dimanche 28 décembre 2008

La guerre des modèles (Entretien avec Jean-Pascal Princiaux)



Sis sur la montagne : le Piz Gloria, un célèbre restaurant panoramique giratoire face au massif de la Jungfrau surplombant Grindelwald. Le lieu est mythique et les touristes aisés s’y pressent. En fait, le Piz Gloria doit tout ou partie de son aura au cinéma puisque c’est ici qu’a été tourné Au service secret de Sa Majesté, un James Bond sorti en 1969, depuis lors resté dans toutes les mémoires. Sur le site, face au restaurant, on a un peu le sentiment d’être gagné par une « perte de réel ». Tout se passe comme si le cinéma avait contaminé le lieu ou, si l’on préfère, comme si l’image et la réalité avaient implosé pour se confondre l’une avec l’autre dans une même « totalité opérationnelle ». La situation n’est pas sans rappeler ce que Baudrillard qualifiait d’hyperréalité. Les déserts américains, disait-il, sont « hyperréels » dans la mesure où, ayant été sur-filmés, ceux-ci nous apparaissent désormais comme du cinéma incarné. « Inutile de chercher à décinématographier le désert pour lui garder une qualité originelle, la surimpression est totale, et elle continue 1 ». La situation est à peu de choses près la même à Grindelwald. Il est impossible de décinématographier le lieu. Et Jean Pascal Princiaux, qui s’intéresse beaucoup aux mutations de l’espace quotidien engendrées par les technologies audiovisuelles, le sait bien.
Dans CostumeGris, son prochain film – dont le projet a été présenté à la galerie Michèle Chomette au printemps 2007 – le Piz Gloria explose. La déflagration est certes réaliste mais on ne peut manquer de trouver « bizarre » le mouvement de caméra suscité par l’onde de choc. En fait, c’est un emprunt ou, plutôt qu’un emprunt, une réminiscence. Avec la collaboration de Boris Ramonguilhem, jeune artiste réputé pour ses installations sonores et son travail sur le virtuel, Jean Pascal Princiaux a échantillonné le mouvement de caméra esquissé par Gédéon Naudet dans ses images du 11 septembre. « Dans le plan original, Naudet filme d’abord une plaque d’égout, il entend l’avion, se met à le suivre avec sa caméra et filme l’impact [dans les Twin Towers]. Ce mouvement de caméra singulier et identifiable est très présent dans la séquence finie ». CostumeGris est donc contaminé par le regard d’un autre (Naudet) qui travaille le film en filigrane. Étant donné que le mouvement de caméra n’a rien de naturel, l’hyperréalité du lieu tend à se défaire. On commence à comprendre que l’aura dont il jouit n’est que le produit de la superposition de regards filmés qui se sont interposés entre nous et lui. La contamination, devenue criante, déstabilise la lecture de l’image, met en crise sa transparence documentaire 2.
Jean Pascal Princiaux est l’inventeur du concept de « Shakespeare Machine », un dispositif de recherche informatisé ayant vocation à recycler et à remixer le patrimoine audiovisuel mondial. L’artiste travaille notamment à partir de séries américaines (Dallas, Côte Ouest, Lost), mais aussi à partir de documentaires, de films pornographiques, d’images personnelles etc., pour donner corps, par mashup, à des œuvres de fiction immédiatement reconnaissables à leur tonalité contemplative et leur goût pour l’anticipation. Le stock d’images à partir duquel travaille Jean Pascal Princiaux est manipulé en profondeur : recadrage, masquage, retrait, ajout à l’intérieur de l’image etc. ; les combinatoires sont infinies. Jean Pascal Princiaux a eu, dès les années 80, l’intuition de ces possibilités.
Le nom même de « Shakespeare Machine » est une réponse à un défi lancé par Pierre Lévy dans Les Technologies de l’intelligence. Dans ce livre, en effet, le cogniticien émet de sérieuses réserves quant à la capacité d’un système non-humain à créer une œuvre. De son point de vue, l’irrationalité poétique, qui est un élément substantiel de toute œuvre majeure, est hors de portée des systèmes techniques. Ce qui l’amène à déclarer « une Shakespeare Machine n’est pas possible ». Par défi, donc, Jean Pascal Princiaux a entrepris d’en fabriquer une.
Ce qui est remis en jeu et dépassé à travers cette œuvre, ce sont donc les questions afférentes au détournement, à l’appropriation ; modèles conceptuels désuets, comme l’indique l’artiste, qu’il est sans doute préférable de remplacer par l’analyse des phénomènes de contamination de la réalité et de l’individu par l’image, et la production d’une continuité improbable surgissant d’un agglomérat de fragments disparates.


NE : J’aimerais, pour commencer, que tu situes les débuts de Shakespeare Machine, que tu me donnes des précisions chronologiques et que tu me rappelles comment est née la chose.



JPP: Le projet Shakespeare Machine remonte à la fin des années 80. À l’époque, il ne portait pas encore ce nom mais l’idée était là. Ce projet répondait et répond encore à l’envie d’augmenter le spectre de monstration d’un objet audiovisuel ; par exemple, un feuilleton du type Dallas. À cette époque, je réfléchissais beaucoup à ce genre d’objets. Je pensais au fait que ce qui est montré s’arrête à un moment donné. On ne voit pas les personnages aller aux toilettes par exemple ; c’est trivial, mais il y a toutes sortes de choses que l’on ne voit pas dans un même film. Chaque fiction constitue un micro-monde aux limites bien arrêtées.


NE : Ce qui t’intéresse, c’est le caractère idéalisé de la vie fictionnelle ?


JPP : Non, ce qui m’intéressait surtout, c’est que l’amplitude de ce qui est montré, l’amplitude des situations produites par les réalisateurs, est extrêmement limitée. C’est valable pour la plupart des documents audiovisuels, de fait. Dans bien des films, on voit des couples s’apprêter à faire l’amour, mais l’action s’arrête là ou se résorbe dans un piètre simulacre. En tout cas, cela s’arrête bien vite alors que dans d’autres films en revanche – les films à caractère pornographique, par exemple, surtout ceux réalisés à partir de l’ère vidéo – ils ne font que ça. Ils ne travaillent pas, ils ne complotent pas, ils ne conduisent pas ou très peu sinon dans les séquences de générique. Au cœur de Shakespeare Machine, il y a cette envie très informelle et presque viscérale de produire un objet audiovisuel qui ait un spectre de monstration beaucoup plus large, une bande passante iconographique plus importante.



NE : Sharemonsieur 5 est justement caractérisé par son pansexualisme. Le sexe féminin est partout : sur le corps, sur les vêtements, etc. Toute la part exclue, tout le non-visible des feuilletons américains refait surface.



JPP: Oui. Le sexe est pratique parce qu’il permet de mettre les points sur les i en terme de spectre de monstration. Tu aurais également pu prendre pour exemple une séquence importante de Sharemonsieur 4 où l’on peut voir une reconstitution en images de synthèse de la pénétration d’un sexe féminin en caméra subjective ; l’ensemble suggérant le point de vue du sexe masculin. Cette séquence, réalisée avec Boris Ramonguilhem, est un remake de l’attaque de l’Étoile Noire dans Starwars puisque le mouvement d’approche, et de pénétration, reprend précisément les mouvements de caméra de Starwars. Élargir la bande passante est le premier objectif. Le second objectif de Shakespeare Machine est de se brancher sur le flux audiovisuel avec la volonté d’envisager le stock de signes que celui-ci véhicule comme un matériau susceptible d’être recyclé. Il ne s’agit pas du tout de se lancer dans un travail de citation à caractère critique, mais d’utiliser des objets audiovisuels qui sont par ailleurs des objets finis et de les considérer comme un matériau susceptible de faire des œuvres. Comment transformer ces produits finis en matériau réactivable ? Comment renseigner ces documents ? Comment les qualifier pour produire à partir d’eux des briques de langage, c’est-à-dire des objets polyvalents et réutilisables ?


NE : Comment travailles-tu ? Procèdes-tu à un échantillonnage et à un archivage systématiques de sources multiples ? As-tu constitué une banque de données avec un répertoire des différentes situations cinématographiques ou narratives possibles ?



JPP : Il y a deux niveaux d’archivages et de référencements. Un qui existe déjà et qui est produit par l’industrie culturelle, publique ou privée. Il est accessible via les réseaux de communication, les bases de données, la télévision, Internet, etc. Cela va des ouvrages de fond aux programmes de télévision qui permettent d’avoir une vision globale de ce gisement qu’est le patrimoine audiovisuel mondial. C’est un premier niveau. C’est sur ce mode-là qu’il y a un rapport avec le flux. Dans un second temps, en se rapprochant de telle ou telle production, on passe à un deuxième type de rapport qui est un archivage personnel avec enregistrement et caractérisation des échantillons. Les tournages du film CostumeGris, quant à eux, produisent une matière fictionnelle ouverte polyvalente permettant de modeler des récits très différents. Cette matière est elle aussi caractérisée, renseignée pour constituer, avec les échantillons prélevés dans le flux, la base d’archive.


NE : La thématique de tes films semble refléter l’anticipation technique que tu as mise en œuvre pour les réaliser. Ils ont une dimension presque science-fictionnelle par moments. Je ne sais pas… Peut-être est-ce tiré par les cheveux ?



JPP : Non, on peut l’interpréter comme ça. Il semblait intéressant de se pencher sur l’idée assez farfelue de recycler le futur. L’ambiance de ces films, surtout à certains moments, peut évoquer le genre du film d’anticipation ; film d’anticipation qui est un moyen, un clin d’œil. Il y a aussi une question annexe d’anticipation, assez drôle, consistant à prendre un peu d’avance dans l’introduction des éléments de façon à ce que, lorsque les films sortent, ils ne soient pas totalement dépassés. Sur un mode extrêmement banal, pour le film CostumeGris, une partie importante de la matière audiovisuelle est tournée par nos soins avec l’apparition d’un problème de téléphones.



NE : C’est un problème lié à leur obsolescence programmée ?



JPP : Oui. Le tournage de CostumeGris s’est effectué sur une période de 4 ou 5 ans. En fin de parcours, l’harmonisation de l’iconographie technologique est nécessaire. Je ne sais pas encore comment cela va être géré, mais des téléphones présents dans les rushs vont probablement être remplacés…



NE : Ton idéal serait du côté d’une fiction non datable ?


JPP : Oui, plutôt non datable.



NE : Dans Sharemonsieur 4, certaines séquences semblent dériver d’images animalières ou documentaires, en tout cas d’images à tendance écologique. On devine parfois des coupures pratiquées dans le texte original comme pour y faire surgir une sorte de discours autre. Y a-t-il une parenté entre ce travail et le cut-up ?



JPP : Non. On peut même considérer qu’il s’agit d’une activité inverse puisqu’il ne s’agit pas de partir d’un récit pour, ensuite, le fragmenter et le disperser, avec en tête la perspective de confronter le lecteur ou le spectateur à une constellation narrative. Non, il s’agit plutôt de reconstruire un espace, une situation homogène et continue à partir d’éléments provenant de sources extrêmement différentes.



NE : Pour citer le cas de Sharemonsieur 3, avec la piscine, on finit par s’apercevoir qu’il y a là des piscines qui viennent d’horizons divers. En l’occurrence, te souviens-tu de l’endroit où tu as emprunté cette vue générale sur la piscine ?



JPP : Ça vient de L’Île de Ténérife. D’autres vues de la piscine sont empruntées à un film pornographique des années 80. D’autres encore ont été tournées par un caméscope de première génération, à la fin des années 80. Et il y a un petit peu de téléfilm des années 90.



NE : Au total, combien y-a-t’il de piscines ?



JPP : Quatre que l’on perçoit comme une. Cet emprunt à différents lieux ou films pour constituer un lieu probable, plausible, dans un sens est aussi un emprunt aux pratiques de l’industrie audiovisuelle. Regarde par exemple ces images censées représenter New York dans les séries et qui ont en fait été tournées à Toronto.



NE : Toujours dans Sharemonsieur 3, tu as eu ce parti pris délibéré de zapper la part la plus expressive d’une personnalité, en l’occurrence, son visage ; essentiellement par des recadrages ou des masquages. C’est une façon de les rendre anonymes et de les relancer dans une sorte de fiction générique ?



JPP : Tout à fait. Mais, le floutage et le recadrage ne sont que la part la plus visible de l’intervention. En règle générale, il y a une manipulation en profondeur de l’image puisque je découpe à l’intérieur même du cadre de telle ou telle fiction initiale pour effectuer soit des prélèvements, soit des ajouts. Un certain nombre d’images, notamment des images de transition, sont composées de 3 ou 4 fragments, non pas des plans mais des fragments d’images : des visages, ou des objets de plusieurs sources différentes. Cela permet de déplacer par exemple tel personnage – tourné par mes soins ou échantillonné dans un film – et de le placer dans tel ou tel lieu en le découpant, en procédant au réglage des bords de cette découpe, en ajustant les paramètres des dominantes de couleur ou en modifiant l’éclairage, voire même le maquillage des personnages. Il s’agit de rendre cet objet composite, manipulable, manipulé, et efficace dans une logique de continuité, de fusion, pour produire une situation permettant l’immersion au spectateur. Je souhaite qu’il n’y ait pas de choc, pas de décalage, que l’on ne soit pas confronté à l’irruption d’un échantillon provenant de telle ou telle source mais que l’on se glisse au travers de différents espaces audiovisuels fusionnés par celui produit.



NE : Tu n’es pas dans la disjonction surréaliste… Rien à voir avec une logique de l’oxymore héritée de Lautréamont (du type : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie »).



JPP : J’essaie de me tenir à l’antipode de cette disjonction. D’ailleurs, c’est un travail assez important en termes d’équipement et de temps. Je consacre beaucoup d’efforts à cet aspect.



NE : Est-ce que tu donnes un nom à ta technique ? Pour la différencier du cut-up, peut-être ?



JPP : L’autre jour, tu as employé le terme qui me semble le plus intéressant : celui de centon, un objet qui remonte à l’antiquité. Il s’agit d’un texte écrit à partir de fragments d’autres textes mais de façon à ce que l’ensemble ainsi constitué paraisse cohérent.



NE : Comme Proba qui écrit ses textes à partir des vers de Virgile, etc. ; le but du jeu étant bien de créer une sorte de texte plausible contrairement à une esthétique cut-up résolument orientée vers l’éclatement.



JPP : Il me semble intéressant d’utiliser le terme de centon parce que ça permet de faire l’économie d’un terme nouveau. Il est toujours risqué d’en introduire. On peut être amené à fournir des explications (rires). Et, en plus, il y a une forme de prétention dans l’introduction d’un nouveau mot. En inventer un reviendrait à considérer que le langage n’est pas assez grand pour m’accueillir. Je ne vois pas de mal, bien sûr, à faire usage de néologisme, et je ne m’en prive pas. Mais, en l’occurrence, pour qualifier le fonctionnement de Shakespeare Machine, il me paraît stratégiquement contre-productif de mettre en place un nouveau terme car celui de centon permet d’introduire une perspective historique profonde. En ce moment la scène artistique mise sur la mémoire trop courte, voire l’amnésie. On peut dire que la question du cut-up est relativement réglée et il est vrai que l’on pourrait être tenté de dire la même chose au sujet de la question du recyclage. Mais en fait, ce terme de recyclage est soit trop vaste, soit trop étroit ; il est problématique puisqu’à l’intérieur même de ce processus, il existe plusieurs directions possibles, l’upcycling et le downcycling. Le downcycling (par exemple transformer des chaussures en revêtements de sol) est à courte vue car la valeur d’usage diminue au fur et à mesure du retraitement du matériau. On peut le faire une fois, deux fois, trois fois et puis après… Nous recherchons l’inverse.


NE : C’est vrai que la plupart du temps, quand on utilise le médium télévisuel en art, c’est plus pour le rabaisser que pour en vanter les mérites.


JPP : Tandis qu’avec Shakespeare Machine, il y a une volonté de respect du matériau. Admettons que des échantillons de Dallas ou de Lost soient pris en compte dans nos travaux, il n’est pas question d’autre chose que de les sublimer. Il s’agit de faire entrer ces fragments dans un nouveau cycle d’existence symbolique, sémantique, etc. Nous visons l’upcycling. Même dans les cas extrêmes ; CostumeGris, par exemple, utilise l’idée du « documentaire sur rien ». Le documentaire sur rien est un objet courant. C’est généralement un film à petit budget, et à petite compétence aussi, pour lequel le travail de préparation a été mal effectué. Par exemple : des explorateurs reporters partent dans la jungle pour filmer la chasse du guépard, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde évidemment. Et donc, forcément, de guépards, ils n’en trouvent pas. C’est alors qu’ils apprennent qu’un âne s’est blessé dans le village d’à côté. Le documentaire dérive vers l’âne. On essaie quand même d’aller voir les guépards mais le 4 x 4 tombe en panne, etc. Cela devient un documentaire sur la mécanique en Afrique, etc. Ce type d’élaboration (ou d’absence d’élaboration) peut-être très intéressant : il produit du vide. Il produit une situation où le « que-va-t-il-se-passer ? » est déplacé, élevé au carré : c’est le film lui-même qui devient l’objet mystérieux. Le MacGuffin n’est plus un des éléments du film mais le film lui-même. Ainsi, CostumeGris a une trame très souple dans laquelle on pourrait faire rentrer beaucoup de films en changeant simplement les noms propres. La situation d’écriture vient d’ailleurs après la production. Les images et les sons du film ne sont pas réalisés en fonction d’une écriture préalable, textuelle, précédant la mise en images, mais après l’obtention des images.



NE : Dans la production cinématographique classique, il y a toujours, ou presque, du texte en amont. Avec Shakespeare Machine, le processus est inversé puisque l’écriture n’entre en jeu que dans la phase de postproduction…



JPP : Eh bien, c’est ce que nous essayons de faire. Concrètement, Shakespeare Machine doit pouvoir partir d’un texte en langage naturel pour le traduire en séquences de plans. Mais les images sont là avant le texte. On ne part pas d’un scénario purement mental qui nous conduirait à filmer tel plan qu’on mettrait après tel autre, etc. Avec Shakespeare Machine, on écrit directement une fraction de l’histoire et, en réponse à cet énoncé, on obtient une séquence de plans que l’on va pouvoir modifier, manipuler, etc. Pour une séquence importante de CostumeGris, on a procédé de façon plus explicite à un échantillonnage, comme pour Starwars. Un des sites du film est un restaurant panoramique situé au sommet d’une montagne qui doit être détruite par une explosion. Ce restaurant, c’est le Piz Gloria, près de Grindelwald, où a été tournée une séquence célèbre d’un James Bond intitulé Au service secret de Sa Majesté. Pour notre explosion, Boris Ramonguilhem a échantillonné le mouvement de caméra du célèbre plan de Gédéon Naudet montrant le premier impact dans les Twin Towers. Dans le plan original, Naudet filme d’abord une plaque d’égout, il entend l’avion, se met à le suivre avec sa caméra et filme l’impact. Ce mouvement de caméra singulier et identifiable appliqué à nos images est très présent dans la séquence finie.



NE : Du coup, il y aura dans CostumeGris de l’appropriation en filigrane. Ce que tu t’appropries ce n’est pas une image mais un mouvement du regard.



JPP : Je ne me reconnais pas dans le terme d’appropriation. Je suis un peu dans la même situation face à ce terme que ces jeunes de banlieue que l’on interroge sur leur intégration et qui répondent en brandissant leur carte d’identité française. Ces images m’appartiennent. Elles sont dans ma mémoire. Elles font partie de mon langage, de notre langage. Il n’y a donc pas d’appropriation à proprement parler. Il y a effectivement une personne ou des personnes qui les ont produites et il n’est pas question, en cas de bénéfices, de ne pas les rétribuer. Mais ce sont des images, des éléments de langage, qui nous appartiennent.


NE : Nous formons effectivement un tout indissociable avec les images dans la mesure où elles programment manifestement notre comportement, nos interactions avec autrui, notre façon de nous mouvoir et de nous émouvoir, etc. Kendell Geers dit – je crois que c’est dans un entretien avec Jérôme Sans – que chacun d’entre nous a appris à allumer une cigarette en s’inspirant d’un modèle cinématographique. De même, il est assez vrai, et Warhol en parlait déjà dans Ma Philosophie de A à B, que c’est essentiellement à travers le cinéma que se formate en nos esprits une certaine idée de l’amour, au sens le plus frelaté du terme, d’ailleurs. Nous sommes tous un peu les sous-produits du champ iconique, fils et filles d’ombres et de lumières qui passent. Le modèle iconique fait corps avec nous. « Appropriation » n’est donc pas vraiment le mot adéquat pour qualifier notre rapport à l’image.



JPP : Le flux médiatique est effectivement un pilier constitutif de l’individu. La prise en compte de la question du droit d’auteur est terriblement obsolète et ne correspond plus à la situation de langage du monde d’aujourd’hui. Mais le droit ne l’entend pas de cette oreille. Si tu me permets une petite métaphore, je dirais que nous sommes face à ces images dans la même situation que les agriculteurs face aux OGM. On a eu un exemple très récent du problème avec un géant mondial de l’agro-alimentaire : la firme Monterey. C’est une firme qui détient 80 % des brevets OGM. Il suffit d’une graine de Colza Monterey dans un sac de 50 kg, c’est-à-dire une graine parmi des millions, pour contaminer l’ensemble du sac ; le droit de la firme va s’appliquer non plus simplement à cette graine, mais à tout le sac. Donc, Monterey, du simple fait de la promiscuité du contact devient propriétaire de l’ensemble du Colza. Cerise sur le gâteau, ces OGM étant particulièrement performants il en pousse partout comme des mauvaises herbes. Portées par le vent, les graines envahissent les régions de production de sorte que le cultivateur qui n’emploie pas des méthodes radicales pour désherber est passible de procès de la part de cette société qui ne s’en prive pas, d’ailleurs. Monterey a intenté des procès à un certain nombre d’agriculteurs, des gens modestes qui s’étaient faits tout simplement envahir par le colza génétiquement modifié et qui, par ailleurs, subissaient la situation puisque ces produits avaient endommagé leur propre production. Malgré cela, la société Monterey les a poursuivis avec succès pour faire valoir son droit de propriété. Nous sommes donc face aux images et aux sons comme ces agriculteurs face à ce colza.


NE : Nous sommes dans un rapport de contamination plus que d’appropriation ?


JPP : Et d’envahissement, de prolifération. Tel ou tel film va d’abord être diffusé en salles, avant d’être vendu en DVD, puis en DVD soldé. On le retrouve ensuite dans les collections publiques (bibliothèque, etc.) ou « offert » par tel ou tel journal moyennant quelques centimes de plus par rapport au prix habituel de la publication. Nous sommes dans une situation aberrante où la propriété intellectuelle et le droit moral ne correspondent plus à la réalité des faits, en tout cas pas à la fonction essentielle qui est celle du droit d’auteur, c’est-à-dire la rétribution d’un individu qui aurait conçu un objet. Sur le plan du rapport au monde, là on s’éloigne beaucoup de Proba et des centons. J’ai une position tranchée par rapport à cette question de l’appropriation. Elle est très simple : je refuse ce terme. Une autre situation concrète : la cour de récréation ; les jeunes gens y discutent de ce qu’ils ont vu à la télévision, mais ce sont des discussions qui ne sont pas du tout à caractère informatif. Pour pouvoir y participer, il faut avoir vu le programme et avoir la télévision, sinon on est exclu. La citation même de telle péripétie, de telle fiction est un élément de communication, une brique de langage. Une personne va décrire telle partie du programme, l’autre va lui répondre en décrivant telle autre partie du programme. Et on retrouve le flux audiovisuel consommé par les protagonistes dans la discussion, sous forme de fragments, de briques de langage qui permettent d’instaurer la communication.



NE : Ton exemple tend à montrer que l’image a changé de fonction ; la part esthétique n’étant plus sa dimension la plus importante. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que l’Esthétique a tant de mal à produire une Théorie sur l’Art.



JPP : En intégrant le champ du langage naturel, l’image voit sa fonction politique renforcée, l’esthétique n’en étant qu’un des modes de gestion. La théorie, quant à elle, n’est peut-être plus à envisager comme instance de production. C’est sur le plan du langage et au moyen de son appropriation que se déroule la guerre des modèles, « à la lisière du for intérieur » pour citer Alain Erhenberg, une guerre de mouvements, d’inventions, de ruses, de séduction… Quelque chose, face à l’unification (globalisation, mondialisation, universalité…), désunit plus fort. Cette difficulté à théoriser à propos de l’image peut être liée à la situation de la communication écrite dans les SMS. Une bonne partie de la population semble se détacher radicalement de l’orthographe, de la syntaxe, de la grammaire. C’est un phénomène extrêmement intéressant qui montre que l’intercommunication s’établit sur des règles vivantes, locales, provisoires. Ce langage dérivé est opérant dans sa forme, dans la façon dont il est utilisé, et non pas à partir du moment où il entretient un rapport d’orthodoxie avec un langage théorique pris en charge par une institution quelle qu’elle soit (Académie Française, etc.), mais à partir du moment où l’autre comprend. Le déplacement du langage crée une situation paradoxale. Il y a d’un côté ce que l’on pourrait interpréter comme une dégradation effrayante de la pratique de la langue, mais de l’autre un enrichissement de la langue dans la mesure où elle est vivante. Les gens se sont remis à écrire dans des proportions stupéfiantes… mais ailleurs.


NE : On se retrouve tout d’un coup avec une nouvelle production épistolaire mais avec une modification radicale des règles du jeu. C’est un phénomène irrécupérable par l’académie. On mettra des années à absorber ce phénomène.



JPP : Surtout que c’est extrêmement mobile, fluctuant. Cette langue nouvelle ou parallèle n’est pas imposée par des considérations pratiques (gain de temps, etc.) puisque la fonction d’écriture prédictive que l’on trouve sur la plupart des téléphones est devenue très performante. Il serait beaucoup plus simple et rapide d’utiliser la fonction d’écriture prédictive et d’avoir un SMS écrit en français correct, avec une orthographe correcte – prise en charge par l’appareil – que d’écrire en langage SMS. On pourrait penser que c’est un peu gratuit d’écrire quoi, « KOI », au lieu de « quoi ». Il n’y a, après tout, qu’une lettre de différence. Ce qui est visé c’est la pratique d’un langage personnel plutôt que l’utilisation de celui qui est proposé par telle ou telle institution. Ça rejoint l’idée que j’évoquais tout à l’heure d’une guerre entre les institutions et les individus que l’on retrouve ici sur le terrain du langage, enjeu de pouvoir primordial. Nous y participons avec Shakespeare Machine, outil d’écriture qui se manifeste dans une amplitude très large puisque, d’un côté, elle permet une écriture construite, réfléchie, mesurée, une écriture d’auteur et, de l’autre, une autonomie vis-à-vis des procédés d’écriture audiovisuelle institutionnels.



NE : Est-ce que tu peux me donner des précisions sur le Pupitre Magique que vous avez présenté chez éof ?



JPP : Nous retrouvons les « briques de langage » et la cour de récréation… Le Pupitre Magique de Julia Tabakhova et Pascal Faivre est un jouet qui raconte des contes merveilleux russes. C’est un appareil muni de commandes qui permettent de régler les différents paramètres du conte. À partir de ce pupitre, on pourra régler la présence ou non de sorcières, choisir les différents protagonistes, la quantité de magie, le fait que ça se passe plus ou moins dans des grottes. À l’écran, on aura un conte (images et son). C’est un objet laboratoire du projet Shakespeare Machine au même titre que le film CostumeGris. Pupitre Magique reçoit les premières fonctionnalités d’écriture directe.



NE : Du coup, le spectateur remixera en quelque sorte des archétypes pour construire sa propre fiction par mashup.



JPP : Voilà. On procède à un certain nombre de réglages très basiques. Puis, une fois paramétré le conte que l’on souhaite, le Pupitre Magique compose un film de 5 ou 6 minutes. En amont, il faut gérer toutes les images. Ces images existent et elles peuvent être commutées, se lier entre elles. Les contes merveilleux russes viennent de la tradition populaire des conteurs ; ils ont été formalisés par écrit au début du 19e siècle par Pushkin et ensuite portés à l’écran par deux réalisateurs russes, A. Rew et A. Pschutko. Il existe une douzaine de films réalisés sur ce sujet. Ces deux réalisateurs avaient pour caractéristique de travailler avec des équipes très homogènes, des acteurs très polyvalents qui changeaient de rôle au cours du film. Ils jouaient avec le phénomène de permutation à l’œuvre dans ce genre particulier. Pushkin a donc réalisé une homogénéisation du patrimoine culturel et qui a été poursuivie dans une forme audiovisuelle par ces deux réalisateurs russes. Dans l’ensemble de ce corpus, le personnage de la sorcière Babayaga a le même interprète. Interprètes ou auteurs, pour revenir à ta question, que deviennent, avec le Pupitre Magique, les spectateurs. Ainsi, plutôt que « remixer des archétypes », et pour anticiper une éventuelle ère post-marketing, je dirais : manipulation de modèles dans le champs du langage.


Jean Pascal Princiaux réalise des objets, des installations, des films diffusés sur la scène artistique contemporaine ou à la télévision, depuis la fin des années 80, et aussi, enseigne à l’Ecole Supérieure d’Arts de Rueil-Mailmaison.



Nicolas Exertier est critique d’art. Il enseigne l’histoire de l’art à Emafructidor (Ecole des Beaux-Arts de Chalon-sur-Saône).


1ère parution : Art Présence, mars 2008

© Nicolas Exertier


jeudi 25 décembre 2008

Pierre Joseph, Le feedback du spectateur

Pierre Joseph, Sans Titre, sans titre FRAC Poitou-Charentes (2006)













« Incompréhensible », « délibérément opaque », « impénétrable », « non-communicatif », etc. : ce n’est qu’un petit extrait de la longue litanie des reproches faits à l’art contemporain. Le problème – si c’en est un – ne date pas d’hier. Ad Reinhardt s’en amusait déjà en 1945 dans ses dessins satiriques. Un dessin très célèbre de « How to Look at a Cubist Painting ? », par exemple, montre un spectateur hilare, raillant sans retenue l’effet d’opacité d’un tableau abstrait en pointant du doigt son réseau serré d’orthogonales : « Ha Ha What does this represent ? » dit-il d’un air goguenard. Dans l’image suivante, la situation s’inverse de façon radicale. Le tableau, soudain muni de bras et de jambes, s’anime et retourne violemment au spectateur son interrogation : « What do you represent ? ». Rétrospectivement, bien sûr, la réponse de Reinhardt au problème de l’opacité de l’œuvre d’art paraît pleine d’arrogance – une arrogance toute moderne qui nous donne à penser que la gifle au goût public n’est plus vraiment de mise ! – . En ce début de millénaire, les centres d’art comme les musées font tout pour enrayer la première question du spectateur : le « What does this represent ? » indexé par Reinhardt. Les cartels bavards et les notices explicatives saturent les espaces d’exposition. Pourtant, une frange non-négligeable du public continue à persévérer dans ses protestations. Pierre Joseph s’intéresse depuis un certain temps déjà à cette part réceptive de l’œuvre d’art, à son appréciation (ou à son rejet) par le « spectateur » – mot qui en l’occurrence, s’avère peu adéquat puisque trop connoté de passivité. En 1999, déjà, l’artiste avait exhorté les internautes à commenter son travail à partir d’une série de reproductions mises en lignes ; le but de l’opération étant de «réaliser un catalogue " raisonné " à partir des textes de critiques « profanes » glanés à cette occasion. (Catalogue Perceptuel, (1999)).
« Le point de vue du spectateur est la grande inconnue. C’est une donnée absolument immaîtrisable. Au moment où je commençais à penser au catalogue perceptuel, je me disais : « mon travail n’est que ça ; il n’est que ce qu’on en a reçu, que ce qu’on en a tiré. A la limite, il se résume au discours pluriel qu’il suscite ».
Quand il parle de « discours pluriel », Pierre Joseph ne fait pas seulement allusion, on l’aura compris, à la prose spécialisée du critique, mais plus simplement à ce bruissement incessant de la langue qui résonne dans nos têtes dès l’instant où nous sommes confrontés à un objet relevant de la sphère esthétique. Quand on a l’impression face à une œuvre que « ça parle », c’est sans doute simplement parce que nous sommes sujets aux effets du transcodage (comme on le disait dans les années 70, autrement dit, la transformation de l’image en mots) qui se produit en nous, inconsciemment et en temps réel. Barthes était parfaitement conscient de ce fait lorsqu’il écrivait dans L’Obvie et l’Obtus qu’une œuvre d’art « n’existe que dans le récit que j’en donne ; ou encore : dans la somme et l’organisation des lectures que l’on peut en faire ».[1]

Pierre Joseph, Sans Titre, sans titre FRAC Poitou-Charentes (2006)












 Prendre acte de la parole du spectateur revient à prendre en compte une donnée périphérique de l’œuvre d’art. Et il semble que l’art contemporain soit de plus en plus en plus friand de ces données périphériques. Tandis que Kendell Geers accole à des cartels (qui renvoient normalement aux œuvres d’artistes célèbres tels que Picasso, Koons, Duchamp, etc.) des images de violence urbaine et d’attentats, Philippe Decrauzat copie un panneau qui indique au public la direction à suivre pour aller jusqu’à Night (œuvre de Tony Smith). Et tandis que Saâdane Afif invite des auteurs et des musiciens à composer et à interpréter des chansons à partir de ses œuvres, Lilian Bourgeat orchestre la réception critique de son travail en faisant commenter ses œuvres par Philippe Vuillemin, auteur de BD réputé pour son style corrosif. Gerald Petit investit quant à lui les à-côtés de l’œuvre d’art (en jouant sur les effets de rumeur que celle-ci peut susciter). La liste n’est pas close. Tout se passe désormais comme si l’expérience de l’œuvre d’art passait désormais par un regard de biais. Pierre Joseph est formel : pour lui, « la vérité est de ce côté-là ».

Pierre Joseph, Sans Titre, sans titre FRAC Poitou-Charentes (2006)
L’exposition sans titre présentée par Pierre Joseph dans les locaux du FRAC Poitou-Charentes (fin 2006) remettait justement en jeu le point de vue (le discours) du spectateur mais sous une forme plus spectaculaire. L’installation occupait deux étages. Au rez-de-chaussée, le sol était jonché d’un amoncellement bigarré de canettes, (sur une hauteur de 1 mètre 20 environ) interdisant l’accès à la salle d’exposition. Au premier étage, le visiteur était ensuite accueilli par une pietà du XVe siècle, empruntée aux collections du Musée d’Angers. Un seul point commun reliait les deux étages : la présence d’écrans plasmas sur lesquels défilaient des textes condamnant pour la plupart avec une certaine vigueur « le vide abyssal de l’art contemporain ».
« Pour trouver ces textes, j’ai cherché sur Google des choses comme : « art contemporain et fumisterie », « Art contemporain et n’importe quoi », etc. Cela m’a renvoyé à des avis très sévères d’internautes sur ce qu’ils imaginent ou ce qu’ils ont vu de l’art contemporain. L’essentiel de ces textes proviennent de blogs. Parfois, ce sont des monologues où on sent une certaine forme de réflexion. Dans d’autres cas, la forme est dialoguée ; une personne répondant à une autre avec un effet de surenchère dans le dénigrement de l’art contemporain. Certains textes sont quasi poétiques.. On sent à travers eux une certaine rancœur liée au fait de ne pas rencontrer la poésie comme elle est attendue. Donc certaines personnes balancent quelque chose à la place comme pour dire : « Voilà : la vérité est là. Elle n’est pas dans ce qu’on nous montre, etc. »[2] Il y parfois certaines vérités indépassables dans ces textes et ils peuvent même par moment nous amener à douter de l’art que nous produisons ».

Pierre Joseph, Sans Titre, sans titre FRAC Poitou-Charentes (2006)















 Le tas de canettes et la piéta renvoyaient aux propos tenus par les internautes qui semblaient osciller entre une fascination plus ou moins « réac » pour le sacré et un rejet de l’art produit par nos contemporains associés à l’emporte-pièce à la merde, au déchet, etc. Mais les canettes et la piéta était également placés sous les auspices d’un texte de Philip K. Dick (datant de 1972) intitulé « Androïde contre Humain ». Dans ce texte, reproduit sur le mur d’accueil, K. Dick parle des cycles de l’histoire humaine. Selon lui, ce cycle comprend trois étapes. Tout d’abord, le temps du culte à la terre-mère. Ensuite, le temps des divinités masculines et solaires ; cette seconde étape étant caractérisée par une organisation sociale stricte et autoritaire » qui s’est perpétuée à travers les systèmes totalitaires de l’Italie et du Japon fascistes, de l’Allemagne nazi et de l’union soviétique. Enfin, le déclin de la divinité solaire que nous retrouvons dans les bras de la Terre-Mère qui tente de lui redonner vie en la pressant contre elle. Selon K. Dick, ce mouvement de l’histoire était annoncé par la Pietà médiéval montrant le Christ Mort dans les bras de sa mère. A travers ce type de production « artistique », le paysan médiéval pouvait donc entrevoir la phase de l’histoire que nous connaissons aujourd’hui. K. Dick s’interroge ensuite sur la forme d’art visionnaire d’aujourd’hui.
« Si une Pietà peinte voilà mille ans par un artisan médiéval a pu anticiper, par l’art – peut-on dire psionique ? – […] notre monde futur, alors qu’est-ce qui pourrait aujourd’hui constituer l’équivalent de son œuvre inspirée et pré-cognitive ? […] Cycler – et recycler. La pietà de notre monde moderne : laide, ordinaire, banale, omniprésente. Non pas le Christ mort dans les bras de sa mère éternellement souffrante, mais un monceau de canettes de bière Budweiser en alu, de vingt-cinq mètres de haut, avec des milliers d’autres canettes, en train d’être ramassées par une benne dans un vacarme assourdissant de ferraille, débordant et s’écrasant au sol, comme une grêle métallique, tandis qu’une usine homéostatique géante de bière Budweiser, automatisée et informatisée […] presse fermement contre elle les canettes vides pour les recycler et leur redonner vie, avec un nouveau contenu vivant. Exactement comme avant…ou bien – si les chimistes des labos de bière Budweiser accomplissent le projet divin du progrès continu – avec une bière encore meilleure dedans […] ».
Au moment où K. Dick a écrit ce texte, le tas, l’amoncellement de matière informe était une donnée récurrente de l’art. (Voir Dirt (1968) de Robert Morris, le Cayuga Salt Mine Project de Robert Smithson, ou les tas de papiers froissés de Reiner Ruthenbeck, etc.). Mais, nul n’avait vraiment songé qu’un tas a des vertus visionnaires ou psioniques.
« Même si ça peut sembler très idéaliste, il est possible que l’art produisent de l’anticipation parce que c’est un terrain de jeu très libre où l’on fait souvent se côtoyer des choses qui n’ont pas l’habitude de se côtoyer. Il arrive que cela crée des connexions entre des mondes qui s’avèrent effectives plus tard. Mais c’est loin d’être systématique et on ne peut pas contrôler ce genre de choses. A l’Ecole des Beaux-Arts, nous étions très abreuvé de l’idée qu’il fallait faire du nouveau à tout prix. Au fond, ce n’était peut-être qu’un résidu de cette idée d’art visionnaire ».
Même si Pierre Joseph déclare n’être pas un aficionados de la Science-Fiction, il semble que celle-ci constitue depuis un certain temps le subtext de son travail. Les Personnages à réactiver en portaient déjà la trace. Le guerrier médiéval, par exemple dérivait d’un article du journal Actuel sur le virtuel et sur les effets d’uchronie (ou de télescopage temporel) que celui-ci peut générer. Plus récemment, à Montpellier, lors d’une exposition à la galerie Les Chantiers Boîte Noire, l’artiste a présenté à côté de « dessins de mémoire » (des cartes du monde, du sexe féminin, des coupes anatomiques) réalisés par des étudiants, un texte de Ray Bradbury paru dans Le Monde. Un écrivain italien avait suggéré à l’auteur d’écrire une suite à Fahrenheit 451 dans laquelle les hommes qui ont mémorisé les livres se mettraient à réécrire ce qu’ils ont appris par cœur. Remis en situation, ce texte renvoyait bien sûr à tous les travaux de l’artiste réalisés autour des « processus d’apprentissage » et de l’idée de mémoire : cette mémoire qui était aussi à l’œuvre dans l’exposition du FRAC Poitou-Charentes – le propos des internautes étant faussé par la mémoire approximative qu’ils ont de l’art. Pour Pierre Joseph, la créativité réside dans cette mémoire défaillante et les approximations qui en découlent.
« Si quelqu’un était capable de restituer quelque chose de parfait, cela voudrait dire qu’il est complètement transparent et qu’il n’existe pas. L’existence tient peut-être dans le fait qu’il y a une certaine opacité en nous qui nous amène à nous écarter du modèle même quand on cherche à lui être parfaitement fidèle. C’est ce que je me dis lorsque j’enseigne aux Beaux-Arts. La transmission du savoir n’est absolument pas intégrale. Ce n’est jamais une duplication. Ce qui est utilisé n’est pas forcément ce qu’on voulait transmettre. Il y a une transformation mais au fond, « l’acte de création » réside peut-être dans ce qui a manqué à la transmission. Tout ça est complété par le processus créatif de chacun. Et c’est très bien comme ça ».


Notes

[1] Roland Barthes, L’Obvie et l’Obtus, Paris, Seuil, [1982], 1992, p.140[2] L’intégration de la critique du spectateur au sein même de l’œuvre pourrait faire penser à un dispositif mis en œuvre par Adrian Piper pour Art for the Art-World Surface Pattern, une petite pièce de 50 cm2 couvertes de coupures de presse du New York Times accompagnée d’une bande son qui laisse entendre des propos désobligeants : « Je ne vois vraiment pas pourquoi quelqu’un se donnerait la peine d’infecter l’art avec ça. Surtout depuis que c’est vraiment si ennuyeux d’avoir à lire encore et toujours les mêmes conneries… Rauschenberg se serait ennuyé à mourir, il aurait vraiment ri…Ou il serait parti, oui, il serait probablement parti… » Il faut néanmoins remarquer que ces propos ont été rédigés par Piper elle-même et qu’elle ne font que reconstituer en forçant un peu la note le point de vue du spectateur alors que Pierre Joseph utilise des propos ready-mades.

Texte paru dans Frog sous le titre « Pierre Joseph, FRAC O.Chupin, Angoulême » (printemps-été 2007, pp. 69-71)
* Toutes les citations de Pierre Joseph sont extraites d’un entretien avec l’auteur réalisé à Paris le 6 février 2007
© Nicolas Exertier

Kendell Geers (La violence Innommable)

Kendell Geers, The Devil Never Rests (1993-2004)

"La violence est ce qui ne parle pas."
– Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch (1)


En quelques années, Kendell Geers s’est imposé sur la scène internationale comme un des champions de la violence physique et symbolique, aux côtés d’artistes radicaux comme Santiago Sierra, Oleg Kulig ou Alexander Brener. Certains, pris de vertige devant cet art hardcore qui ne lésine pas sur la poudre à canon, l’hémoglobine, la matière séminale et la transgression, ont pu parler de Shock art. Mais cette expression semble tout à fait inadéquate. S’il a effectivement uriné dans Fontaine, le fameux readymade de Marcel Duchamp, s’il a parfois jeté des briques dans les vitrines des musées, s’il a demandé à Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, alors directeurs du Palais de Tokyo de se gifler (Synaesthesia, 2001) ; s’il a également incité Jan Hoet, le commissaire et ancien directeur du Stedelijk Museum voor Actuele Kunst de Gand, à se rendre chez une dominatrice sadomasochiste pour enregistrer ses cris et les diffuser dans un contexte muséal avec des mégaphones (Truth or Dare, Jan Hoet, 2001), ce n’est pas simplement pour le plaisir de choquer. Geers ne souhaite pas davantage s’en tenir à cet aspect «choc» lorsqu’il fait exploser les cimaises ou lorsqu’il convie les spectateurs à un vernissage au cours duquel seuls des verres ayant pour modèle son propre sexe en érection sont disponibles (Kocktail, 2005). Chez Geers, le choc, la violence et la controverse sont des matériaux au même titre que l’encre de chine, les statuettes africaines emballées de rubans rouge et blanc ou les morceaux de verre fichés dans des blocs de béton. En aucun cas cependant, ces matériaux ne constituent une fin en soi.

Kendell Geers, Truth or Dare, (Jan Hoet), 2001, mégaphones dimensions variables

Terrorisme activiste et site-specificity


Geers se compare lui-même à un hacker, car il étudie le système institutionnel dans lequel il intervient comme d’autres analysent Windows pour en repérer les failles et y introduire des Troyens ou des Vers.(2) La très érotique série des «Saintes-Vierges», présentée à Albi en 2004, par exemple, n’a rien d’arbitraire même si, par sa sensualité explicite, elle fait violence au christianisme. À la suite de Picabia et de sa Sainte-Vierge (1920) réduite à une tache d’encre, Geers macule l’immaculée conception mais il ajoute au geste sacrilège de son prédécesseur en faisant dévier cette tache vers une imagerie érotique.

En fait, cette série s’inspire de l’hérésie Cathare qui a sévi dans la région albigeoise. Il semblerait en effet que lors de certaines occasions, en dépit des idées reçues à ce sujet, les Cathares aient utilisé le sexe comme moyen cultuel initiatique. Par conséquent, la violence à l’œuvre (la Vierge malmenée) est légitimée par l’histoire locale. De même, l’installation Declamation on the Nobility and Preeminence of the Female Sex (2005) exposée à la Biennale de Lyon s’appuyait sur une donnée historique du lieu d’exposition pour déployer une violence iconoclaste. Le titre de l’œuvre fait référence au traité d’Heinrich Cornelius von Nettesheim Agrippa, Sur la noblesse et l’excellence du sexe féminin, de sa prééminence sur l’autre sexe, publié à Lyon en 1537, un texte ambigu, reçu par certains comme un plaidoyer féministe et par d’autres comme une farce machiste.

Kendell Geers, Declamation on the Nobility and Preeminence of the Female Sex (2005), Biennale de Lyon, 2005, IAC Villeurbanne

L’œuvre montrait des femmes dans des poses aguicheuses émergeant d’une encre matricielle. La peinture transgressait par endroits les limites des cimaises pour venir se répandre en taches compactes à même le sol. Des éclats de verre jalonnaient les plinthes gênant ainsi les déplacements du spectateur. Des statuettes africaines un squelette et un crucifix emballés dans du ruban rouge et blanc de signalisation ponctuaient l’ensemble. Tout semblait organisé pour tenir le spectateur à distance.
Même si Geers montre ses œuvres dans plusieurs contextes d’expositions, comme dans le cas des «Saintes Vierges» qui ont aussi été montrées au Centre Pompidou lors de l’exposition «Dionysiac» en 2005, leur première occurrence est toujours site-specific.

Par la notion de site specificity, il ne faut pas nécessairement déduire qu’il s’agit d’un assujettissement de l’œuvre au lieu d’exposition. Geers prend même souvent un malin plaisir à prendre le contre-pied des données de travail qui lui sont imposées par le contexte. Par exemple, avec The Terrorist's Apprentice (2002), il a choisi d’aller à l’encontre de l’esthétique industrielle brut de décoffrage du Palais de Tokyo, pour singer les codes de la muséographie académique d’une façon assez hilarante. De grands rideaux sombres formaient un enclos sacré que le visiteur pouvait franchir après s’être déchaussé. Au centre de la pièce, l’éclairage vertical se resserrait sur l’objet exposé, une allumette sur un socle protégée par une vitrine. L’effet produit était éminemment théâtral. Lorsque, à l’inverse, on propose à Geers d’intervenir dans le «cube blanc» de la galerie ou du musée, il met volontiers en œuvre une esthétique de la ruine. Par exemple, dans Title Witheld (Brick) Situation (1995-1997), il se contentait de jeter des briques dans les fenêtres et les vitrines de musées. Geers fait alors se rencontrer non pas l’art et la vie, comme dans les années 1950 et 1960 – un enjeu révolu–, mais l’art et la rue; l’art et la délinquance, l’art et son démenti social. Cette rencontre, l’artiste la fait de la façon la plus violente et frontale qui soit.

 La critique de ces dix dernières années s’est un peu complu à neutraliser la violence du travail de Geers en l’expliquant par ses origines sud-africaines. Comme si les tourments de Johannesburg pouvaient expliquer l’œuvre, la dédouaner, sinon l’arracher à ses excès. L’idée est parfaitement ridicule et elle énerve le principal intéressé qui s’est d’ailleurs exilé en Belgique. Lorsque la critique renvoie l’œuvre de Geers au contexte sud-africain, elle fait comme si la violence était une spécialité locale alors que celle-ci est depuis toujours globale et déterritorialisée.

Au cours des années 1990, Geers a fréquemment eu recours aux méthodes de l’activisme politique. By Any Means Necessary (1995), par exemple, est une alerte à la bombe évoquant par sa forme (textuelle) l’art conceptuel. Le texte, signé Kendell Geers, commence par le paragraphe
suivant :

"Une bombe a été cachée, quelque part au sein de cette exposition, réglée pour exploser à une heure que seul l’artiste connaît. Même s’il n’est pas dans mon intention de tuer qui que ce soit, ce risque existe. Veuillez m’excuser par avance pour tous les préjudices, accidents mortels, dommages et autres désagréments que mon œuvre causera. En la matière, je n’ai pas le choix, étant tout autant une victime du cours de l’histoire de l’art et de la politique contemporaine que ceux qui seront blessés dans le processus. Je tire consolation du fait que le hasard sera entièrement responsable des statistiques finales."

Si on s’en tenait à ce seul paragraphe, on pourrait penser que By Any Means Necessary est un dérivé postmoderne de la définition du surréalisme proposée par André Breton dans le Second Manifeste de 1929: «L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule(3) Mais ce serait faire fausse route. Il faut donc prêter à une attention accrue aux lignes des paragraphes suivants. L’artiste y explique que les débris de l’explosion (les restes du bâtiment ainsi que les fragments d’œuvres des autres artistes exposés) seront revendus sous forme de sculptures individuelles cosignées. La violence de By Any Means Necessary a donc des vertus anti-droit d’auteur, ne serait-ce que temporaires. À coup d’explosifs, elle retourne la matière à son anonymat initial, elle annule, au moins partiellement, l’effet de signature des autres artistes pour faire place nette et permettre à la signature de Geers de s’instituer. Cela n’est sans doute pas sans lien avec le fait que Kendell Geers a été l’assistant de Richard Prince, l’appropriationniste, et qu’il a été placé très jeune aux premières loges d’un art qui, à travers des méthodes plagiaires, mettait précisément en crise la notion d’auteur.

Plus généralement, depuis une bonne trentaine d’années, l’art contemporain a accueilli en son sein, et à de multiples reprises, des œuvres qui ont pour modèle le terrorisme. Les exemples récents de Gianni Motti, de Maurizio Cattelan, de Philippe Meste, de Sislej Xhafa ou de l’ATSA (Action Terroriste Socialement Acceptable), entre autres, prouvent que le phénomène, à l’instar de ce qui se produit dans le monde réel, connaît une importante progression. Si ces artistes engagent parfois des risques réels, force est de constater qu’ils misent le plus souvent sur une simulation de la violence terroriste.

Le terrorisme a sans doute toujours plus ou moins attiré les artistes en raison de son efficacité sur le plan iconique. On doit bien admettre, sans cynisme, qu’il a suffi d’un simple logiciel de montage pour produire une profusion d’images-chocs après un certain 11 septembre. Cette observation ne peut pas laisser indifférents les producteurs d’images et ce, même si la brutalité du terrorisme leur fait horreur.

Kendell Geers, pour sa part, préfère expliquer son penchant pour la simulation terroriste par l’humour noir, cet «ennemi mortel de la sentimentalité» :

"Un ton d’humour noir prédomine dans à peu près toutes les pièces que j’ai réalisées. […] J’utilise «humour noir» au sens où l’entend André Breton. D’une façon assez étrange, sa conception de l’humour noir était très raciste. Il a inventé le terme pour son livre Anthologie de l’Humour Noir de façon à décrire les pratiques anciennes des Africains se comportant comme des clowns, possédant une liberté que les Européens n’avaient pas. En tant qu’Africain blanc, je suis un exemple incarné d’humour noir, parce que je ne m’ajuste pas vraiment à l’Afrique et ce non-ajustement fait de moi une mauvaise plaisanterie. À partir de ce point de départ, je crée des œuvres d’art qui sont également des mauvaises plaisanteries."(4)

Humour ou pas, Geers met parfois ses menaces terroristes à exécution en faisant sauter les cimaises. Par exemple, lors d’une performance tenue le 6 juin 2004 (titre, année), il a balayé la rigidité du Musée d’art contemporain d’Anvers sous l’action d’un simple détonateur afin d’arracher le musée à sa condition de monument aseptisé et restaurer ainsi le contact perdu entre l’art et la réalité. Pour qualifier son action, Geers parle d’ailleurs de «TerroRéalisme», néologisme qui révèle l’importance que l’artiste accorde au réel alors que celui-ci serait occulté par le simulacre médiatique. Le «“TerroRéalisme”, dit-il, n’est pas une position intellectuelle, mais une expérience vécue à partir de laquelle la réalité et la vraie vie infectent l’image, contaminent la culture anthropophagiquement.»(5)

L’obsession de sécurité

Kendell Geers, Title Witheld (Contraband), 1994
Le danger, la violence et la destruction sont donc omniprésents dans l’œuvre de Geers. Tous les matériaux contribuent à les évoquer: casques des Compagnies Républicaines de Sécurité, revolvers et coussins criblés de balles, sang, ruban de signalisation rouge et blanc (ces rubans qui servent à baliser les zones sinistrées), gyrophares, fils de fer barbelés, débris de verre, fil de rasoir, vidéo diffusant en boucle des séquences où l’horreur atteint des sommets, etc. Parfois, cette violence se fait plus insidieuse, plus diffuse. Par exemple, elle peut être discrètement suggérée au moyen d’affiches portant les numéros d’urgence de la ville (Emergency Series (2001) dans laquelle les œuvres de l’artiste sont exposées ou, comme dans Terrorist’s Apprentice, évoquée par voie métonymique, grâce à la mise en scène théâtrale d’une allumette qui contamine l’intégralité du lieu d’exposition en suggérant un crime potentiel.

Kendell Geers, House of Spirits, 2005, maille de rasoirs en acier, fer, ø 4,20 m. Photo Ela Bialkowska (Galleria Continua)


Ces matériaux surconnotés nous renvoient à notre propre obsession de sécurité; l’artiste, visiblement, aime jouer avec le mirage idéaliste de la sécurité parfaite. The House of Spirits (2005), par exemple, est un icosaèdre dont les surfaces sont définies par du barbelé hérissé de lames de rasoir susceptibles d’entamer profondément la chair. La structure de cette œuvre fait référence au dessin de Léonard de Vinci illustrant les solides platoniciens dans le livre de Fra Luca Bartolomeo de Pacioli, la Divina proportione. Platon estimait que les polyèdres réguliers étaient à l’image de la perfection, l’icosaèdre symbolisant plus précisément l’eau. Ainsi, de façon cryptée et poétique, The House of Spirits, amalgame l’eau avec le barbelé comme s’il n’était plus possible d’envisager la réalité naturelle sans filtre sécuritaire.

Quant au ruban rouge et blanc, Geers l’utilise la plupart du temps pour envelopper des icônes religieuses (crucifix, statuettes africaines, Bouddha, Shiva, fétiche vaudou hérissé d’épingles), le globe terrestre, des icônes de science-fiction, voire des symboles de mort. La ruban dessine un cordon de sécurité autour de ces icônes comme si les dieux qu’elles ont charge de représenter avaient implosés pour céder la place à un abîme sans fond, pouvant ainsi faire référence à un aphorisme nietzschéen : «Si tu plonges longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme te regarde aussi». D’ailleurs, le lien avec le philosophe allemand est explicité dans la série de statuettes africaines nommée Twilight of the Idols (2002).

Recouvert du même ruban de sécurité, le crucifix de l’œuvre INRI (1995-2002) évoque plusieurs degrés de violence. Tout d’abord, la crucifixion catholique est, aux dires l’artiste, «l’image la plus violente et la plus érotique qui ait jamais été produite6». Comme il le rappelle aussi dans une entrevue, c’est au nom du Christ que les violences de l’apartheid ont été cautionnées7. Enfin, à d’autres époques, le crucifix emballé de rayures aurait déclenché sur le champ une violence collective. En effet, en Europe au Moyen Âge, les rayures étaient considérées comme des signes sataniques8. Si l’œuvre inri avait été présentée au Moyen Âge, elle aurait eu l’effet d’une bombe. On peut la voir aujourd’hui comme une sorte d’acte terroriste aux effets éternellement différés.


Kendell Geers - TW (INRI), 1993

Langage et érotisme subversif

Lorsqu’on interroge l’artiste sur l’omniprésence de la violence dans son œuvre, il feint tout d’abord l’innocence en la resituant dans une longue tradition. «L’acte de création, dit-il, est par définition un acte de destruction. Même dans le contexte d’une peinture classique, la peinture sur la toile détruit le beau potentiel virginal et blanc de la toile9». Mais Geers finit toujours par reconnaître que la violence est importante pour lui et qu’il lui prête une finalité bien particulière. Il s’agit, dit-il, «d’atteindre le point où l’émotion prive le langage de tout contrôle10». En cela, Geers dit partager avec William Burroughs la conviction que le mot est un virus tueur :
"Burroughs dit que le langage est un virus dans son livre Electronic Revolution. Je me suis d’ailleurs approprié cet ouvrage. Je l’ai réédité tel quel et dans son intégralité en tant que livre d’artiste intitulé The Plague is Me en 2003 – le jeu de mot sur le plagiat étant sous-entendu. Pour moi, le langage est également une prison qui nous enferme dans un donné qui prédéfinit ce qui peut être dit ou même imaginé. Sans les mots, nous ne pourrions ni décrire ni expérimenter les choses. Je trouve que le langage est totalement autoritaire. Il est une expression des valeurs de la culture dominante et de sa moralité. Le langage est une force physique qui a un impact littéral sur nos corps; il prédétermine la relation au monde dans lequel nous vivons. Même nos émotions ne sont pas libres dans la mesure où nous utilisons tous le même mot (love) pour décrire ce que nous ressentons pour notre mère, notre père, notre petit(e) ami(e), notre chien, les pâtes, les glaces et la couleur rouge."(11)

Et, de fait, pour s’en tenir au champ des arts plastiques tout en confirmant la théorie de Burroughs et de Geers, force est de constater que le langage s’infiltre toujours et systématiquement dans l’image, interdisant ainsi sa réception silencieuse.(12) «Essayez d’obtenir dix secondes de silence intérieur, dit Burroughs, vous rencontrerez un organisme résistant qui vous force à parler. Cet organisme, c’est le verbe.»(13) Pour faire obstacle au langage, et aux lignes de pensées prédéterminées, Burroughs a misé sur le cut-up, c’est-à-dire sur le remaniement du texte par découpage et réassamblage dans un ordre différent. Kendell Geers propose, quant à lui, la violence hyperbolique. Les scènes traumatiques auxquelles il nous convie, constituent en effet un instrument idéal pour faire obstacle à la mainmise du langage qui accompagne normalement l’expérience esthétique, car selon Barthes :

"[…] [L]e trauma, c’est précisément ce qui suspend le langage et bloque la signification. […] [L]a photographie traumatique (incendies, naufrages, catastrophes, morts violentes, saisis «sur le vif») est celle dont il n’y a rien à dire : la photo-choc est par structure insignifiante : aucune valeur, aucun savoir, à la limite aucune catégorisation verbale ne peuvent avoir prise sur le procès institutionnel de la signification."(14)

Kendell Geers, The Beautiful Ones Are Not yet Born (2000) (détail de l’œuvre)

Mais ne nous méprenons pas : il ne s’agit en aucun cas ici de produire de l’ineffable, mais bien plutôt de l’innommable, (littéralement « ce qui est trop atroce pour être nommé »). Ce qui est visé, ce n’est pas l’au-delà du langage, mais son en deçà (physique), le moment où l’on bute contre l’évidence du corps animal. La plupart des vidéos de l’artiste produites entre 1996 et 2000 privilégie ainsi les scènes d’une violence paroxystique. Dans TW (Scream) (1999), par exemple, une femme terrorisée hurle sans relâche. Il s’agit en fait d’un extrait du film culte Massacre à la Tronçonneuse diffusé en boucle et dont le son a été sensiblement retouché. Dans The Beautiful Ones Are Not yet Born (2000), le spectateur assiste, interdit, à la scène la plus atroce de l’Exorciste, à savoir le moment où la jeune possédée se poignarde le sexe avec un crucifix. Tout dans ces œuvres est fait pour laisser sans voix. Les moniteurs sont disposés la plupart du temps sur des palettes ou sur des échafaudages précaires et un réseau enchevêtré de câbles court sur le sol, menaçant continuellement la stabilité du spectateur. De même, la bande-son diffusée à plein régime rend difficile un arrêt prolongée devant l’image.

C’est le même souci de mettre à mal le langage qui a motivé l’action iconoclaste du Palazzo Grassi qui consistait à uriner dans Fontaine. Agir ainsi revient à mettre à mal la teneur sémantique du ready-made(son supplément d’art, en quelque sorte). Cela revient à confisquer son «à-propos» (son aboutness, Danto) et à rabattre cet objet survalorisé sur sa situation initiale d’objet muet. On peut dire que, dans toute cette affaire, Kendell Geers s’en tire mieux que Pierre Pinoncelli qui s’est livré à une expérience analogue le 24 août 1993 au Carré d’art de Nîmes et, plus récemment, le 4 janvier 2006, au Centre Pompidou lors de l’exposition «Dada». Dans les deux cas, Pinoncelli a été arrêté et placé en garde à vue. Il faut préciser que le septuagénaire ne s’est pas contenté de pisser dans l’urinoir, mais qu’il lui a aussi administré un coup de marteau au risque de le fendre en deux. (Pisser dedans, puis casser l’Urinoir de Marcel Duchamp). C’est là toute la différence. Il n’était pas dans l’intention de Geers de détruire l’urinoir, mais de mettre en crise son irréversibilité (le fait qu’une fois devenu art, il soit fétichisé, surinvesti par le langage et ne puisse plus renouer avec sa mutité initiale)15.

Dans un registre voisin, Kocktail sexualise le vernissage et place le spectateur au seuil de la transgression d’un tabou. Elle fait de lui la victime d’un viol implicite. Dès lors qu’elle flirte avec l’obscénité et la violence sexuelle, l’œuvre tend également à bloquer sa retranscription linguistique. Depuis 2001, il semble d’ailleurs que Kendell Geers tende de plus en plus à délaisser la violence pour lui préférer une forme d’érotisme subversif, lequel était déjà présent dans ses oeuvres antérieures, quoique sous une forme moins exacerbée. Cet érotisme bataillien répond au même objectif : en finir avec le pouvoir des mots16. En fait, et ce depuis le tout début, ce sont toutes les situations qui mettent en crise le langage qui ont retenu l’attention de Geers et pas seulement les situations violentes. Ces moments peuvent aussi bien avoir trait au sexe qu’à l’horreur, puisque le langage se résorbe aussi bien dans la jouissance que dans l’effroi. Il s’agit de saisir ces situations où les mots s’avèrent insuffisants, des situations où tout ce que l’on nous a inculqué s’effondre. Ces moments, dit-il, où nous sommes acculés au désespoir, aux pleurs ou à l’extase. «Cela a un rapport avec ce qui rampe secrètement en chacun d’entre nous une fois retiré le vernis de la société civile17».

This I Snot Am Erica

Kendell Geers - TISAE 11 (2005) encre de chine sur papier

La mise en crise du langage par la violence est une donnée que l’on retrouve à travers les dessins les plus récents réalisés à l’encre de chine sur papier ou sur le mur. Des phrases comme «This is Not America» (2005), qui font autant référence à Magritte («Ceci n’est pas une pipe») qu’à Marcel Broodthaers («Ceci n’est pas une œuvre d’art»), sont travaillées par métanalyse18 pour devenir «This I Snot Am Erica». Par ce procédé, Geers fait resurgir à l’intérieur de phrases dont le contenu est politiquement correct des phonèmes réprimés, des mots tabous, violents et refoulés. Comme l’explique l’artiste : «This I Snot Am Erica est un remix de la chanson de David Bowie et du jeu de mot magrittien. Toutefois, le cut-up fait dériver l’attention et la focalise sur un sens alternatif, un sens caché plus scatologique19.»

En effet, de façon sous-jacente, l’œuvre dément tout rapport avec l’Amérique, «This is Not America». Mais si, pour l’inconscient, la dénégation équivaut à l’affirmation d’un rapport, la phrase formulée sur le mode négatif établit un lien avec l’Amérique et salit cette dernière avec de la morve. Les énoncés de ce type accompagnent le plus souvent des dessins inspirés d’images soft-porn qui s’affronte au puritanisme américain.

Kendell Geers - Imp Each Bush (2004)

Kendell Geers -  Go Ho Me To Your Fami Lies (2004)


Un phénomène voisin peut être observé à travers Imp Each Bush (2004), énoncé dans lequel on continue d’entendre «Impeach Bush» : Attaquer Bush ou Go Ho Me To Your Fami Lies (2004), qui fait allusion à un bombardement de tracts américains sur Bagdad :

"À l’époque où la guerre en Irak était en train de commencer, raconte Geers, les Américains ont lâché des pamphlets sur tout Bagdad qui disaient «Retournez dans vos familles» («Go Home to Your Families»). Je suis curieux de tous les petits jeux de mots bêtes et des changements de sens qui surviennent quand les mots sont éclatés, dissociés. Je m’intéresse par exemple aux modalités par lesquelles le mot mensonge [lie] est caché dans les mots «familles» [families] et «croyance» [believe]; deux mots qui sont souvent utilisés aujourd’hui pour définir la vérité et l’honnêteté.(20)

En amplifiant un peu les propos de l’artiste, on pourrait dire qu’il s’agit en fait de deux mots sous lesquels se cache une violence cœrcitive : une violence cœrcitive qu’il faut éradiquer. By any Means Necessary.

Kendell Geers - TBM (2004)



Notes
1. Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Les Editions de Minuit, [1967],1996, p. 16
2. Kendell Geers, entrevue avec Jérôme Sans «A TerroRealist in The House of Love», 2003. Consultation sur le site Internet de l’artiste
http://www.terrorealism.net/home.htm [Notre traduction.]
3. André Breton, Manifestes du Surréalisme, Paris, Gallimard, 1979, p.74.
4. Kendell Geers, entrevue avec Otto Neumaier, «Kratzen, wo es nicht juckt », Frame, vol. 6, mars - avril 2001. Consultation sur le site
http://www.terrorealism.net/home.html [Notre traduction.]
5. Kendell Geers, «The Work of Art in the State of Exile», opuscule pour la Biennale d’Istanbul, octobre 2003 et le Pavillon Serbo-monténégrain de la Biennale de Venise, Juin 2003. Consultation sur le site
http://www.terrorealism.net/home.html [Notre traduction.]
6. Kendell Geers, entrevue avec Jackie-Ruth Meyer, Paris-Art, http://www.paris-art.com/interv_detail-1853.html
7. Kendell Geers, entrevue avec Jérôme Sans, «Du sable dans la vaseline», Hardcore (Vers un nouvel activisme, Paris, Palais de Tokyo et Éditions Cercle d’art, 2003, p. 102.
8. Au xiie siècle, une ordonnance promettait même la peine de mort à tout religieux qui porterait un habit rayé. Les rayures ont dès lors été réservées aux proscrits de la société pour lesquels l’Église n’avait guère de sympathie : prostitués, bohémiens, musiciens, jongleurs, bouffons, etc. Sur tout ceci, voir Michel Pastoureau, L’Étoffe du diable : Une histoire des rayures et des tissus rayés, Paris, Seuil, 2003.
9. Kendell Geers, entrevue avec Jérôme Sans, «Sympathy for the Devil», Tema Celeste, n° 92, Août 2002. Consultation sur le site
http://www.terrorealism.net/home.html [Notre traduction.]
10. Kendel Geers, entrevue avec Christine Macel, «L’œuvre Phénix», Art Press, n° 257, mai 2000, p. 31.
11. Kendell Geers, dans un courriel adressé à l’auteur le 13 janvier 2006. [Notre traduction.]
12. Cette invasion de l’image par la langue n’est pas accidentelle, mais bien structurelle. Barthes indique en effet que l’image relève des systèmes de signes non-isologues. Contrairement à la Langue (système que l’on qualifie d’isologue parce que le signifiant et le signifié sont indissolublement liés comme les deux faces d’une même pièce), le signifié iconique est relié au signifiant par l’intermédiaire d’un troisième terme, en l’occurrence la langue qui prend immédiatement en charge l’objet regardé. Ainsi, l’idéologie s’engouffre dans l’image, car le langage n’est pas neutre. Voir Roland Barthes, «Éléments de Sémiologie», L’aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1991 [1985], p.42; et Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p.13. 13. William S. Burroughs, Trilogie (La machine molle, Le ticket qui explosa, Nova express), trad. Mary Beach, adaptation de Claude-Pélieu Washburn, Paris, Christian Bourgois, 1969, p. 76.
14. Roland Barthes, «Le Message Photographique», L’Obvie et l’Obtus, Paris, Seuil, 1992 [1982], p. 23.
15. Les actes iconoclastes contre les œuvres d’art ont été nombreux au cours des années 1990.
Geers note par ailleurs de ses œuvres ont été à plus d’une reprises détruites ou volées à Paris : «Au vernissage de mon exposition “Sympathy for the devil” au Palais de Tokyo, mon Terrorist's Apprentice a été détruit sans réparation possible. Nous ne sommes jamais arrivés à mettre la main sur le “coupable” et nous avons simplement refait l’œuvre. Pendant “Hardcore” également au Palais de Tokyo, mon installation The Lovers a été démolie par un vandale inconnu et nous avons dû la réparer. Pour le vernissage de “Dionysiac”, au Centre Pompidou, 240 verres de mon Kocktail ont été dérobés. Nous avions prévu que certains verres allaient sans doute être volés, mais pas autant. À la dernière fiac, une de mes boîtes de sperme intitulé Manhood a été volée et n’a jamais été retrouvée». Kendell Geers, dans un courriel adressé à l’auteur le 29 janvier 2006. [Notre traduction.]
16. On pense en effet à cette phrase célèbre de Georges Bataille (Nouvelle Revue Française, 1er juillet 1938) : «De deux choses l'une : ou la parole vient à bout de l’érotisme, ou l’érotisme viendra à bout de la parole.» Kendell Geers a précisément choisi de miser sur l’érotisme contre la parole.17. Kendell Geers, entrevue avec Jérôme Sans «Landmines in The Gallery», trans, n° 8, 2000, p. 268 - 274. Consultation sur le site
http://www.terrorealism.net/home.html [Notre traduction.]
18. «Métanalyse : Accident de la communication : les unités de langage sont découpées et analysées autrement par celui qui entend que par le locuteur. (Terme proposé par Jespersen).» Bernard Dupriez, Gradus, Les procédés littéraires, Paris, 10 / 18, Christian Bourgois éditeur, 1984, p. 285. Geers est également friand d’une autre figure de rhétorique : l’aphérèse. Pour produire une aphérèse selon le Littré, «[…] on retranche une syllabe ou une lettre au commencement d’un mot». Terrorealismus (2003), par exemple, retranche la première lettre des mots terror, border, danger qui deviennent error, order, anger.
19. Kendell Geers, dans un courriel adressé à l’auteur le 13 janvier 2006. [Notre traduction.]
20. ibid.

Texte paru dans Parachute, n°124 (Violence, Unlimited), octobre 2006, pp.58-77

© Nicolas Exertier

vendredi 8 février 2008

lundi 21 janvier 2008

nicolas "x" & George "Wanking" Kebab - "Action Critique" (25 novembre 2004)

Ramener des textes critiques à la dimension de miniatures. En faire des bandes. Les scotcher aux murs de façon illicite dans l’exposition de l’artiste concerné ou dans les rues avoisinantes.

nicolas « x » & George «Wanking» Kebab, le 25 novembre 2004, à 18h 23

Livication (Pour Bruno Peinado)

Un crâne-boule à facettes, des volumes minimalistes emboutis, de l’écriture encodée par inversion spéculaire, une mire télé en céramique, un skate cassé : le travail de Bruno Peinado se dérobe par avance à toute perspective synthétisante, qu’elle soit de nature stylistique ou conceptuelle. Pour qualifier cette pratique ouverte à tous les horizons de la culture, qui refuse de se constituer en « signature work », la critique a souvent eu recours à la métaphore musicale. Peinado serait ainsi un « DJ d’objet » ; sa pratique serait apparentée à celle d’un «sampler géant » ; son art, caractérisé par cette étonnante capacité à joindre deux réalités pour en faire une troisième, tiendrait du bootleg visuel. On pourrait d’ailleurs se demander si ces métaphores musicales rendent vraiment justice à son travail. Il ne faut pas oublier que la critique au début du vingtième, a longtemps eu recours à la musique pour justifier l’abstraction ; d’une façon souvent approximative, d’ailleurs…
Les notes qui suivent m’ont été essentiellement inspirées par trois expositions :
« Perpetuum Mobile » (Palais de Tokyo)
“Rust Never Sleeps” (Zoo Galerie, Nantes)
“Close Encounter” (Buy-Sellf).
Il faut lire pour ce qu’elles sont : des notes transversales, ignorant la limite des expositions même si cette méthode est aberrante lorsqu’elle est appliquée à un artiste qui tend à prendre l’exposition comme unité sémantique.
Rust never sleep que Peinado a présenté durant le mois d’avril-mai 2006 à la Zoo Galerie (Nantes) est un hymne à l’entropie (« la rouille ne dort jamais ») comme en témoigne :
- une série de volumes minimalistes curieusement « accidentés » : Présentés au sol et sur les cimaises, ces volumes en acier semblent faire allusion à John McCracken[1] (figure majeure du Minimal Art californien). Rien n’interdit d’y voir un hommage donc, mais un hommage pervers, car le coup de marteau qui semble avoir été asséné pour « finir » ces formes d’une pureté toute idéaliste n’est pas très orthodoxe et a tout du meurtre du père.
En fait, plutôt que de rentrer dans des grandes considérations oedipiennes, il est préférable de voir dans ce geste violent une réponse opposée à un type de sculpture suspect aux yeux de Peinado d’être trop pur. « Anti-Pure » est en effet un mot d’ordre récurrent de sa production. Peinado insiste sur le fait que la pureté n’est pas qu’une notion esthétique. Elle a aussi et surtout des soubassements politiques. Comme le dit l’artiste à Clémentine Aubry :
« La notion de pureté m’intéress[e] depuis très longtemps, car pour moi c’est une notion très violente. La pureté est généralement associée aux idées d’innocence et de blancheur, et ce sont des mythes qui sont et ont toujours été vivaces partout, même en Afrique noire, où plus une femme est blanche de peau et a les cheveux raides, plus elle est jolie ». [2]
On ne doit pas oublier non plus qu’une bonne partie du mordant ironique de ces sculptures « paraminimales » tient au fait que les artistes minimalistes ont massivement eu recours dans leurs œuvres aux matériaux de l’industrie auto et moto – certains rouges de Donald Judd sont empruntés à Harley Davidson – au risque d’idéaliser quelque peu la production à la chaîne. La tôle froissée a ici valeur de rappel au réel. Peinado fait en quelque sorte resurgir à l’intérieur des objets minimalistes le fantôme de l’accident d’automobile à laquelle leur matière aurait pu être destinée et oppose par la même un grand « Non ! » à l’effort d’idéalisation juddien.

La neutralisation
Chez Peinado, les références aux œuvres du passé sont nombreuses. Mais elles sont traitées avec une désinvolture à peu près complète. Cet art fondé sur le détournement et l’emprunt-distorsion, n’accorde pas plus d’importance aux chef-d’œuvres historiques qu’aux objets les plus prosaïques. Contrairement à Debord et Wolman, les « inventeurs » du détournement, Peinado refuse d’établir une distinction conceptuelle claire et nette entre le détournement mineur – appropriation d’un élément quelconque dénué de signification culturelle véritable (ex. mauvais roman, film de série B, etc.) – et le détournement abusif – appropriation d’une donnée valorisée culturellement (œuvre littéraire reconnue, etc). [3] Chez Peinado, la parabole, le Mac, et le clavier d’ordinateur sont traités avec les mêmes égards que la peinture classique. Lorsque l’artiste reprend les Ambassadeurs d’Holbein, c’est en veillant à dégonfler le sujet en en faisant une marqueterie avec du bois de chantier. Une remarque analogue pourrait d’ailleurs être faite au sujet de Are we ready and willing (2004) qui parasite une oeuvre de Beuys intitulée Durer, I am personnaly guiding Baader + Meinhof through Documenta 5, 1972 en remplaçant les chaussures éculées et chargées d’histoire de l’œuvre originale par des baskets qui donnent à la pièce un look plutôt trivial.
Lorsque Peinado part d’un skate, c’est pour, d’un geste inverse, l’anoblir en le traitant en céramique. L’artiste privilégie ainsi les rapports que l’on pourrait dire oxymorique entre le sujet et le matériau utilisé. Tant et si bien que l’œuvre se neutralise d’elle-même et semble au final comme suspendu à un état d’apesanteur sémantique.
Créolisation
Pour caractériser son travail, Peinado utilise fréquemment le concept de « créolisation » qu’il emprunte au poète, romancier et philosophe martiniquais, Edouard Glissant.[4]
« Je préfère au terme de métissage celui de créolisation, la différence étant que pour le premier, on connaît déjà le résultat, par exemple comment sera un enfant issu d’un père noir et d’une mère blanche ou asiatique, et qu’on appellera mulâtre ou zambo. La créolisation est une espèce de rencontre, d’accident, qui donne des mélanges qui ne sont pas encore calibrés, répertoriés, qui ne sont même pas pensés philosophiquement. J’aime fonctionner sur ces mélanges pour qu’on ne puisse pas catégoriser mon travail ».[5]
En fait, la créolisation est surtout une affaire linguistique. Elle désigne le processus par lequel une langue colonisatrice (le français, l’anglais, le portugais, le néerlandais) se transforme au contact de populations colonisées. (ex. le créole antillais). La créolisation ne tient pas seulement en un mésusage de la langue colonisatrice mais elle peut également consister en sa subversion délibérée. Et c’est plutôt sous cet angle que Peinado l’envisage. Les langues créoles sont assez fréquemment sous-tendues par l’ambition plus ou moins consciente de libérer la langue colonisatrice de ses connotations mortifères. C’est le cas notamment du Patwa Jamaïcain et de ses variantes rastafariennes. En Jamaïque, quand on dédicace, on ne « dedicate » pas mais on « livicate ». (Une façon comme une autre de supprimer le vilain dead qu’on entend dans dedicate). Je ne sais pas si Peinado est au courant de cette ruse rastafarienne. Mais une chose est sûre en tout cas : on peut retrouver le même mécanisme de subversion par créolisation à l’œuvre dans Vanity Flightcase, pièce dans laquelle la mort est précisément neutralisée par un habillage à facettes.
Parmi les autres formes créolisées, citons les taches de Rorschach manipulées pour évoquer la forme du continent africain ou bien encore, le goût particulier de Peinado pour les transformations linguistiques. Pour construire ses titres, en effet, l’artiste procède assez fréquemment à des glissements phonétiques caractéristiques. On peut citer par exemple « Nomad’s Land » (équivalent phonétique approximatif de « No man’s land »). Le glissement linguistique [6] semble déterminer de façon presque mécanique ce à quoi l’œuvre va ressembler, en l’occurrence des sacs en plastique contenant de la terre et des plantes échantillonnées lors des voyages de l’artiste.[7]
Ce type de glissement phonétique ou de métanalyse[8] est au cœur de l’histoire du colonisalisme. Quand les Mayas virent arriver les Espagnols en 1517, leur première réaction fut : « Uy u Tan a Kin Pech ! » (Ecoutez comment ils parlent !), les espagnols métanalysèrent la phrase en « Yucatan Campeche ». Et c’est ainsi que naquit le Yucatan.[9] Ici, la déviation phonétique est produite par l’envahisseur mais on pourrait citer de nombreux cas où les colonisés ont produit le même type d’accident linguistique. Le malentendu est sans doute au principe de la créolisation.

La fin des programmes. L’art post(e)-manifeste
La mire télévisuelle a longtemps signifié pour les spectateurs jusque dans les années 80 une « fin des programmes », le terme journalier mis au flux des images animés. Mais une fois traduite en mosaïque et replacée dans un contexte d’exposition, on peut comprendre cette fin des programmes en un sens hyper-amplifié comme une fin des programmes esthétiques, (une fin de l’Âge des Manifestes). L’art de Peinado en effet prend acte du déclin des grands systèmes esthétiques modernes.[10] Voir par exemple le traitement que l’artiste réserve au portrait Op Art de Pompidou par Vasarely. Le portrait original de Vasarely est présenté dans le hall d’entrée du Centre Pompidou. La version Peinado, quant à elle, a été présentée dans le cadre de l’exposition Playlist au Palais de Tokyo. Egalement en « lévitation » dans le hall d’entrée, elle se distingue de son précédent historique par une note cynique. Car ici, il n’y a point de mirage optique mais seulement du réel, rien que du réel : les barres verticales op art se sont transformés en code-barres. Dans cette œuvre intitulée « Ecran Total » (par référence à Baudrillard et à cette idée du crime parfait commis contre la réalité par le triomphe du simulacre généralisé ?) les réalités du marché resurgissent à travers les formes optiques pures et désintéressées. Les chiffres du code barres sont d’ailleurs révélateurs. On y devine 666 (à l’envers). 666, c’est le chiffre de la bête (Satan) dans l’Apocalypse de Jean. Une bête que Jean associe justement au pouvoir de l’argent.[11]
Inversion spéculaire
Truisme contemporain : « Un artiste pour être bon doit être le miroir de son époque ». L’expression agace très vraisemblablement Peinado. Et, c’est sans doute pour en montrer l’inanité qu’il a choisi de la prendre au pied de la lettre. Tout ce passe comme si Peinado se disait : « OK OK, qu’à cela ne tienne, je vais être leur miroir puisqu’ils le veulent mais ils devront se débrouiller avec l’effet d’inversion spéculaire que le statut qu’ils me prêtent implique. Tout miroir produisant une inversion de ce qu’il reflète, ils vont devoir faire avec ! ». Peinado nous restitue donc une image inversée du monde capitaliste, mais de façon littérale. D’où l’inversion de tous les éléments écrits présents dans son travail. Parfois, le renversement est encore plus radical, notamment lorsque l’artiste renverse la galerie pied par-dessus tête ; le plafond devenant un sol illusionniste et vice-versa. (Cf. Nom ad's land, 2005; Silent Titanium Bilboards, 2005, installation). Le renversement spéculaire contribue en tout cas à ralentir considérablement l’expérience esthétique ; tous les éléments écrits inversés engagent un déchiffrement pas à pas. C’est tout le paradoxe de cet art… Si on retire les éléments écrits présents dans son œuvre, on pourrait dire que Peinado pratique une « esthétique expéditive » ; l’œuvre est simple, sans équivoque (elle puise dans une culture populaire connue de tous) ; elle se donne sans résistance et aurait plutôt tendance à renvoyer rapidement le spectateur vers d’autres horizons si l’élément écrit inversé n’était là qui tend à réancrer incessamment le spectateur à l’objet qu’il allait fuir. Ecrire à l’envers, revient non seulement à affranchir l’objet de son modèle mais, aussi et surtout, si on envisage la question du point de vue de la réception esthétique, cela revient à le soustraire par la même occasion à l’impératif du temps rentable « capitaliste » car il faut traîner pour déchiffrer un Peinado. Il faut savoir prendre du temps, redresser la phrase, imaginer l’objet tel qu’il fut avant le « stade du miroir », etc.
Et le nouveau dans tout cela ? Peinado n’en a cure. On ne peut d’ailleurs qu’approuver la justesse de son parti pris. Non seulement parce qu’il n’y a plus de nouveauté véritable à l’heure des singularités quelconques et de « l’artiste ready-made » (pour reprendre une expression du collectif Claire Fontaine)[12] mais aussi par que le nouveau est une notion politiquement douteuse.
« Louis XIV demandait « du nouveau, du nouveau, n’en fût-il plus au monde ». La notion de nouveauté a aussi été le moteur des colonies et de la Compagnie des Indes. On demande à un jeune artiste de faire du nouveau, de surprendre alors qu’en même temps, il faudrait que son travail soit tout de suite identifiable, facilement racontable, proche du logo. C’est un jeu paradoxal ».[13]
Un jeu aussi paradoxal qu’un « new » rétrospectif écrit à l’envers par un effet d’inversion spéculaire…


[1] Le parallélépipède vert accroché au mur évoque notamment Spiffy move (1967) de John McCracken qui fait partie de la collection de Ghislain Mollet-Viéville présentée au Mamco. La couleur des deux œuvres en tout cas semble identique.
[2] « Perpetuum mobile », Interview de Bruno Peinado par Clémentine Aubry, http://www.paris-art.com/interv_detail-1742.html

[3] Guy-Ernest Debord et Gil J Wolman, « Mode d’emploi du détournement », [in Les lèvres nues, n°8, mai 1956] repris dans Wolman, Résumé des Chapitres Précédents, Paris, Spiess, 1981, p. 48
[4] «[…] je suis tout à fait contre le terme « créolité » bien que les écrivains de la créolité se réclament de moi comme étant leur père spirituel. Je crois que l'idée de créolisation correspond mieux à la situation du monde. C'est l'idée d'un processus continu capable de produire de l'identique et du différent. Il me semble que la créolité érige le multilinguisme ou le multiethnisme en dogme ou en modèle. Comme je suis contre les modèles, je préfère le terme ouvert de créolisation à cet espèce d'essence ou d'état auquel renvoie le terme de « créolité ». Edouard Glissant, « La créolisation culturelle du monde », in Label France, janvier 2000, n°38.
[5] « Perpetuum mobile », Interview de Bruno Peinado par Clémentine Aubry, http://www.paris-art.com/interv_detail-1742.html

[6] Voir également Pump up the rhizome (glissement phonétique aux connotations deleuziennes à partir de « Pump up the Rythm ») ou encore Wild Disney (pour Walt Disney), Why Style (pour Wild Style »), etc.

[7] No Man’s land peut également devenir Nom ad's land. Autrement dit un lieu sans publicité que Peinado traduit à travers des panneaux publicitaires lumineux ne vantant les mérites de rien, se résorbant dans une identité problématique. C’est une idée que l’artiste a d’ailleurs développée avec Close Encounter (production Buy-Sellf (2006)). « C’est ici l’occasion de proposer un nouveau langage, une sorte de langage primitif. A cette fin, l’artiste a joué sur l’intensité de la lumière diffusée par les caissons en la laissant diminuer ou augmenter de façon aléatoire ». (Buy-Sellf). Notons que la méthode métanalytique de Peinado (voir note infra) pourrait rappeler, sexe en moins, les fantaisies étymologiques de Jean-Pierre Brisset, du type :
Q : La Queue :
« Les queues réelles causaient des querelles.
Tu ma queue use, tu m’accuses.
La queue use à sillon, l’accusation
Qui sexe queue use, sa queue use, etc.

[8] Selon la définition que propose Bernard Dupriez, la métanalyse est un « accident de la communication : les unités de langage sont découpées et analysées autrement par celui qui entend par le locuteur ». Ex. courant - Je suis ému !
- Vive Zému !
Autre exemple, emprunté aux « Perles du Facteur » de Jean-Charles : « Je viens d’avoir cinq copes et heureusement que ça s’est arrêté là , parce qu’à la sixième j’y passais ». (Voir Bernard Dupriez, Gradus (Les Procédés littéraires), Paris, 10 /18, 1984, p.285)

[9] Cette anecdote est évoquée par Robert Smithson dans ses « Incidents au cours d’un déplacement de miroir dans le Yucatan » [Première parution Artforum, septembre 1968], repris dans Robert Smithson, Le paysage entropique 1960 / 1973, cat.expo. MAC, galeries contemporaines des Musées de Marseille, Marseille, 1994], p.198
[10] Les héros modernes sont gros et fatigués. Voir, dans un registre métaphorique, le Spiderman obèse de Virginie Barré ou le Fat Bat qu’elle a présenté à l’expo « Notre Histoire » (Palais de Tokyo, 2006).
[11] En fait l'Apocalypse de Jean parle de deux Bêtes : la Bête de la mer et la Bête de la terre, qui formeront le couple "Antéchrist", à la fin des temps. Les commentateurs disent que la Bête sortie de la mer équivaut à la puissance politique tandis que la Bête sortie de la terre, équivaut au pouvoir de l'argent. Selon l’Apocalypse, la Bête de la terre, (le pouvoir financier), arrivera à ce que: « Tout le monde, petits et grands, soit marqué sur la main droite ou le front, de façon à ce que personne ne puisse acheter et vendre sans être marqué du nom de la Bête, ou du chiffre de son nom. C'est le moment de se servir de son intelligence. Ceux qui seront renseignés pourront calculer le chiffre de la Bête. C'est un chiffre d'homme; et ce chiffre est 666." (Apoc. 13,16-18)
[12] Voir Claire Fontaine, « Artistes ready-made et grève humaine. Quelques Précisions », novembre 2005.

[13] Bruno Peinado, « Mon travail consiste à questionner des objets », in Art Actuel, juillet-août 2004, p.69
Nicolas Exertier, "Livication (Bruno Peinado)", première publication in Art Présence n°59, juillet-août septembre 2006, pp.40-47
©Nicolas Exertier