic theme of this kind, when Picasso does Guenica, he cannot do it in color. He does it in black and white and gray. I couldn’t make a green Passion or a red one. I mean you wouldn’t want me to make a purple Jesus or something like that ? It had to be black and white – I was compelled to work this way…Could I get the living quality of color without using color ? »

10 Antoine Pevsner, « Rencontre avec Malevitch dans la Russie d’après 1917 », traduit par Jean-Claude et Valentine Marcadé dans : Malevitch, Ecrits, t. 2, Lausanne, L’Âge d’homme, 1977, p.193.

11 - Kasimir Malevitch : Monochrome Painting I / Suprematist Composition : White on White (c.1918) / First Station – Christ Condemned to Death)
- Alexandre Rodtchenko : Monochrome Painting II / Pure Red Color (1921) / Second Station – Christ Carrying the Cross
- Wladyslaw Strzeminski, Monochrome Painting III, Unistic Composition 8, 1931-1932 / Third Station – The First Fall
- Barnett Newman, Monochrome Painting IV / Abraham (1949) / Fourth Station – Christ Meets Mary
- Robert Rauschenberg, Monochrome Painting V / White Painting (1951) / Fifth Station – Simon Helps Carry the Cross
- Ellsworth Kelly, Monochrome Painting VI / Two Panels : Yellow Relief (1955) / Sixth Station – Veronico Wipes the face of Christ
- Yves Klein, Monochrome Painting VII / IKB 48 (International Klein Blue) (1956) / Seventh Station – The Second Fall
- Piero Manzoni, Monochrome Painting VIII / Achrome (1959) / Eighth Station – He Comforts the Women of Jerusalem
- Ad Reinhardt, Monochrome Painting IX / Abstract Painting, Black (1960-1966) / Ninth Station - The Third Fall
- Lucio Fontana, Monochrome Painting X / Spatial Conception, Expectations, 61 T 22 (1961) / Tenth Station – He’s Stripped of his Garments
- Brice Marden, Monochrome Painting XI / The Dylan Painting (1966) / Eleventh Station – The Crucifixion
- Robert Ryman, Monochrome Painting XII / Standard N0, 1 (1967) / Twelft Station – The Death of Christ
- Gerhard Richter, Monochrome Painting XIII / Grey (1972) / Thirteenth Station – The Deposition
- Blinky Palermo, Monochrome Painting XIV / Untitled (1973) / Fourteenth Station – The Entombment

12 Martin Kippenberger est mort en 1997.