dimanche 8 juillet 2018

L'inertie domiciliaire (Bernhard Martin @ Spencer Brownstone Gallery, New York, 2000)

Bernhard Martin, vue générale de l'exposition à la Spencer Brownstone Gallery, New York (2000) 
© Spencer Brownstone Gallery
 « Je n’ai vraiment l’impression que je suis libre que lorsque je suis enfermé. Lorsque je fais tourner la clef ce n’est pas moi qui suis bouclé ce sont les autres que j’enferme. 
Sacha Guitry, Un soir quand on est seul, Plon
 
Notre vie future sera-t-elle placée sous le signe d’une claustration librement consentie? Par le biais d'internet, tout arrive désormais à domicile sans qu’il soit nécessaire de sortir et l’on doit bien reconnaître que les médias audiovisuels (qualifiés à juste titre de « véhicules statiques » par Paul Virilio) font toujours davantage office de « substituts à nos déplacements physiques ». Une menace semble ainsi peser à court terme sur la vie de tous : « l’inertie domiciliaire ». Et cela d’autant plus que nos appartements seront sans doute toujours plus encombrés par des accessoires nous permettant de faire du surplace : le home-trainer, les installations domotiques, les télécommandes à fonctions multiples, etc.
En 2000 à la galerie Spencer Brownstone, Bernhard Martin a présenté trois armoires aménagées de taille modeste qui traduisaient de manière hyperbolique l’enfermement volontaire vers lequel nous paraissons nous acheminer. Ces armoires semblaient d'une simplicité toute minimale lorsque leurs portes étaient closes. Mais chacune d’elles abritait un environnement - une crypto-installation pourrait-on dire - en totale contradiction avec cette sobriété apparente : une boîte de nuit, une plage privée, un club de strip-tease à l’ambiance tamisée.
 
Bernhard Martin, Single Disco - Whisperclub, (vue avec les portes fermées) 1999, Mixed Media, 220 x 95 x 95 cm   
© Spencer Brownstone Gallery

Single Disco – Whisperclub (la boîte de nuit acquise par le FRAC Bourgogne) devrait ainsi, si l’on en croit Bernhard Martin, permettre au noctambule le plus invétéré de ne plus quitter son domicile. Aucun accessoire ne manque à l’appel : le dancefloor lumineux, la boule à facettes, les enceintes diffusant en permanence une musique pulsée qui devrait ravir les clubbers.1 On aurait tort de voir dans ce type d’œuvres une plaisanterie gratuite. Martin se contente en fait de mettre en évidence (avec une pointe d’ironie, certes) ce qui est en train de se jouer sous nos yeux. Des gadgets répondant à une finalité voisine ont en effet été distillés dès les années 90 par l’industrie japonaise tel le Bo. Do. Kahn, ce coussin vibratoire qui, fonctionnant en association avec un walkman, permettait de ressentir physiquement les vibes (comme en discothèque) sans sortir ni déranger les voisins.2 De même la lampe à UV (présente dans Private Beach) est devenue graduellement un classique des intérieurs domestiques. 

Bernhard Martin, Single Disco - Whisperclub, 1999, Mixed Media, 220 x 95 x 95 cm
© Spencer Brownstone Gallery
Ce qui est à proprement parler stupéfiant, c’est le nombre de meubles et d’accessoires que Martin parvient à faire rentrer dans ses armoires (pourtant exiguës) sans jamais produire le moindre effet de saturation spatiale. Pour son King’s Corner, par exemple, il réussit à faire tenir dans un espace de 3 mètres de long sur 95 centimètres de profondeur un podium pour gogo-danseuse, un bar, et un coin canapé tout en réservant un couloir central permettant la libre circulation. Parfois, la peinture vient seconder les objets ready-made afin d’agrandir optiquement l’espace réel. C’est le cas notamment pour Private Beach dont le fond peint dans une facture très schématique donne un ancrage pittoresque à l’ensemble sans pour autant verser dans le trompe-l’œil. 

Bernhard Martin, King's Corner (2000), Mixed Media, 220 x 300 x 95 cm 
© Spencer Brownstone Gallery
 
Optimisation de l’espace, obsession du rangement, volonté de se soustraire à la société de consommation et du spectacle en restant chez soi  : autant d’éléments qui pourraient donner à penser que les armoires de Bernhard Martin parodient les micro-utopies (florissantes au début des années 90) qui ont souvent dérivé vers une stratégie de repli individualiste. Pensons par exemple aux Living Units proposées par Andrea Zittel. Du haut de leur 4 mètres carrés, ces dernières sont elles-vraiment d’un confort supérieur à celui qu’offre un simple placard ? Il y a lieu d’en douter. Martin semble ainsi calquer sa stratégie critique sur celle des auteurs de science-fiction, genre où deux points de vue (deux faces d’une même médaille) s’affrontent classiquement : celui des utopistes et des contre-utopistes. Si l’utopiste croit fermement en la cité idéale et parfaite du futur, le contre-utopiste estime quant à lui que « l’avenir est sombre, plein de menaces, [que] le monde de demain sera invivable et terrifiant : l’homme y est écrasé par la technique, par l’Etat, par le conformisme de l’époque avec cette nuance importante qui distingue la contre-utopie de l’anticipation simplement pessimiste, que c’est au nom du bonheur de l’homme qu’on l’étouffe ».3 
Martin réalise également des soft sculptures qui ont valeur d’emblème de cette vie nouvelle d’inertie à domicile. Sa playstation-canapé et sa télécommande repose-pied dénoncent discrètement le mythe de l’interactivité. Si la mollesse était pour Oldenburg un moyen d’humaniser l’objet, elle est manifestement pour Martin un moyen d’en montrer la part passive et l’inanité. 
Le Pop Art des Sixties célébrait l’avènement d’une nouvelle culture populaire liant chacun à tous ; Martin montre au contraire à travers ces installations un lien social qui s’étiole. Mais cette désagrégation du tissu social est-elle vraiment un mal ? Constitue-t-elle vraiment une menace ? Et ne faut-il pas au contraire penser avec Robert Filliou que l’ordre social idéal tient dans « la solitude heureuse de chaque être humain » ? La question reste ouverte.

Notes : 
1 Lorsque ses portes sont fermées, l’armoire parfaitement insonorisée ne laisse entendre que les basses assourdies. L'aspect général de l’œuvre semble alors très sobre et diffère notablement des peintures auxquelles Martin nous a habitués. D'ordinaire, en effet, l'artiste (né à Hanovre en 1966) montre des huiles sur toile à la spatialité complexe au sein desquelles les références stylistiques les plus hétérogènes se télescopent.

2 Cf. Paul Virilio, L’inertie Polaire, Paris, Christian Bourgois, 1994, p. 35 

3 Jacques Van Herp, Panorama de la Science-Fiction, Bruxelles, Lefrancq, 1996, p. 187.

© Nicolas Exertier (novembre 2001)