vendredi 9 décembre 2011

dimanche 27 novembre 2011

John Cage & Max Neuhaus - "Fontana Mix-Feed"

Les Notes du Performer pour "Fontana Mix-Feed" telles qu'enregistrées le 9 novembre 1967 par Aspen.

J'ai utilisé "Fontana Mix" pour faire une partition que j'ai appelé "Feed", pour résistances ajustables affectant un feedback acoustique. Dans cette performance, les résistances ajustables contrôlaient la fréquence de réponse de deux canaux de feedback qui étaient produits par deux microphones placés à proximité de leurs haut-parleurs respectifs.

La partition de cette performance fut réalisée en assignant une période de 10 secondes à chacune des lignes différenciées figurant sur les feuilles opaques.Quand les feuilles transparentes avec des points furent superposées à celles-ci, chaque point coincidant avec une ligne dictait une modification sur une des résistances durant la période de temps assignée à cette ligne.

La résistance spécifique à modifier était alors déterminée par un lancer de dé. A travers la pièce, ces modifications des résistances ajustables sont extrêmement lents et graduels.

La partition élimine mon goût et mon jugement musical et permet au phénomène électronique et acoustique de cette situation particulière de produire la pièce. Chaque fois qu'elle est jouée, elle est différente. En fait, les trois fois où j'ai joué cette pièce pour cet enregistrement, il en a résulté trois versions totalement différentes.

Max Neuhaus
Traduction Nicolas Exertier



Extrait de "Electronics and Percussion - Five Realizations by Max Neuhaus" (1968)


Il existe une autre version discographique de "Fontana Mix-Feed", réalisée pour Aspen en 1967, dont j'ai traduit la notice ci-dessus.

samedi 12 novembre 2011

Chris Burden - "Bed Piece", 18 février-10 mars 1972














Chris Burden - "Bed Piece", 18 février-10 mars 1972
Market Street, Venice, Californie

"John Young m'avait demandé de produire une pièce pour la manifestation de Market Street du 18 février au 10 mars. Je lui dis que j'avais seulement besoin d'un lit dans la galerie. Le 18 février à midi, je me déshabillais et me mis au lit. Je n'avais donné aucune autre instruction et je n'adressais plus la parole à personne pendant toute la durée de la pièce. De se propre initiative, Josh Young dut pourvoir aux besoins alimentaires, à l'eau et aux commodités. Je suis resté au lit pendant 22 jours." (Chris Burden)

San Keller schläft an Ihrem Arbeitsort (2001)

San Keller dort sur votre lieu de travail. Profitez de cette opportunité unique et laissez San Keller intervenir dans votre routine de travail quotidienne. Louez les services de San Keller en tant que dormeur dans votre entreprise, tandis que vous travaillez. Avec un San Keller dormant à vos côtés, vous entrerez dans une situation de travail étonnamment nouvelle et inhabituelle. Laissez-vous inspirer par cette aventure ! Les détails tels que le lieu du sommeil, la période de sommeil, la durée du sommeil, le salaire, etc. seront déterminés avec l'artiste. L'accord est passé par contrat de travail ou de sommeil.

vendredi 11 novembre 2011

Donald Burgy - "Lie Detector" (1969) avec la participation de Douglas Huebler

Donald Burgy, Lie Detector (1969)
Sujet : M. Douglas Huebler a été examiné en ce cabinet le 20 mars 1969 pour déterminer ses réponses à une liste de questions écrites par M. Donald Burgy. L'analyse des diagrammes produits durant l'examen des sujets donne ceci :
1. Question : L'art devrait-il dire la vérité ? / Réponse : oui / Analyse : confusion-incertitude
2. Question : Vous fiez-vous aux émotions ? / Réponse : oui / Analyse : confusion-incertitude
3. Question : Aimez-vous davantage les extérieurs que les intérieurs ? / Réponse : oui / Analyse : confusion-incertitude
4. Question : L'art est-il séparé de la vérité ? / Réponse : non / Analyse : incertitude aux frontières de la déception.

mercredi 9 novembre 2011

p.t.t.red

1995-1996 : Stefan Micheel et HS Winkler du collectif p.t.t.red ont reçu une bourse du Berling art pour une résidence d'un an à New York. La totalité de la somme reçue a été convertie en billets de 1 dollar. Chaque billet a été tamponné avec la mention : "p.t.t. red dollar - argent à finalité culturelle" avant d'être remis en circulation.
Voir le site de p.t.t.red : http://www.pttred.de/

dimanche 6 novembre 2011

George Brecht - Three Telephone Events

Quand le téléphone sonne, on peut le laisser sonner jusqu’à ce qu’il s’arrête.
Quand le téléphone sonne, le combiné est décroché puis raccroché.
Quand le téléphone sonne, on répond.

George Brecht - Three Telephone Events (printemps 1961)

samedi 5 novembre 2011

La Métaphysique de Synthèse (Entretien avec Davide Bertocchi)


Davide Bertocchi navigue aux frontières de la physique et de la métaphysique, du réel et du simulacre. Il passe sans heurts du laboratoire scientifique à l’univers du deejaying tout en se livrant parfois à une critique frontale du préformatage muséal. Sous des dehors ludiques, son art mise fréquemment sur des paradoxes philosophiques.

N’en déplaise aux disciples de Sainte-Beuve, la biographie d’un artiste ne permettra jamais d’expliquer son œuvre. Il n’empêche qu’un détail troublant doit être relevé en ce qui concerne Davide Bertocchi. L’artiste est né en 1969 (à Milan) ; date qui ne peut être considérée comme anodine. 1969 : C’est non seulement une année cruciale dans l’histoire de l’art conceptuel (cf. January 5-31 organisé par Seth Siegelaub) mais c’est aussi et surtout l’année d’un alunissage (Programme Apollo) dont certains contestent encore la véracité. Kaysing par exemple croit déceler dans toute cette affaire une des plus grandes manipulations de l’Histoire Américaine, une fantasmagorie hollywoodienne, un vaste bidonnage médiatique. Sans adhérer à cette théorie du complot, on se contentera de remarquer que trente ans plus tard, Davide Bertocchi se fait connaître grâce à Spazio : un work-in-progress complété chaque jour par l’invention d’une nouvelle planète, pur produit de son imaginaire. L’artiste articule implicitement cette œuvre autour d’un syllogisme. « Si l’univers est infini et si toutes les possibilités y sont représentées, on peut penser que ces visions imaginaires ont un référent réel dans une zone de l’univers dont l’emplacement reste à déterminer ». L’univers de Davide Bertocchi est presque un cauchemar leibnizien. Il est caractérisé par l’actualisation de tous les mondes possibles. Mais ce qui est proposé ici, c’est une sorte de métaphysique de synthèse (cf. les outils numériques utilisés pour représenter les planètes), dont Photoshop, seul, a la clef.

Le projet Spazio peut être vu comme une relecture parodique du premier modernisme. Dans l’interview qui suit, en effet, Davide Bertocchi indique qu’il souhaitait à travers ce projet proposer sa Théorie de l’Espace mais une Théorie de l’Espace que nul ne puisse contester. Or, même s’ils s’en sont tenus à l’espace pictural et s’ils ne se sont guère aventurés dans l’espace stellaire, les premiers abstraits ont également eu pour ambition de formuler leur théorie de l’espace (voir parmi les exemples les plus évidents : Mondrian et Malevitch par exemple) et le plus souvent, c’est le dogmatisme de leurs théories qui les a protégés contre une éventuelle contestation. Les théories artistiques modernes, à l’inverse des théories scientifiques, ne sont pas falsifiables. Elles ne laissent pas prises à la contestation. Spazio en est la métaphore. Au même titre que Limo d’ailleurs qui indexe, sur un fond sonore hip-hop, le caractère constricteur du Guggenheim Museum.
J’ai rencontré Davide Bertocchi le 13 octobre 2005 dans un petit bar parisien du 11ème arrondissement.

Nicolas Exertier : J’aimerais qu’on parle un peu de Spazio. Est-ce que tu peux en résumer en quelques mots le fonctionnement?


Davide Bertocchi : C’est une série que j’ai commencée en 1999. Idéalement, elle devrait se poursuivre à l’infini. J’essaie d’imaginer et de réaliser, chaque jour ou presque, le dessin d’une planète. J’en ai déjà réalisé plus de 2000 (2145 pour être exact) !!! Chaque image est de la taille d’une carte téléphonique. Si l’univers est infini et si toutes les possibilités y sont représentées, on peut penser que ces visions imaginaires ont un référent réel dans une zone de l’univers qu’il reste à déterminer. Je voulais inventer à travers ces images un espace qui m’appartienne ; ou si tu préfères, je voulais proposer ma théorie de l’espace. Mais d’une certaine façon, je voulais produire une théorie de l’espace que personne ne puisse à proprement parler remettre en cause. Dans la mesure où on est encore loin d’avoir une connaissance exhaustive de l’univers, personne ne peut dire : « Ah non ! Désolé mon vieux cette planète n’existe pas ! ».

Nicolas Exertier : Dans un sens, on pourrait dire que tu renoues avec le thème de l’imagination visionnaire ?

DB : Oui mais en essayant de détourner cette donnée pour la réancrer à une question de probabilité. Je pense aussi que l’espace est sous-tendu par une dimension subjective qu’on ne prend pas suffisamment en compte. Il m’arrive de penser que l’espace n’est qu’un concept à construire soi-même, un « Do It Yourself ». Tout est possible…


NE : Tu fabriques tes planètes avec un logiciel informatique. Ce sont des planètes de synthèse…

DB : C’est juste. Mais de toute façon toutes les images spatiales ou presque sont des images de synthèse. Les images du ciel que nous donnent les nouveaux télescopes (non optiques) du type Spitzer Space Telescope ou Chandra X-Ray Observatory ne sont pas de vraies images photographiques mais également de l’image de synthèse. Les télescopes captent des rayons infrarouges ou X et à partir de ces données, l’ordinateur traite l’information et crée l’image. Ce n’est pas si différent de ma façon de procéder. Si même dans le contexte scientifique, on fabrique l’image, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant de prendre un peu d’avance. De fabriquer une image des planètes avant même leur découverte (qui tôt ou tard finira par arriver), je n’en doute pas (rires).

NE : Esposizione Universale : Space-Lab Luneburg (2000) s’inscrit un peu dans la continuité de Spazio ?

DB : Oui. J’ai été invité à Luneburg, en Allemagne pour faire une installation dans un lieu public. J’ai eu envie de mettre en place au cœur de la ville un faux laboratoire spatial. Ce projet s’inscrivait bien sûr dans la logique de Spazio mais il y a également une raison contextuelle qui m’a déterminé à réaliser cette œuvre. A la même époque, en effet, à quelques kilomètres de là, se tenait l’Exposition Universelle de Hanovre. Une Exposition qui, quand tu y réfléchis bien, n’avait d’universelle que le nom. Comment les quelques nations représentées peuvent-elles prétendre à l’universalité ? L’œuvre de Luneburg traitait un peu de ça. Je me suis dit qu’à travers cette œuvre, j’allais faire comme eux une vraie fausse exposition universelle. D’autant plus que Luneburg, pour une oreille italienne ou française évoque immanquablement une ville lunaire.

NE : Comment as-tu procédé ?

DB : J’ai fait installer un container dans le square municipal. J’ai aménagé l’intérieur de cette structure avec de la technologie informatique récupérée. Du low-tech, tu vois, des ordinateurs, des appareillages de l’Université voisine, etc. Nous avons installé des paraboles sur le toit en faisant en sorte qu’elles soient bien apparentes. J’ai ensuite revêtu une combinaison de chercheur et j’ai demandé à quelques personnes de la Halle fur Kunst d’en faire autant. Nous avons fait mine de travailler sur l’espace pendant une demi-journée. Certains piétons qui passaient à proximité de la structure et qui nous voyaient nous affairer semblaient inquiets. Ils pensaient vraisemblablement qu’il s’agissait d’une unité de recherche de la NASA en mission spéciale. Certains venaient vers nous pour nous poser quelques questions. Mais j’avais donné pour instruction de ne pas répondre. Sur les écrans, il y avait des images de l’espace (fabriquées de toute pièce par mes soins comme pour Spazio). Mes collègues « scientifiques » faisaient mine de se connecter à l’espace et d’essayer d’établir des communications.

NE : La performance a été filmée en vidéo ?

DB : Oui et cette vidéo a été éditée en noir et blanc avec un effet spécial qui imite l’imperfection d’une retransmission par webcam. La vidéo donne vraiment l’impression que nous sommes dans l’espace. Elle donne le sentiment que nous bougeons de façon maladroite et saccadée. A la fin de la bande, nous ouvrons une bouteille de champagne comme dans l’espace lorsqu’une opération délicate a été menée à bien, et plus spécifiquement encore, comme dans les documentaires spatiaux soviétiques ou américains des années 60 ou 70.

NE : Tu sembles accorder une importance de premier plan au scientifique, ou à la personne du chercheur…

DB : J’aime m’approprier le langage de la science. Ce que donne à voir le Space-Lab, c’est effectivement le langage de la science ou l’esthétique de la science avec ses connotations illusoires de neutralité. Et en même temps, je voulais donner des informations complètement différentes, complètement décalées et ambiguës par rapport à ce qu’aurait pu faire une équipe de vrais scientifiques. J’aime bien œuvrer sur la limite métaphysique de la science. C’est un territoire que la science partage avec l’art.

NE : Le mot métaphysique revient souvent dans tes propos.

DB : J’adore la période métaphysique de De Chirico. Je ne sais pas s’il y a un lien de cause à effet mais en tout cas, ça m’a marqué.


NE : Cela se voit particulièrement à travers Are You Ready ? et son cadre désertique.

DB : Oui, cette vidéo a été filmée sur une plage au Pays de Galle. La mer s’étant retirée, c’est une surface absolument plane qui s’étend à des kilomètres à la ronde. C’est presque lunaire.

NE : Tu as ponctuellement revu et corrigé ce paysage en y ajoutant des cactus gonflables. La simple présence de ces cactus de synthèse suffit pour transformer cette plage en une sorte d’espace métaphysique disneylandisé…

DB : Oui, j’aime beaucoup utiliser l’imagerie de la culture western comme métaphore de notre culture occidentale. Mais, indépendamment des cactus ajoutés pour le tournage, ce paysage gallois est déjà bizarre en soi. Des escaliers sont aménagés pour y accéder. Lorsque la mer est absente, on se demande à quoi ils mènent. Ils semblent comme tombés de nulle part. Ils donnent à la plage l’aspect d’une scène démesurée, d’un théâtre ou d’une arène. Ce paysage m’intriguait. J’ai commencé à faire des recherches à son sujet. Et, c’est comme ça, presque par hasard, que j’ai découvert que c’est depuis cette côte que Guglielmo Marconi a envoyé le tout premier message radio de l’Histoire. C’était une communication en morse sur plus de 13 km entre Lavernock (Pays de Galles) et Brean (Angleterre) par dessus le Canal de Bristol, en mai 1897. Ce message tenait en trois mots : « Are You ready ? ». Il marque le coup d’envoi de la société de l’information et de la communication généralisée et le début du déclin de l’ère industrielle. J’ai donc décidé d’utiliser ce matériau site-specific. J’ai fait traduire les mots de Marconi en lettres en métal que j’ai dispersées et enterrées sous le sable de la plage, sur une surface de 300 mètres carrés environ.

NE : Tu disais à l’instant que tu utilises l’imagerie de la culture western comme métaphore de notre culture occidentale. Est-ce à dire que la musique de Il était une fois dans l’Ouest (composée par Ennio Morricone) qui fait office de bande-son pour Are You Ready ? est utilisée pour évoquer le déclin de l’occident ?


DB : Oui. Mais Il était une fois dans l’Ouest est également le premier film que j’ai vu de toute ma vie. Western / culture occidentale / premier film vu… Je ne sais pas s’il y avait une logique derrière tout mais dès que j’ai mis tous ses éléments sur la même surface, ça semblait créer une logique. Chaque élément créait une logique. C’est comme les tableaux de De Chirico. Il y a une logique derrière chaque élément présent sur cette surface même si leur présence semble parfois totalement arbitraire.

NE : Tu as ensuite fait appel à un club local de détecteurs de métaux pour pouvoir retrouver ces mots historiques enfouis. Ils sont les véritables acteurs de ton film.


DB : Le dimanche, ces gens arpentent les plages et les champs avec leur détecteur. La chasse au trésor est leur passion. Je leur ai proposé un challenge. Je leur ai dit qu’il fallait chercher quelque chose sur cette plage mais sans donner plus de précisions. Je les ai habillés avec des vêtements blancs de chercheurs. Et j’ai filmé. Ils constituent un peu dans cette œuvre la métaphore de la recherche scientifique, artistique ou autres. Ils cherchent et tâtonnent, un peu comme des aveugles avec des cannes blanches électroniques.

NE : On dirait que ces gens font des fouilles en terrain archéologique pour retrouver la trace d’une civilisation disparue : la nôtre. Ils jètent les bases d’une archéologie de la modernité ?


DB : Oui, c’est un peu ça. Dans la vidéo, on les voit retrouver les lettres une par une. Si un morceau de la phrase n’avait pas été retrouvé, le message de Marconi serait resté crypté pour toujours.


NE : Nucleo est également travaillée par des connotations métaphysiques. Est-ce que tu peux décrire cette œuvre ?


DB : C’est une sphère de 3 mètres de diamètre en fibre de verre. L’intérieur est totalement vide. J’y ai mis un matériau isolant : du feutre. C’est complètement isolé d’un point de vue à la fois visuel et auditif . Tu ne vois absolument rien. Et tu n’entends absolument rien. Mais si jamais tu t’aventures à parler, un système sonore capte ta voix et te la renvoie avec un très fort écho. L’idée, c’était en quelque sorte de construire un abysse, un univers portable. Quelque chose qui te donne une vraie sensation d’immensité mais à l’intérieur d’un espace limité. Faire l’expérience de cette œuvre, c’est un peu comme passer de l’autre côté des Concetti Spaziali de Fontana.


NE : C’est un peu comme si on se faufilait à travers les lacérations de ses toiles ?

DB : Oui, c’est ça.

NE : L’effet d’écho prolongé transforme cette œuvre en une sorte de version Dub de Fontana. C’est presque du Fontana revu et corrigé par de la mystique rasta !

DB : J’aime beaucoup cette idée. (rires) Fontana Dub : ça pourrait être un très beau titre pour cette pièce, tu ne trouves pas ?


NE : Tout à fait. Puisqu’on parle de dubplates, une question me brûle les lèvres : le disque vinyle est un médium récurrent de ton travail. On le trouve dans Top 100, Quadrophenia, Evil Molecula, Spaziorama, etc. Pourquoi cette fascination pour le vinyle ? Fluxus s’est intéressé au support disque. C’est le cas de Milan Knizak avec ses Broken Record par exemple. Est-ce que tu as été marqué par le modèle Fluxus ?

DB : Oui. A ceci près que Fluxus en général, ou même, plus récemment Christian Marclay ont vraiment fait un travail sur la musique. Pour ma part, ce n’est pas la musique en soi qui m’intéresse. C’est plutôt l’objet ; cet objet singulier à la surface duquel tu peux voir le son qui a été transférée mécaniquement. Avec un vinyle, tu peux voir les informations. Tu peux même les toucher.


NE : Chose impossible avec un CD…

DB : Oui et c’est pour ça que d’une façon générale, le numérique ne m’intéresse pas. Le CD pour moi n’est qu’un support. Tandis que le vinyle est davantage du côté de l’objet mais aussi d’une symbolique et d’une mythologie personnelle. C’est déjà en soi une quasi sculpture.

NE : Le fait que le disque soit une quasi sculpture est une donnée qui était mise en évidence par Remix que tu as montré à La Blanchisserie il y a peu.

DB : Oui. C’est un disque de marbre de 1 mètre 50 de diamètre. C’est assez lourd. C’est aussi une espèce de monument finalement. Une sorte de tombeau pour la culture occidentale. Sur le disque, est gravé le titre « Once Upon a Time in the West ». En même temps, j’avais envie de me confronter à des matériaux de la sculpture classique comme le marbre, le granit. En ce moment, je suis en train de produire une série de disques à l’échelle 1 : 1. Ce sont des 33t. Il s’agit d’une réplique de ma collection de disques.


NE : Que tu transposes en sculpture ?

DB : Oui. En marbre et basalte noir. Et toujours avec leur titre gravé sur la partie centrale.


NE : Par contre, tu ne reproduis pas les sillons ?

DB : Non. J’ai plutôt envisagé ici le disque comme un monument. C’est un peu comme un monolithe. Ça pourrait même évoquer certaines œuvres de Jenny Holzer. Les titres, détachés de la musique, deviennent des sortes de truismes puisés à la source même de la culture pop.



NE : Le TOP 100 sollicite également le support disque. Il s’agit d’un véhicule jaune porté par des roues constituées de disques vinyles (45 t et 33 t)…


DB : Et par n’importe quels disques ! J’ai demandé à 100 critiques et curators internationaux de me communiquer le titre de leurs morceaux préférés. Il s'agissait en quelque sorte d’inviter les critiques à faire un choix esthétique sans passer par le filtre du discours. L'objet (le kayak) est en apesanteur sur leur choix. Mais c'est une apesanteur boiteuse (45 t d'un côté; 33 t de l'autre).

NE : Ce qui tend à signifier que si l'objet ne compte que sur les choix de la critique, il tourne en rond !


DB : Oui mais ce qui m’intéressait surtout, c’était de créer une sculpture qui flotterait sur les choix de la critique. Avec pour idéal, une sculpture qui serait au dessus de tous les choix, de toutes les opinions. Tous les disques sont rassemblés pour constituer les roues du véhicule. J’ai choisi un Kayak pour accentuer cette idée de flottement. Quand je l’ai montré au Palais de Tokyo, la musique était diffusée dans une chambre noire qui était juste à côté. Tous les disques ont été rassemblés sur une compilation au format MP3.

NE : Si mes souvenirs sont exacts, l’œuvre trouvait un prolongement à travers Tokyo Eat, le restaurant du Palais de Tokyo.

DB : Tout à fait. Au moment de l’expo, quand tu prenais une commande, tu pouvais dire : je vais prendre aussi le numéro 16, par exemple, puisque les morceaux étaient également sur un menu. Le morceau choisi était alors diffusé. Celui de Nicolas Bourriaud, de Hans Ulrich Obrist ou de quelqu’un d’autre.

NE : Tokyo Eat diffuse-t-il encore parfois le TOP 100 ?

DB : Oui, mais de façon occasionnelle. Ils ont gardé la compilation et les morceaux sont toujours sur le menu. C’est une des compilations qu’ils diffusent, parmi d’autres. En ce moment, je suis en train de terminer le TOP 100 Volume II dont les morceaux ont été présentés à DeAppel, Amsterdam, par voie radiophonique dans le cadre de l’expo Radiodays. L’émission de radio a duré presque deux jours. Tous les morceaux mis bout à bout équivalent à 8 heures d’émission. Ils les ont diffusés à plusieurs reprises.


NE : Toujours au registre du disque, je voudrais que l’on parle un peu de Evil Molecula. Cette œuvre sollicite également le vinyle mais en l’entraînant sur un terrain plus scientifique. Les disques sont disposés pour imiter une structure moléculaire.

DB : Oui, cette structure est composée principalement de Picture Discs avec des motifs sataniques. Il s’agit de disques de Death Metal ou de Black metal. Il m’a fallu un mois pour trouver le matériel de base en faisant le tour des disquaires spécialisés. Les disques sont collés. Ils forment un dodécaèdre. Chaque dodécaèdre est connecté aux autres avec des tubes d’aluminium. La pièce est composée d’une centaine de disques au total.


NE : La forme de la molécule renvoie à une matière en particulier ?

DB : Je me suis librement inspiré de la molécule de cocaïne. Mais j’ai fait ça de mémoire. Et je pense que cette molécule peut également évoquer la structure d’autres drogues dures.

NE : Elle a presque une forme d’araignée…

DB : Exact. L’idée, c’était vraiment de concentrer tout ce que les gens pensent être le mal (evil), le mauvais, le maudit, le bad luck, etc. dans une sculpture. Donc ça s’appelle Evil Molecula. La molécule du mal. J’ai fait deux pièces sur ce principe. J’ai réalisé la première pour la Biennale de Prague. Mais elle n’a pas supporté la canicule de l’été 2003. La seconde a été montrée à l’institut italien de Los Angeles.

NE : Que s’est-il passé pour la version de Prague ? Les disques se sont voilés ?

DB : L’œuvre était tellement « mauvaise » qu’elle s’est effondrée sur elle-même au bout d’une semaine. (rires). Le Mal / le Bien…Pendant longtemps, on a pu croire que cette distinction n’avait plus cours. Ça existe. Du moins dans le nouvel inconscient collectif : il y a le MAL et le BIEN. C’est en grande partie via Bush que s’est produit ce revival. Et nous voici à nouveau aux prises d’une logique presque médiévale…A l’Institut Italien de Los Angeles, les planètes de Spazio étaient présentées à côté de Evil Molecula. Mon intervention là-bas semblait tirailler entre deux niveaux de réalité : le macroscopique et le microscopique.

NE : Autrement dit des zones du réel qui sont censées être par delà le bien et le mal. Je trouve que c’est une très belle pièce. C’est dommage que la version de Prague soit détruite.

DB : Le fait qu’elle se soit effondrée n’est pas très grave. A limite, ça ressemblait presque à de l’Arte Povera. Il y a quelqu’un qui est venu me dire : « Mais c’est génial que ça se soit effondré. C’est bien mieux comme ça ».

NE : En dépit des progrès de la muséologie, les conditions d’exposition ne sont pas toujours idéales. Tu en as fait l’expérience à Prague. Et c’est un peu ce qu’analyse ta série d’animations 3D, si je ne m’abuse.



DB : Oui. Ces vidéos montrent des œuvres site-specific virtuelles. Il s’agit de projets utopiques spécialement conçus pour des musées modernes aux formes éminemment utopiques, comme le Guggenheim Museum de New York ou le Musée d’art contemporain de Niteroi conçu par Oscar Niemeyer. Limo par exemple fait circuler une limousine à l’intérieur du Guggenheim. Cette limousine est courbe et spécialement adaptée pour se conformer à l’architecture spiralée du musée. Limo répond à l’utopie par l’utopie.

NE : L’œuvre donne à penser que le musée pré-formate les œuvres qu’il reçoit. La limousine (l’œuvre virtuelle) est en orbite autour du puit central. Elle n’en est que le satellite.

DB : Dans ces cas de figure, c’est plutôt l’architecte qui a fait l’œuvre d’art, tu vois. Les artistes n’ont pas besoin d’être là. Leur présence est presque superflue.


NE : Ta limousine répond à l’utopie par l’utopie, dis-tu, mais elle est prisonnière du cauchemar d’un voyage sans fin.

DB : Comme la « Broyeuse de chocolat » de Duchamp, Limo est une machine perpétuelle, un loop. Son voyage ne s’achève jamais. C’est presque une descente aux enfers.

NE : De ce point de vue, Limo est assez proche de Spirale, vidéo dans laquelle, on voit un skater descendre sans fin à l’intérieur d’une rampe spiralée.


DB : C’est assez proche dans l’esprit, en effet. J’ai tourné Spirale dans un parking. La descente perpétuelle du skater est un peu une métaphore de nos loisirs sisyphéens. Le point d’arrivée (qui ne vient jamais) reste suspendu à une sorte d’horizon métaphysique. Le son étourdissant des roues sur le bitume contribue à transformer ce qui devrait être une partie de plaisir en une sorte de cauchemar. Dante Alighieri n’est pas loin.


NE : Limo est d’une humeur moins sombre. La première fois que je l’ai vu, j’ai pensé que tu voulais faire allusion aux exigences pharaoniques de Beuys à l’occasion de la rétrospective que lui a consacré le Guggenheim en 1979. Beuys avait apparemment décidé de mener grand train. Il avait demandé une Limousine. La direction du Guggenheim a même fait l’hypothèse que c’était une stratégie cynique pour plomber les comptes du musée !


DB : Effectivement, mais tu sais, ça pourrait aussi plomber mes comptes de produire Limo en vrai !!! Pour le moment ça reste une animation 3D…et maintenant il y a aussi une nouvelle version « tuning » conçue par Kolkoz. Je leur ai proposés de réaliser leur version de Limo étant donné qu’ils travaillent également avec des animations 3D. Ils ont donc complètement transformé la Limo. Ils l’ont dotée d’une nouvelle couleur (un fuchsia métallique) et ils l’ont customisée avec des spoilers et des grand pneus. Ils ont aussi ajouté une bande sonore de musique eurodance. J’adore cette version !

NE : Pour Ordem e Progresso, tu t’es penché sur le cas du musée d’art contemporain de Niteroi.



DB : C’est un bâtiment très étrange. C’est presque un vaisseau spatial. Pour cette animation 3D, je fais circuler virtuellement une sphère énorme (parente de Nucleo) à l’intérieur du Musée. Cette boule bleue est en fait la version tridimensionnelle du cercle que l’on trouve sur le drapeau brésilien accompagné de la devise nationale "Ordem e progresso". « Ordre et Progrès » : cela m’a semblé parfait pour définir l’esprit architectural moderniste. Ordre et progrès, c’est presque un slogan fasciste. La vidéo montre la boule progressant à vive allure en direction du spectateur. Celui-ci peut avoir le sentiment qu’il va être écrasé. L’œuvre est montrée grâce à une vidéo-projection assez grande ; presque à taille réelle. C’est donc assez effrayant. Et il y a également un son, très grave comme le son produit par quelque chose de très lourd prêt à tout broyer sur son passage.

NE : Ton projet pour Manifesta 3 était un peu la parodie des grandes utopies architecturales modernes ? Tu avais prévu de réaliser un pont pour relier Brest à New York.

DB : C’est un projet auquel j'ai pensé au moment du passage à l'an 2000. Tout les villes essayaient à cette époque de rivaliser à travers des projets grandioses et, le plus souvent, idiots. Ma proposition « construire un pont reliant Brest à New York » suivait une loi physique élémentaire : celle des vases communicants. Quand tu as par exemple deux bouteilles avec deux niveaux d'eau différents et si tu les mets en communication, l’eau du plus haut niveau va remplir la bouteille avec moins d'eau et le niveau s'équilibre. En théorie, le pont Brest-New York devait mettre en communication deux niveaux culturels différents pour que le niveau s'équilibre. Parodiant les grandes utopies modernistes, le pont était aussi une solution à la surpopulation mondiale (les gens pouvant ainsi habiter sur l'Atlantique au gré d’un flottement perpétuel). En tout cas, il nous aurait permis d’aller à New York directement en Limo…


Nicolas Exertier, « La Métaphysique de Synthèse » (interview de Davide Bertocchi) », in Art Présence n°57, janvier-février-mars 2006, pp. 12-25
© Nicolas Exertier

vendredi 4 novembre 2011

Pierre-André Arcand - "La Mort d'Antonin Artaud" (1987)


"La Mort d'Antonin Artaud" (1987), extrait de Eres + 7

Figure illustre de la poésie sonore québecoise, Pierre-André Arcand réalise des oeuvres basées sur le principe de la boucle évolutive. Il utilise à cet effet un instrument spécifique nommé "macchina ricordi". Il s'agit en réalité d'un magnétophone (modifié par suppression de la tête d'effacement) sur lequel l'artiste utilise des K7 de répondeur dont il a réduit la durée à 4,5 secondes. En contrôlant les têtes d'enregistrement avec des commandes externes, Pierre-André Arcand produit des "accumulations sonores" qui se répètent tout en évoluant très lentement dans lesquelles interagissent le verbal, le vocal, les bruits mécaniques, etc.

Depuis le début des années 2000, Pierre-André Arcand utilise une macchina riccordi numérique (un logiciel qui reproduit la macchina ricordi analogique). Elle présente un avantage précieux : la possibilité de faire varier la durée de la boucle d'une fraction de seconde à plusieurs minutes.

Pour en savoir plus, voir "The Best of Excavation" (01/04/2000) sur le site d'Excavation Sonore.
http://www.avatarquebec.org/excavationsonore/index.php?annee=2000#archives
© Nicolas Exertier

Pierre-André Arcand (1986)

Pierre-Andre Arcand 1986 from Productions Rhizome on Vimeo.

Alexander Brener (4 janvier 1997)













La destruction d’œuvres d’art est fréquemment revendiquée comme une forme d’art à part entière. André Breton, dans les années 50, proposait déjà la création d’un prix pour récompenser quiconque attaquerait à l’acide une œuvre d’art de grande valeur. Il aurait sans doute trouvé son bonheur dans les actions un peu "limite" qui défraient la chronique depuis quelques années.

Le samedi 4 janvier 1997 au matin, le performer russe Alexander Brener, souhaitant réaliser une "action politique et culturelle contre la corruption et l'élitisme dans la culture", pénètre dans le Stedelijk Museum d'Amsterdam et s'achemine à travers le dédale des salles jusqu'à la Croix blanche sur fond gris de Malevitch. Il peint alors, directement sur l'oeuvre et à la bombe, le signe du dollar ($). La peinture qui a fait l'objet de cet acte iconoclaste avait été évaluée à 6 millions de dollars. 10 mois ferme : c'est la peine à laquelle fut condamné Brener.
© Nicolas Exertier

jeudi 3 novembre 2011

Keith Arnatt, Art & Project, Bulletin 23 : 1220400-0000000, mai 1970

Dans ce bulletin 23, Keith Arnatt propose à la vente des unités de temps de son exposition à Art & Project.

Une seconde d'exposition = 1 dollar ; minimum d'unités achetables : soixante secondes.

Chaque acheteur reçoit un document photographique, unique témoignage du temps acheté.

Arnatt avait disposé dans l'espace d'exposition d'Art & Project, une horloge à affichage numérique qui faisait le compte-à-rebours du temps restant jusqu'à la fin de l'exposition.
© Nicolas Exertier

Keith Arnatt, "Trouser-Word Piece" (1972)

































« On pense en règle générale, et je dois dire habituellement à juste titre que ce que l’on peut appeler l’usage affirmatif d’un terme est basique – que, pour comprendre « x », nous devons savoir ce qu’est être « x », ou être un « x », et que savoir cela nous apprend ce qu’est ne pas être « x » ou ne pas être un « x ». Mais avec « real »…c’est l’usage négatif qui porte la culotte. En d’autres termes, un sens défini s’attache à l’assertion que quelque chose est réel, un réel tel et tel, seulement à la lumière d’une façon spécifique avec laquelle il pourrait ne pas être ou aurait pu ne pas être réel. « Un vrai canard » diffère du simple « un canard » seulement en ceci qu’il est utilisé pour exclure différentes façons de n’être pas « un vrai canard », mais une imitation, un jouet, un appeau, etc. et mieux encore, je ne sais même pas comment comprendre l’assertion selon laquelle c’est un vrai canard à moins que je sache simplement, en cette occasion particulière ce que le locuteur avait en tête d’exclure…"
John Austin, Sense and Sensibilia (traduction Nicolas Exertier)
© Nicolas Exertier

Keith Arnatt, «Self Burial», 1969



















































































































Keith Arnatt, «Self Burial», 1969

Sans annonce préalable, la chaîne de télévision WDR 3 a inséré dans ses programmes entre le 11 et le 18 octobre 1969 une série de neufs photographies montrant Keith Arnatt s'enfonçant graduellement dans le sol. Deux photos consécutives de la série furent montrées chaque soir, la première à 20 heures 15 immédiatement après le journal télévisé, la seconde au milieu de n'importe quel programme en cours à 21 heures 15. L'énigme fut résolue à la fin de la semaine de programme par une interview avec l'artiste.
Arnatt expliqua que cette série n'avait pas été créée spécifiquement pour une diffusion télévisuelle et qu'il l'avait à l'origine conçue comme un commentaire à propos de la "dématérialisation de l'oeuvre d'art" (expression par laquelle Lucy Lippard et John Chandler avaient cru pouvoir caractériser l'art conceptuel). Il semblait logique, expliqua-t-il, que l'artiste disparaisse à son tour.

dimanche 11 septembre 2011

No Comment

Christian Robert-Tissot, Sans Titre, 2004, 5 oriflammes sur la façade d'Attitudes, Genève
 
Apparue au cours des années 80, dans le cadre de ce que l’on a parfois appelé la neo-geo suisse, l’œuvre de Christian Robert-Tissot accorde une place importante au langage et à sa mise en forme. Traduits en peinture sur toile (dans une facture froide, neutre, impersonnelle, dans des couleurs lisses et saturées qui disent bien l’intérêt de l’artiste pour l’abstraction), en wall-paintings gigantesques, ou bien encore en affiches, en stickers, en enseignes, en vidéos, en lettres de polystyrène, les mots de Christian Robert-Tissot ont le plus souvent pour mission de mettre un terme prématuré à l’expérience esthétique. « Ce qui m’intéresse dans le langage, dit-il, c’est la rapidité de compréhension qu’il implique. Le tableau est en quelque sorte “ liquidé ” dès l’instant où le regardeur porte les yeux sur lui. Non, vraiment, on n’a pas besoin de rester longtemps devant l’une de mes toiles. Il n’y a pratiquement rien à voir ; une fois lu, c’est en général compris. Et l’on passe à autre chose… ». Christian Robert-Tissot semble ainsi apprécier les œuvres qui se soustraient au regard du spectateur. Elles simulent notamment pour ce faire le discours muséal ou s’effacent derrière des termes auto-dépréciatifs. L’œuvre conçue pour Situations Construites à l’occasion des dix ans d'Attitudes semblait régie par cette étrange logique. Elle était constituée de 5 bannières portant un énoncé spécifique : NO STYLE / NO COLOR / NO PICTURE / NO CONCEPT / NO COMMENT. Le style, la couleur, l’image, le concept, le commentaire : tout art, pour exister, doit négocier avec ces paramètres. Les récuser en bloc revient à risquer l’invisibilité et à se mettre hors jeu. Et c’est bien, semble-t-il, le programme auquel cette œuvre répondait. (Elle se tenait d’ailleurs en marge de l’exposition, sur les façades d’Attitudes). A défaut de devenir un commentaire d’elle-même (selon la logique conceptuelle de l’art envisagé comme tautologie), l’œuvre, à force de multiplier les négations, devient un « comment-taire » ; une méthode pour atteindre le mutisme ; mutisme qui, soit dit en passant, est le propre de l’abstraction si l’on en croit Olivier Mosset. Reprenant à son compte la rhétorique du refus (la logique du « non à… » en laquelle se sont retrouvées les avant-gardes historiques : dada, futurisme, etc.), NO STYLE / NO COLOR / NO PICTURE / NO CONCEPT / NO COMMENT pouvait également évoquer l’âge des manifestes (et notamment les "Douze Règles pour une Nouvelle Académie" de Ad Reinhardt ; l’œuvre ne prenant corps qu’à travers une série de négations). Aux grands mouvements historiques, toutefois, Christian Robert-Tissot, qui ne croit plus vraiment aux méta-récits modernes et qui par tempérament serait plutôt un partisan du NO IDEAL, préfère un mouvement beaucoup plus prosaïque : celui des bannières, initié par le vent. 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Depuis quelque temps, Christian Robert-Tissot pratique une sorte d’art par soustraction et semble par là renouer avec la négativité (l’élision du sujet) caractéristique de l’abstraction. Les photos présentées par l’artiste en 2003 au Site Odéon 5 étaient tout à fait révélatrice à cet égard. Prises à Paris (par Joël Von Allmen) : la première dans la rue de Rennes, près de la Tour Montparnasse ; la seconde sur la Place de l’Opéra. Les enseignes et logos présents sur les vues originales ont été méticuleusement effacés à la paint box. Rien n’a été épargné : boutiques, voitures, bus, panneaux d’affichage. La rue semble étrangement lisse, sans aspérité et la « voix-off » qui nous enjoint d’ordinaire de consommer (via les logos et les enseignes, précisément) semble s’être miraculeusement résorbée, un peu comme dans mmmmmm de Boris Achour, pièce sonore dans laquelle la voix d’un aphasique (diffusée dans les rues de Cahors) vient se substituer au discours consumériste qui, en temps normal, imprègne, l’espace urbain. 
 
Christian Robert-Tissot, Sans Titre (2005-2008), acrylique sur toile, 280 x 500 cm, Maison de la Culture, Amiens)
 
On dit souvent des artistes qu’ils ont un ego surdimensionné. A l’occasion de sa dernière exposition au CAN de Neuchâtel aux côtés d’Olivier Mosset, Francis Baudevin et Christian Floquet, Christian Robert-Tissot a choisi d’écrire / peindre (il est difficile de trancher entre ses deux verbes puisque les deux activités chez lui se confondent) le mot Ego à l’aide de trois shaped canvases. La taille de ceux-ci allait crescendo depuis le E jusqu’au O comme si le mot était travaillé par un effet de perspective. (L’ego ne serait-il lui aussi qu’un effet de perspective, une illusion parmi d’autres ?) Et si l’œuvre est Ego (c’est-à-dire « moi » en latin et en anglais), où est le « surmoi » (superego) ? Correspond-t-il à l’institution ? Et le « ça » (« id » en anglais) ? Une des grandes problématiques de l’abstraction a été la mise en stand-by de l’ego. Le but du jeu étant que seuls soient pris en compte par le spectateur les paramètres physiques de la peinture et non la subjectivité de l’artiste. C’est dans cette optique qu’un certain nombre d’abstraits ont été amenés à avoir recours à des techniques impersonnelles, au hasard, etc. Le shaped canvas sert normalement à accentuer le caractère d’objet du tableau et à dynamiser sa forme. (L’objectalité mise en évidence par le shaped canvas est censée, en contrepartie, minimiser l’effet de subjectivité). Mais ce qu’indique Christian Robert-Tissot, c’est que le choix même d’un format implique des effets de subjectivité. L’Ego chassée de la surface subsiste en quelque sorte sur les bords de celle-ci. Et peu importe du reste que l’artiste choisisse ou non de formater sa toile ; le problème persiste si on utilise un format ready-made, dès lors que subsiste toujours un élément de choix. 
 
TRAVAILLER FATIGUE : Donc il ne faut pas travailler mais cette pièce est quand même le produit d’un travail. C’est une grande peinture murale que Christian Robert-Tissot a réalisé pour le Musée des Beaux-Arts de la Chaux de Fonds en 2004. Cette œuvre donne en quelque sorte l’illusion de ne pas avoir été réalisée. L’énoncé semble récuser par avance l’idée de métier, l’investissement de temps que la réalisation d’une œuvre implique. Elle fait mine d’être une démission esthétique mais un travail, aussi limité soit-il, a été réalisé. La remarque pourrait du reste être étendue à NO STYLE / NO COLOR / NO PICTURE / NO CONCEPT / NO COMMENT. Au fond, le texte promet une chose : il n’y a pas ici de style, d’image, de couleur, de concept ou de commentaire mais en même temps l’œuvre est l’inverse de ce qu’elle prétend être ; elle met en avant le non-style mais a un certain style (minimal). Elle récuse l’image mais fait image (en étant par exemple reproduite dans cet ouvrage.) Elle rejette le concept mais incarne un concept, etc. Elle prétend ne pas être un commentaire mais en est un. L’œuvre met donc en jeu des idées contradictoires. Elle donne à lire une allégorie de sa propre illisibilité (cf. Paul de Man).

Nicolas Exertier, "No Comment", première publication in Attitudes, 1994-2004, Genève, edition fink Contemporary Art Publishers, 2005, pp.296-297 © Nicolas Exertier

lundi 29 août 2011

Mike Bidlo (Remarques sur l'efficace de ses titres et sur la nature de son projet politique)

















« Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »(1)

« Rien n'est dit. L'on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes.»(2)
« Le plagiat est nécessaire : le progrès l’implique. » (3)

Ces citations ont le mérite d’annoncer tout de suite la couleur. Je vais en effet parler ici de plagiats, de faux, de copies frauduleuses, d’appropriations et plus particulièrement de Mike Bidlo, acteur clé de ce que l’on a appelé l’"appropriationnisme". Appropriationnisme : le mot est, j’en conviens, particulièrement laid. Il sert en tout cas à désigner le travail d’artistes apparus au début des années 1980, misant sur la prise de possession, par la copie, des œuvres d’autrui. Ce mouvement informel a eu pour objectif la remise en cause des sacro-saintes notions d’auteur, d’originalité, de nouveauté, si chères à la modernité. 

Bidlo est, de tous les appropriationnistes, celui qui s’apparente le plus à un faussaire. On se réfèrera, pour s'en convaincre, à la photo de son atelier qui ressemble un peu à la planque d'un receleur abritant des (faux) Duchamp, des (faux) Picasso, des (faux) Gottlieb, etc. On peut dire sans trop s’avancer que ses peintures et sculptures sont des copies conformes des originaux. Misant sur le degré zéro de l’invention, les œuvres de Bidlo semblent littéralement faire bégayer l’histoire de l’art, et l’on peut aisément comprendre qu’elles aient pu être interprétées comme une célébration cynique de la disparition de la notion d’auteur, voire même comme un symptôme de la mort de l’art. Ces œuvres sont en tout cas symptomatiques d’une crise traversée par l’art contemporain à cette époque. Avec Bidlo, c’est un peu comme si la recherche du nouveau, qui avait été un des éléments moteurs de la modernité, venait soudainement buter sur l’évidence de l’épuisement des possibles en matière d’invention artistique. Toujours est-il que Bidlo est sans doute l’artiste le plus dénué d’identité visuelle qu’ait pu enregistrer l’histoire de l’art ainsi qu'on l'a souvent noté. 


Toutefois, Bidlo ne semble pas affecté par ce constat. Son propos est d’un optimisme serein. Lorsqu’on l’interroge sur les raisons qui l’ont poussé à adopter l’appropriation comme méthode, il met en avant des motivations politiques. L’appropriation, selon lui, doit permettre de diffuser la culture à travers toutes les classes de la société, y compris les classes les plus défavorisées. L’artiste indique en effet que les chefs-d’œuvre de l’art moderne, victimes de leur sacralisation, sont trop souvent assignés à résidence dans la mesure où leur déplacement implique des frais d’assurance écrasants. Pour peu qu’ils aient été achetés par un particulier, ces chefs-d’œuvre restent inaccessibles au commun des mortels. Elitisme que Bidlo entend bien révoquer. 


L’une des œuvres de Bidlo est intitulée Un poulet dans chaque marmite et un Pollock dans chaque salon.(4) Ce titre pourrait, de toute évidence, servir de formule générique à son action. L’ambition de Bidlo est donc simple : il s’agit avant tout de (re-)produire les chefs-d’œuvre pour les vendre à moindre frais. Un Not Pollock signé Bidlo peut aujourd’hui s’acquérir pour une somme relativement modeste, tandis qu'un authentique Pollock ne saurait être trouvé à moins de quelques millions de dollars. Bidlo met parfois en scène le partage égalitaire de l’art d’une façon assez théâtrale, en donnant à qui le souhaite une portion de ses œuvres. Cela a été le cas avec Painting Blue Poles, une performance qui a eu lieu sur les marches du Metropolitan Museum de New York en 1982. (Cette performance a été filmée et retransmise à la télévision). Une fois l’œuvre réalisée, Bidlo a divisé la peinture en petits carrés qu’il a ensuite distribués au public.

Mike Bidlo, Not Pollock (n°5, 1948), 1983


Contrairement aux autres œuvres de Bidlo, les Not Pollock ne sont pas des copies trait pour trait. Il s’agit plutôt d’une sorte de remake improvisé. L’artiste a travaillé une année entière pour saisir le truc de Pollock. Il s’en est expliqué auprès de Robert Rosenblum : 

Mike Bidlo : "Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît. J’ai beaucoup pratiqué après avoir vu le film de Namuth. J'ai traqué autant de Pollock réels qu’il était possible de trouver de façon à examiner de près comment ils avaient été réalisés. En essayant de reproduire la gestuelle de Pollock, j’ai découvert que sa ligne était une sorte de calligraphie cursive qui pouvait être apprise comme la méthode Palmer. Après un an d’essais et d’erreurs, j’ai appris à contrôler la viscosité, la disposition en couches successives et les différentes façons selon lesquelles la peinture frappe et est absorbée par la surface de la toile".(5) 

Il faut noter que l’artiste a dû négocier avec les réalités du XXème siècle finissant. Les couleurs utilisées par Pollock ne sont plus commercialisées. Et il faut donc les imiter par d’autres moyens : 

Robert Rosenblum : "Vous avez utilisé la même variété de peinture et de couleurs que Pollock?
Mike Bidlo : "Etant donné que le Duco n’est plus commercialisé, j’ai dû avoir recours à une peinture à l’émail achetée à la quincaillerie et j'ai dû reconstituer de façon approximative la palette de chaque peinture de Pollock". 


Le moins que l’on puisse dire en tout cas, c’est que Bidlo a atteint son objectif. La ressemblance entre un Pollock et un Not Pollock est confondante. Confondante à tel point que Ed Harris, qui a réalisé un film sur Jackson Pollock, a engagé Bidlo comme consultant. 

Bidlo, je le répète, contrairement à ce qu’il fait d’ordinaire avec les autres artistes, ne copie donc pas littéralement Pollock mais semble bien plutôt essayer de refaire le même tableau, quoique avec sa propre expérience d’individu des années 1980. Ce qui n’est pas sans rappeler l’histoire de Pierre Ménard, auteur du Quichotte, héros - qui a fini par être la figure tutélaire des appropriationnistes - d’une nouvelle de Borges écrite en 1957. On s'en souvient, "Pierre Ménard, Auteur du Quichotte" « raconte l’histoire » d’un auteur français fictif du XXème siècle (Pierre Ménard) qui aurait consacré sa vie à récrire le Don Quichotte de Cervantès. Selon Borges, Ménard ne voulait pas produire une simple copie de l’œuvre de Cervantès. Son ambition était beaucoup plus complexe. Il souhaitait composer, à partir de pensées qui lui étaient propres, bref avec sa propre expérience d’homme du XXème siècle, des pages qui auraient la particularité de reproduire mot pour mot les aventures du gentilhomme de la Manche et de son fidèle écuyer Sancho Pança. Ménard ne réussit à mettre en œuvre son projet que sur deux chapitres ; un troisième chapitre demeurant inachevé. Mais ces deux chapitres suffisent. Aux dires de Borges, en effet, Ménard est parvenu à doter sa reprise d’une signification totalement différente de l’original quoiqu’elle le reproduise mot pour mot. Borges va même jusqu’à dire que le Quichotte de Ménard est plus subtil que l’original et que ce dernier semble un peu lourd par rapport à sa version moderne. Borges glose sur la différence des deux textes. Il nous apprend ainsi que « le contraste entre les deux styles est […] vif. Le style archaïsant de Ménard – tout compte fait étranger – pèche par quelque affectation. Il n’en est pas de même pour son précurseur, qui manie avec aisance l’Espagnol courant de son époque.»(6) À travers son art du paradoxe métaphysique, Borges montre bien que l’action du temps est décisive dans l’appréciation d’une œuvre. Quatre siècles après son émergence dans le champ littéraire, le Quichotte (récrit) ne délivre plus stricto sensu la signification qui fut la sienne à l’origine et que l’histoire littéraire a enregistré sous le nom de Cervantès.

Les théories développées par Michel Foucault dans son Archéologie du Savoir nous permettent de mieux comprendre ce phénomène.(7) Si le sens d’un énoncé est susceptible de varier, ce n’est pas le fait d’une transformation de la signification attachée aux mots ou aux formes qui le composent. Le facteur déterminant de la transformation sémantique d’un énoncé réside bien plutôt dans le rapport que celui-ci entretient à ses « marges peuplées d’autres énoncés »,(8) bref, à son champ énonciatif. Un exemple concret, appliqué au cas de Bidlo, sera peut-être plus parlant. Au moment où Pollock a présenté ses premiers drippings, le style dominant en Amérique était une sorte de néo-cubisme synthétique, ou de surréalisme finissant. Ceux-ci formaient donc la toile de fond du champ énonciatif dans lequel devait intervenir Pollock. En marge des « énoncés » de Pollock, il y avait aussi l’expressionnisme abstrait naissant. Lorsque Bidlo réactive les œuvres de Pollock, le champ énonciatif a totalement changé.(9) C’est cette fois le néo-expressionnisme de Schnabel qui est dominant. Dans l’intervalle de temps séparant Pollock de Bidlo, il y a eu le pop art, le minimalisme, l’art conceptuel, et ceux-ci viennent interférer avec la lecture que l’on peut faire de ses œuvres. On peut faire de Not Pollock une lecture contextuelle et voir en lui une critique du néo-expressionnisme de Schnabel qui resservait à cette époque, avec des aménagements mineurs, les poncifs de l’expressionnisme. Alors que le Pollock original était une apologie de la créativité libérée de toutes les entraves formelles européennes, l’œuvre de Bidlo semble tourner en dérision la spontanéité expressionniste en la répétant. Ce qui est fascinant, en définitive, dans toute cette histoire, c’est qu’une même forme puisse véhiculer des sens totalement opposés dès lors qu’elle est remise en scène à des moments différents du temps. Si un jeune artiste français choisissait de refaire un Pollock aujourd’hui, il aurait encore un sens tout autre. Il faudrait l’évaluer à l’aune des contributions des principaux acteurs de la scène française d’aujourd’hui.

Les titres choisis par Bidlo pour désigner ces œuvres semblent véhiculer des significations contradictoires. Une double lecture est possible 
- Première possibilité : On peut d’abord penser que le titre qu’il donne à ses œuvres suspend tout effet de mystification. Not Matisse (The Red Studio, 1911)Not Léger (Le Grand Déjeuner,1921), Not Franz Kline (Palmerton, 1960). Ce n’est pas un Matisse, un Léger, un Franz Kline que vous avez sous les yeux mais bien un Bidlo. (Magritte es-tu là ?) Le titre vient en tout cas lever le doute sur l’attribution et a valeur de reconnaissance de dette. On a pu parler du respect très « middle class » de Bidlo à l’égard des chefs-d’œuvre de la modernité. 
- Deuxième possibilité : le titre, à l’inverse, répond à des velléités subversives. Il est une une violation agressive du droit d'auteur, un acte de destitution auctoriale signifiant que les formes appartiennent à tout le monde et pas seulement aux artistes qui les ont signées. C’est cette deuxième possibilité que j’aimerais ici très rapidement envisager. Le « Not » suivi d’un nom d’auteur induit aussi l’idée que l’artiste radié (via sa signature) ne saurait revendiquer la pleine et entière paternité des images et des styles que Bidlo redonne à voir. Aucune œuvre ne naît à partir de rien. Au même titre qu’un texte littéraire, une œuvre d’art s’élabore aussi et surtout à travers une restructuration d’éléments préexistants. Elle se constitue au travers d’emprunts conscients ou inconscients aux expériences artistiques antérieures. Mike Bidlo est particulièrement éloquent à ce sujet : 
Mike Bidlo :Je ne pense pas que l’originalité ait un jour existé, ou plutôt je ne pense pas ceci en termes traditionnels. L’originalité jaillit plutôt d’un bricolage, d’une combinatoire d’éléments et de choix qui constituent une unité ”.(10) 
Picasso, par exemple, n’a pas inventé Les Demoiselles d’Avignon en ne comptant que sur les ressources de son imagination personnelle. Il a bien plutôt mis à profit sa connaissance conjointe de la statuaire ibérique primitive et des masques congolais, de façon à les intégrer dans une composition relativement unifiée.(11) Jusqu’à une date récente, peu d’artistes, néanmoins, ont accepté de reconnaître leur dû. Picasso, par exemple, a été enclin à romancer quelque peu la naissance des “ Demoiselles ”, comme s’il craignait qu’un aveu d’influence trop appuyé ait pour conséquence d’invalider la portée de ce qu’il avait réalisé : 
Pablo Picasso : Comment voulez-vous qu’un spectateur vive mon tableau comme je l’ai vécu ? Un tableau me vient de loin, qui sait de combien loin ? Je l’ai deviné, je l’ai vu, je l’ai fait, et cependant, le lendemain, je ne vois pas moi-même ce que j’ai fait. Comment peut-on pénétrer dans mes rêves, dans mes instincts, dans mes désirs, dans mes pensées qui ont mis longtemps à s’élaborer et à se produire au jour, surtout pour y saisir ce que j’ai mis peut-être malgré ma volonté ”.(12) 
L’essentiel du problème, pour un artiste désirant faire croire à l’insularité de sa position, à l’indépendance de sa condition, consiste à gommer le caractère flagrant de ses emprunts. Il doit, pour ce faire, dissimuler les cicatrices, farder les points de suture. Il doit, pour ainsi dire, repriser les reprises. A l’issue de ce processus, l’œuvre doit faire preuve d’une parfaite unité, ainsi que le note Bidlo, de façon à simuler la pureté d’une invention née d’un seul jet, sans le concours d’un modèle intertextuel. 
En intitulant « Not Pollock » une œuvre qui ressemble très précisément à un Pollock, Mike Bidlo ouvre en quelque sorte l’œuvre de Pollock à l’altérité qui l’habite ; il invite le spectateur à dresser l’inventaire des codes étrangers (des emprunts) à travers lesquels l’œuvre s’est constituée. 
La métaphore autrefois prisée de l’artiste démiurge façonnant une matière informe n’est, bien entendu, plus opérante et elle doit céder le pas à une autre image. Cette dernière est soumise à notre appréciation par Mike Bidlo lui-même : l’image de l’artiste-chirurgien. A Paola Morsiani, en effet, il déclare :
Je cherche à ouvrir un dialogue avec l’auteur […] je cherche à l’ouvrir comme un chirurgien qui taille et entre dans la chair pour voir les organes internes. Je fais la chirurgie de l’histoire de l’art moderne, du modernisme. ”
Les titres négatifs de Mike Bidlo tendent à rouvrir les “ plaies mal cicatrisées ” de l'oeuvre, à dissocier les lambeaux de chair opérale composant une fausse unité. Bidlo remet en cause les méthodes de “ chirurgie esthétique ” (par trop grossières, superficielles et trompeuses) de ses prédécesseurs et pairs. 
De façon à briser l’unité factice de l’œuvre, Bidlo préfère parfois présenter la performance de réalisation plutôt que l’œuvre achevée. Cela a été le cas notamment avec sa reprise en public de Guernica en 1984. 
Mike Bidlo: « […] Je voulais montrer Guernica comme un work in progress mais j’avais besoin d’un espace assez grand pour recevoir la toile de 3,60 mètres sur 6 mètres. Larry Gagosian m’a donc généreusement offert sa galerie de Los Angeles pour le projet. Ce fut une grande expérience. Nous avons loué des échafaudages, nous avons monté la toile directement sur le mur et j’ai commencé à peindre ma version du chef-d’oeuvre de Picasso directement dans la galerie. Les gens qui marchaient ou conduisaient à proximité de la galerie pouvaient voir la peinture éclairée comme un diorama à travers la double porte de garage. Ils pouvaient voir le développement de la peinture, presque comme le développement d’une photographie. (They could watch the development of the painting, almost like a time-lapse photograph). 
Robert Rosenblum: Combien de semaines ce travail vous a-t-il pris? 
Mike Bidlo : 4 semaines – à peu près le même temps que cela a pris à Picasso.
Robert Rosenblum : Après qu’elle a été réalisée et que votre performance a été achevée, qu’est-il arrivé à l’image que vous avez réalisée ? Les gens ont-ils été intéressés par la peinture, une fois celle-ci terminée, ou ont ont-ils fait preuve de davantage d’intérêt à vous regarder la réaliser? 
Mike Bidlo : Je ne sais pas. Je me souviens seulement que je me sentais en quelque sorte soulagé de l’avoir finie et épuisé par le travail de synthèse que m’a demandé ce chef-d’oeuvre. Je me rappelle aussi que le soir du vernissage, nous avons loué les services de deux gardiens que nous avons postés chacun à l’une des extrémités de la peinture. C’était plutôt marrant”.(13)

Mike Bidlo / Giorgio De Chirico 

D’évidentes affinités unissent l’art de Mike Bidlo à celui de Giorgio De Chirico. Il apparaît rétrospectivement qu’il était inéluctable que l’appropriationniste en vienne à consacrer une série d’œuvres au peintre métaphysique. Mike Bidlo a exprimé les raisons de son attachement à Chirico lors de son entretien avec Paola Morsiani : 
Ce qui rend De Chirico fascinant, c’est sa répétition du passé ainsi que les multiples contradictions qui ont nourri son activité. Il n’a pas été un artiste traditionnel, il n’a pas suivi une ligne droite à l’intérieur du modernisme ”.(14) 
Répétition du passé : tel est, semble-t-il, le facteur d’intérêt décisif de l’œuvre. Giorgio De Chirico a vraisemblablement été le premier artiste à être, en ce siècle, réellement affecté par le syndrome Ménard. La période de l’art métaphysique, qui a valu à Chirico sa large renommée, n’a été que de courte durée. Elle s’est étendue de 1910 à 1919 : à peine neuf ans…alors que Chirico est resté actif jusqu’à sa mort, en 1978. À compter de cette date de 1919, Chirico s’est mis en tête de peindre comme les maîtres anciens, en ayant néanmoins parfaitement conscience qu’il pourrait au mieux se rapprocher de la lettre de leurs réalisations, sans jamais pouvoir en embrasser l’esprit. Chirico a ainsi réalisé des copies d’œuvres de Rubens, Watteau, Fragonard, Raphaël, Titien, Le Tintoret. Bientôt, assisté d’un certain Vladimir, puis du peintre Gregorio Sciltian, enfin de Antonio Fornari, Chirico a commencé à “ plagier ” ses propres œuvres. Les copies de Chirico, exécutées d’une main de maître par Chirico lui-même, se sont mises à envahir le marché de l’art. À en croire Giovanni Lista, “ on a pu dénombrer jusqu’à 45 répliques, pratiquement identiques l’une à l’autre, d’une même Place d’Italie ”.(15)
Bien qu’il n’eut de cesse de vanter les mérites du travail artisanal et de se livrer à des attaques en règle contre le modernisme dont la décadence se serait amorcée au XIXè siècle avec “ l’industrialisation des matériaux délicats de la peinture ”,(16) Chirico n’en a pas moins inauguré, fût-ce à son insu, la problématique postmoderne de la perte de l’original, victime de la prolifération systématique et mécanisée de ses répliques. Il ne sera guère nécessaire d’insister sur ce point. La convergence de la démarche créatrice de Chirico avec celle de Bidlo est patente. Accueillant dans leur art l’écho démultiplié des temps révolus, Bidlo et Chirico compromettent gravement la possibilité d’une lecture chronologique de leur œuvre respectif en même temps qu’ils s’attachent à récuser la téléologie moderniste (l’idéal d’un progrès linéaire et inéluctable de l’histoire de l’art en quête de la révélation de son essence). Par ailleurs, tous deux s’avancent masqués et tendent à effacer leur singularité personnelle, à mettre en sourdine l’idiosyncrasie de leur manière en optant pour l’assomption de styles multiples et dissemblables qu’ils font proliférer à loisir. Fagiolo dell’Arco dénombre en Chirico “ douze peintres au moins ” (les Chirico classique, romantique, renoirien, baroco-romantique, néo-métaphysique, etc.). Le cas de Mike Bidlo est plus dramatique encore puisque l’on a peine à établir l’inventaire des artistes que son simple nom abrite. La liste n’est pas close à ce jour et paraît susceptible de s’étendre indéfiniment… 


Dans la mesure où, d’une part, en dépit des mises en garde du cartel, on ne peut pas ne pas continuer à voir l’original à travers la réplique qu’en propose Bidlo ; dans la mesure où, d’autre part, cette “ pièce originale ” est un chef-d’œuvre d’une valeur inestimable, voir une œuvre de Mike Bidlo revient par conséquent à lire l’écriture (virtuelle) superposée de deux prix : celui, “ astronomique ” de l’image-prototype qui est un objet fétichisé ; celui, modéré, de la réplique. 
On peut donc dire que chacune des œuvres de Mike Bidlo génère une situation de paragramme fiduciaire. L’artiste entrelace en effet, à travers une image-réplique, deux valeurs monétaires distinctes fondées toutes deux sur la confiance accordée à celui qui les émet (confiance en la qualité de “ l’original ” / confiance en la fidélité du copiste à l’égard de son modèle). Cette stratégie devait, du reste, faire de nombreux émules dans l’Amérique des années 1980. Jeff Koons, par exemple, qui souhaitait amorcer un processus de nivellement culturel à l’issue duquel émergerait une société nouvelle dont tous les citoyens seraient de sang bleu, a produit, dès 1986, des répliques en acier inoxydable (matériau emblématique du “ luxe prolétaire ”) d’objets kitschs susceptibles de séduire au même titre les classes défavorisées et la haute bourgeoisie qui pouvait se permettre de les acheter à des tarifs pourtant prohibitifs. Les objets de Koons, comme ceux de Mike Bidlo, semblent faire entendre simultanément deux prix : le prix dérisoire de l’objet kitsch qui sert de modèle à l’artiste et le prix réel que peuvent atteindre ses œuvres sur le marché de l’art. 

Mais revenons à Bidlo. Contrairement à ce que l’on peut entendre ici ou là, Mike Bidlo n’est donc pas un simple copiste, ni même un artiste mineur. Il me semble au contraire qu’il inaugure une phase nouvelle de la production de l’art en Amérique. Le projet politique de Bidlo a, sans doute, ouvert des perspectives nouvelles sur la scène américaine. Il se solde, certes, par une révision à la baisse des idéaux modernistes. Par sa manière d’œuvrer, Bidlo indique que la forme pure et rationalisée des modernes ne constitue plus un levier d’intervention efficace, susceptible de contribuer à l’avènement d’une société meilleure. Le temps où l’on songeait à une rénovation radicale (et rapide) de la sphère sociale est révolu. L’artiste, tel que Bidlo l’imagine, doit désormais éroder graduellement les idéaux sur lesquels repose l’économie américaine inique en mettant en crise les notions de valeurs ou de prix par lesquelles se perpétuent, en définitive, les déséquilibres sociaux. Cette ambition peut sembler naïve. Mais les rêves de Mondrian ou de Beuys ne l’étaient-ils pas tout autant ? 

Notes
1 Jean de la Bruyère, Les Caractères, ou les mœurs de ce siècle, Paris, éd. Estienne Michallet, 1696, p. 7.
2 Isidore Ducasse, « Poésies II », in Lautréamont, Les Chants de Maldoror et autres œuvres, Paris, Le livre de poche, 1992, p. 271
3 ibid., p. 259

4 Cette œuvre a été présentée en 1983 à la galerie Gracie Mansion, à l'occasion d'une exposition collective intitulée Sofa / Painting. D'après Paola Morsiani, un poulet était disposé, prêt à cuire, à côté d’un divan tapissé de maculatures à la Pollock ; au dessus du divan, il y avait une photo agrandie de Jackson Pollock avec la vitre brisée.

5 « Mike Bidlo talks to Robert Rosenblum », Artforum International, vol.XLI, n°8, avril 2003. Toutes les citations de l'artiste discutant avec Robert Rosenblum proviennent de cette revue (sauf mention contraire, nous traduisons).


6
Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1957, p.76. Voir également l'analyse du cas Ménard entreprise par Arthur Danto dans La Transfiguration du Banal, trad.fr. Claude Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, pp.74-83



7 Michel Foucault, L'Archéologie du Savoir, Paris, Gallimard, 1969

8 J'emprunte cette formulation à Foucault : « Un énoncé a toujours des marges peuplées d'autres énoncés ». (Voir L'Archéologie du Savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.128)

Dans son Gradus, Bernard Dupriez rappelle que « chaque énonciation est sémelfactive (ne se fait qu'une fois). Même si plusieurs énonciations produisent le même énoncé (Bonjour!), elles ne coïncident pas, étant chacune en son propre point « nunégocentrique » (point d'intersection d'une date, d'un lieu, d'une personne) (Bernard Dupriez, Gradus (Les procédés littéraires), Paris, 10/18, 1984, p.182)


10 Entretien de Mike Bidlo avec Paola Morsiani, (New York, 27 novembre 1990), Juliet Art Magazine, n°52, avril-mai 1991, pp.28-29

11 Parmi les influences qui sont entrées dans la composition des Demoiselles d'Avignon, citons également la "Maison du Jouir" de Paul Gauguin. La figure centrale des Demoiselles d'Avignon au bras levé se trouve en effet littéralement préfigurée par un des bas-reliefs qui décoraient la façade de la dernière maison de Gauguin aux Îles Marquises.

12 Christian Zervos, « Conversation avec Picasso », Cahiers d'art, numéro spécial Picasso, 1935, p.42

13 « Mike Bidlo talks to Robert Rosenblum », art.cit.
14 Entretien de Mike Bidlo avec Paola Morsiani, art.citp.28
15 Giorgio de Chirico cité par Giovanni Lista, in De Chirico, op.cit. p.111


 16 Giovanni Lista citant Giorgio de Chirico, idem

Nicolas Exertier, "Mike Bidlo (Remarques sur l'efficace de ses titres et sur la nature de son projet politique)", version retouchée en 2005 d'un texte initialement publié en 2000 dans Art Présence n°35 (juillet-août-septembre 2000), pp.14-18.

© Nicolas Exertier