« Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. »(1)
« Rien n'est dit. L'on vient trop tôt depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes.»(2)
« Le plagiat est nécessaire : le progrès l’implique. » (3)
Bidlo est, de tous les appropriationnistes, celui qui s’apparente le plus à un faussaire. On se réfèrera, pour s'en convaincre, à la photo de son atelier qui ressemble un peu à la planque d'un receleur abritant des (faux) Duchamp, des (faux) Picasso, des (faux) Gottlieb, etc. On peut dire sans trop s’avancer que ses peintures et sculptures sont des copies conformes des originaux. Misant sur le degré zéro de l’invention, les œuvres de Bidlo semblent littéralement faire bégayer l’histoire de l’art, et l’on peut aisément comprendre qu’elles aient pu être interprétées comme une célébration cynique de la disparition de la notion d’auteur, voire même comme un symptôme de la mort de l’art. Ces œuvres sont en tout cas symptomatiques d’une crise traversée par l’art contemporain à cette époque. Avec Bidlo, c’est un peu comme si la recherche du nouveau, qui avait été un des éléments moteurs de la modernité, venait soudainement buter sur l’évidence de l’épuisement des possibles en matière d’invention artistique. Toujours est-il que Bidlo est sans doute l’artiste le plus dénué d’identité visuelle qu’ait pu enregistrer l’histoire de l’art ainsi qu'on l'a souvent noté.
Toutefois, Bidlo ne semble pas affecté par ce constat. Son propos est d’un optimisme serein. Lorsqu’on l’interroge sur les raisons qui l’ont poussé à adopter l’appropriation comme méthode, il met en avant des motivations politiques. L’appropriation, selon lui, doit permettre de diffuser la culture à travers toutes les classes de la société, y compris les classes les plus défavorisées. L’artiste indique en effet que les chefs-d’œuvre de l’art moderne, victimes de leur sacralisation, sont trop souvent assignés à résidence dans la mesure où leur déplacement implique des frais d’assurance écrasants. Pour peu qu’ils aient été achetés par un particulier, ces chefs-d’œuvre restent inaccessibles au commun des mortels. Elitisme que Bidlo entend bien révoquer.
Mike Bidlo, Not Pollock (n°5, 1948), 1983 |
Contrairement aux autres œuvres de Bidlo, les Not Pollock ne sont pas des copies trait pour trait. Il s’agit plutôt d’une sorte de remake improvisé. L’artiste a travaillé une année entière pour saisir le truc de Pollock. Il s’en est expliqué auprès de Robert Rosenblum :
Mike Bidlo : "Ce
n’est pas aussi simple qu’il y paraît. J’ai beaucoup pratiqué
après avoir vu le film de Namuth. J'ai traqué autant de Pollock
réels qu’il était possible de trouver de façon à examiner de
près comment ils avaient été réalisés. En essayant de reproduire
la gestuelle de Pollock, j’ai découvert que sa ligne était une
sorte de calligraphie cursive qui pouvait être apprise comme la
méthode Palmer. Après un an d’essais et d’erreurs, j’ai
appris à contrôler la viscosité, la disposition en couches
successives et les différentes façons selon lesquelles la peinture
frappe et est absorbée par la surface de la toile".(5)
Il
faut noter que l’artiste a dû négocier avec les réalités du
XXème siècle finissant. Les couleurs utilisées par Pollock ne sont
plus commercialisées. Et il faut donc les imiter par d’autres
moyens :
Robert Rosenblum : "Vous avez utilisé la même variété de peinture et de
couleurs que Pollock?
Mike Bidlo : "Etant donné que le Duco n’est plus commercialisé, j’ai
dû avoir recours à une peinture à l’émail achetée à la
quincaillerie et j'ai dû reconstituer de façon approximative la
palette de chaque peinture de Pollock".
Le
moins que l’on puisse dire en tout cas, c’est que Bidlo a atteint
son objectif. La ressemblance entre un Pollock et un Not
Pollock
est confondante. Confondante à tel point que Ed Harris, qui a réalisé
un film sur Jackson Pollock, a engagé Bidlo comme consultant.
Bidlo,
je le répète, contrairement à ce qu’il fait d’ordinaire avec
les autres artistes, ne copie donc pas littéralement Pollock mais
semble bien plutôt essayer de refaire le même tableau, quoique avec
sa propre expérience d’individu des années 1980. Ce qui n’est pas
sans rappeler l’histoire de Pierre Ménard, auteur du Quichotte,
héros - qui a fini par être la figure tutélaire des
appropriationnistes - d’une nouvelle de Borges écrite en 1957. On
s'en souvient, "Pierre Ménard, Auteur du Quichotte" « raconte
l’histoire » d’un auteur français fictif du XXème siècle
(Pierre Ménard) qui aurait consacré sa vie à récrire le Don
Quichotte de Cervantès. Selon Borges, Ménard ne voulait pas
produire une simple copie de l’œuvre de Cervantès. Son ambition
était beaucoup plus complexe. Il souhaitait composer, à partir de
pensées qui lui étaient propres, bref avec sa propre expérience
d’homme du XXème siècle, des pages qui auraient la particularité
de reproduire mot pour mot les aventures du gentilhomme de la Manche
et de son fidèle écuyer Sancho Pança. Ménard ne réussit à
mettre en œuvre son projet que sur deux chapitres ; un troisième chapitre demeurant inachevé. Mais ces deux
chapitres suffisent. Aux dires de Borges, en effet, Ménard est
parvenu à doter sa reprise d’une signification totalement
différente de l’original quoiqu’elle le reproduise mot pour mot.
Borges va même jusqu’à dire que le Quichotte de Ménard est plus subtil que l’original et que ce dernier semble un
peu lourd par rapport à sa version moderne. Borges glose sur la
différence des deux textes. Il nous apprend ainsi que « le
contraste entre les deux styles est […] vif. Le style archaïsant
de Ménard – tout compte fait étranger – pèche par quelque
affectation. Il n’en est pas de même pour son précurseur, qui
manie avec aisance l’Espagnol courant de son époque.»(6) À travers son art du paradoxe métaphysique, Borges montre bien que
l’action du temps est décisive dans l’appréciation d’une
œuvre. Quatre siècles après son émergence dans le champ
littéraire, le Quichotte (récrit) ne délivre plus stricto sensu
la signification qui fut la sienne à l’origine et que l’histoire
littéraire a enregistré sous le nom de Cervantès.
Les
théories développées par Michel Foucault dans son Archéologie
du Savoir nous
permettent de mieux comprendre ce phénomène.(7) Si le sens d’un énoncé est susceptible de varier, ce n’est pas le
fait d’une transformation de la signification
attachée aux mots ou aux formes qui le composent. Le facteur
déterminant de la transformation sémantique d’un énoncé réside
bien plutôt dans le rapport que celui-ci entretient à ses « marges
peuplées d’autres énoncés »,(8) bref, à son champ énonciatif. Un exemple concret, appliqué au cas
de Bidlo, sera peut-être plus parlant. Au moment où Pollock a
présenté ses premiers drippings, le style dominant en Amérique
était une sorte de néo-cubisme synthétique, ou de surréalisme
finissant. Ceux-ci formaient donc la toile de fond du champ
énonciatif dans lequel devait intervenir Pollock. En marge des «
énoncés » de Pollock, il y avait aussi l’expressionnisme
abstrait naissant. Lorsque Bidlo réactive les œuvres de Pollock, le
champ énonciatif a totalement changé.(9) C’est cette fois le
néo-expressionnisme de Schnabel qui est dominant. Dans l’intervalle
de temps séparant Pollock de Bidlo, il y a eu le pop art, le
minimalisme, l’art conceptuel, et ceux-ci viennent interférer avec
la lecture que l’on peut faire de ses œuvres. On peut faire de Not
Pollock une
lecture contextuelle et voir en lui une critique du
néo-expressionnisme de Schnabel qui resservait à cette époque, avec
des aménagements mineurs, les poncifs de l’expressionnisme. Alors
que le Pollock original était une apologie de la créativité
libérée de toutes les entraves formelles européennes, l’œuvre
de Bidlo semble tourner en dérision la spontanéité expressionniste
en la répétant. Ce qui est fascinant, en définitive, dans toute
cette histoire, c’est qu’une même forme puisse véhiculer des
sens totalement opposés dès lors qu’elle est remise en scène à
des moments différents du temps. Si un jeune artiste français
choisissait de refaire un Pollock aujourd’hui, il aurait encore un
sens tout autre. Il faudrait l’évaluer à l’aune des
contributions des principaux acteurs de la scène française
d’aujourd’hui.
Les
titres choisis par Bidlo pour désigner ces œuvres semblent
véhiculer des significations contradictoires. Une double lecture est
possible :
- Première
possibilité : On peut d’abord penser que le titre qu’il donne à
ses œuvres suspend tout effet de mystification. Not
Matisse (The Red Studio, 1911), Not
Léger (Le Grand Déjeuner,1921),
Not
Franz Kline (Palmerton, 1960).
Ce n’est pas un Matisse, un Léger, un Franz Kline que vous avez
sous les yeux mais bien un Bidlo. (Magritte es-tu là ?) Le titre
vient en tout cas lever le doute sur l’attribution et a valeur de
reconnaissance de dette. On a pu parler du respect très « middle
class » de Bidlo à l’égard des chefs-d’œuvre de la
modernité.
- Deuxième
possibilité : le titre, à l’inverse, répond à des velléités
subversives. Il est une une violation agressive du droit d'auteur, un acte
de destitution auctoriale signifiant que les formes appartiennent à
tout le monde et pas seulement aux artistes qui les ont signées.
C’est cette deuxième possibilité que j’aimerais ici très
rapidement envisager. Le « Not » suivi d’un nom d’auteur induit
aussi l’idée que l’artiste radié (via sa signature) ne saurait
revendiquer la pleine et entière paternité des images et des styles
que Bidlo redonne à voir. Aucune œuvre ne naît à partir de rien.
Au même titre qu’un texte littéraire, une œuvre d’art
s’élabore aussi et surtout à travers une restructuration
d’éléments préexistants. Elle se constitue au travers d’emprunts
conscients ou inconscients aux expériences artistiques antérieures.
Mike Bidlo est particulièrement éloquent à ce sujet :
Mike Bidlo :“
Je
ne pense pas que l’originalité ait un jour existé, ou plutôt je
ne pense pas ceci en termes traditionnels. L’originalité jaillit
plutôt d’un bricolage, d’une combinatoire d’éléments et de
choix qui constituent une unité ”.(10)
Picasso,
par exemple, n’a pas inventé Les
Demoiselles d’Avignon en
ne comptant que sur les ressources de son imagination personnelle. Il
a bien plutôt mis à profit sa connaissance conjointe de la
statuaire ibérique primitive et des masques congolais, de façon à
les intégrer dans une composition relativement unifiée.(11) Jusqu’à
une date récente, peu d’artistes, néanmoins, ont accepté de
reconnaître leur dû. Picasso, par exemple, a été enclin à
romancer quelque peu la naissance des “ Demoiselles ”, comme s’il
craignait qu’un aveu d’influence trop appuyé ait pour
conséquence d’invalider la portée de ce qu’il avait réalisé
:
Pablo Picasso : “
Comment
voulez-vous qu’un spectateur vive mon tableau comme je l’ai vécu
? Un tableau me vient de loin, qui sait de combien loin ? Je l’ai
deviné, je l’ai vu, je l’ai fait, et cependant, le lendemain, je
ne vois pas moi-même ce que j’ai fait. Comment peut-on pénétrer
dans mes rêves, dans mes instincts, dans mes désirs, dans mes
pensées qui ont mis longtemps à s’élaborer et à se produire au
jour, surtout pour y saisir ce que j’ai mis peut-être malgré ma
volonté ”.(12)
L’essentiel
du problème, pour un artiste désirant faire croire à l’insularité
de sa position, à l’indépendance de sa condition, consiste à
gommer le caractère flagrant de ses emprunts. Il doit, pour ce
faire, dissimuler les cicatrices, farder les points de suture. Il
doit, pour ainsi dire, repriser les reprises. A l’issue de ce
processus, l’œuvre doit faire preuve d’une parfaite unité,
ainsi que le note Bidlo, de façon à simuler la pureté d’une
invention née d’un seul jet, sans le concours d’un modèle
intertextuel.
En
intitulant « Not Pollock » une œuvre qui ressemble très
précisément à un Pollock, Mike Bidlo ouvre en quelque sorte
l’œuvre de Pollock à l’altérité qui l’habite ; il invite le
spectateur à dresser l’inventaire des codes étrangers (des
emprunts) à travers lesquels l’œuvre s’est constituée.
La
métaphore autrefois prisée de l’artiste démiurge façonnant une
matière informe n’est, bien entendu, plus opérante et elle doit
céder le pas à une autre image. Cette dernière est soumise à
notre appréciation par Mike Bidlo lui-même : l’image de
l’artiste-chirurgien. A Paola Morsiani, en effet, il déclare :
“
Je
cherche à ouvrir un dialogue avec l’auteur […] je cherche à
l’ouvrir comme un chirurgien qui taille et entre dans la chair pour
voir les organes internes. Je fais la chirurgie de l’histoire de
l’art moderne, du modernisme. ”
Les
titres négatifs de Mike Bidlo tendent à rouvrir les “ plaies mal
cicatrisées ” de l'oeuvre, à dissocier les lambeaux de chair
opérale composant une fausse unité. Bidlo remet en cause les méthodes
de “ chirurgie esthétique ” (par trop grossières,
superficielles et trompeuses) de ses prédécesseurs et pairs.
De
façon à briser l’unité factice de l’œuvre, Bidlo préfère
parfois présenter la performance de réalisation plutôt que l’œuvre
achevée. Cela a été le cas notamment avec sa reprise en public
de Guernica en
1984.
Mike
Bidlo: « […] Je voulais montrer Guernica comme
un work in progress mais j’avais besoin d’un espace assez grand
pour recevoir la toile de 3,60 mètres sur 6 mètres. Larry Gagosian m’a donc
généreusement offert sa galerie de Los Angeles pour le projet. Ce
fut une grande expérience. Nous avons loué des échafaudages, nous
avons monté la toile directement sur le mur et j’ai commencé à
peindre ma version du chef-d’oeuvre de Picasso directement dans la
galerie. Les gens qui marchaient ou conduisaient à proximité de la
galerie pouvaient voir la peinture éclairée comme un diorama à
travers la double porte de garage. Ils pouvaient voir le
développement de la peinture, presque comme le développement d’une
photographie. (They could watch the development of the painting,
almost like a time-lapse photograph).
Robert
Rosenblum: Combien de semaines ce travail vous a-t-il pris?
Mike Bidlo :
4 semaines – à peu près le même temps que cela a pris à
Picasso.
Robert Rosenblum :
Après qu’elle a été réalisée et que votre performance a
été achevée, qu’est-il arrivé à l’image que vous avez
réalisée ? Les gens ont-ils été intéressés par la peinture, une
fois celle-ci terminée, ou ont ont-ils fait preuve de davantage
d’intérêt à vous regarder la réaliser?
Mike Bidlo :
Je ne sais pas. Je me souviens seulement que je me sentais en quelque
sorte soulagé de l’avoir finie et épuisé par le travail de
synthèse que m’a demandé ce chef-d’oeuvre. Je me rappelle aussi
que le soir du vernissage, nous avons loué les services de deux
gardiens que nous avons postés chacun à l’une des extrémités de
la peinture. C’était plutôt marrant”.(13)
Mike
Bidlo / Giorgio De Chirico
D’évidentes
affinités unissent l’art de Mike Bidlo à celui de Giorgio De
Chirico. Il apparaît rétrospectivement qu’il était inéluctable
que l’appropriationniste en vienne à consacrer une série d’œuvres
au peintre métaphysique. Mike Bidlo a exprimé les raisons de son
attachement à Chirico lors de son entretien avec Paola Morsiani :
“
Ce
qui rend De Chirico fascinant, c’est sa répétition du passé
ainsi que les multiples contradictions qui ont nourri son activité.
Il n’a pas été un artiste traditionnel, il n’a pas suivi une
ligne droite à l’intérieur du modernisme ”.(14)
Répétition
du passé : tel est, semble-t-il, le facteur d’intérêt décisif
de l’œuvre. Giorgio De Chirico a vraisemblablement été le
premier artiste à être, en ce siècle, réellement affecté par le
syndrome Ménard. La période de l’art métaphysique, qui a valu à
Chirico sa large renommée, n’a été que de courte durée. Elle
s’est étendue de 1910 à 1919 : à peine neuf ans…alors que
Chirico est resté actif jusqu’à sa mort, en 1978. À compter de
cette date de 1919, Chirico s’est mis en tête de peindre comme les
maîtres anciens, en ayant néanmoins parfaitement conscience qu’il
pourrait au mieux se rapprocher de la lettre de leurs réalisations,
sans jamais pouvoir en embrasser l’esprit. Chirico a ainsi réalisé
des copies d’œuvres de Rubens, Watteau, Fragonard, Raphaël,
Titien, Le Tintoret. Bientôt, assisté d’un certain Vladimir, puis
du peintre Gregorio Sciltian, enfin de Antonio Fornari, Chirico a
commencé à “ plagier ” ses propres œuvres. Les copies de Chirico, exécutées d’une main de maître par Chirico lui-même,
se sont mises à envahir le marché de l’art. À en croire Giovanni
Lista, “ on a pu dénombrer jusqu’à 45 répliques, pratiquement
identiques l’une à l’autre, d’une même Place
d’Italie
”.(15)
Bien
qu’il n’eut de cesse de vanter les mérites du travail artisanal
et de se livrer à des attaques en règle contre le modernisme dont
la décadence se serait amorcée au XIXè siècle avec “
l’industrialisation des matériaux délicats de la peinture ”,(16) Chirico n’en a pas moins inauguré, fût-ce à son insu, la
problématique postmoderne de la perte de l’original, victime de la
prolifération systématique et mécanisée de ses répliques. Il ne
sera guère nécessaire d’insister sur ce point. La convergence de
la démarche créatrice de Chirico avec celle de Bidlo est patente.
Accueillant dans leur art l’écho démultiplié des temps révolus,
Bidlo et Chirico compromettent gravement la possibilité d’une
lecture chronologique de leur œuvre respectif en même temps qu’ils
s’attachent à récuser la téléologie moderniste (l’idéal d’un
progrès linéaire et inéluctable de l’histoire de l’art en
quête de la révélation de son essence). Par ailleurs, tous deux
s’avancent masqués et tendent à effacer leur singularité
personnelle, à mettre en sourdine l’idiosyncrasie de leur manière
en optant pour l’assomption de styles multiples et dissemblables
qu’ils font proliférer à loisir. Fagiolo dell’Arco dénombre en
Chirico “ douze peintres au moins ” (les Chirico classique,
romantique, renoirien, baroco-romantique, néo-métaphysique, etc.).
Le cas de Mike Bidlo est plus dramatique encore puisque l’on a
peine à établir l’inventaire des artistes que son simple nom
abrite. La liste n’est pas close à ce jour et paraît susceptible
de s’étendre indéfiniment…
Dans
la mesure où, d’une part, en dépit des mises en garde du cartel,
on ne peut pas ne pas continuer à voir l’original à travers la
réplique qu’en propose Bidlo ; dans la mesure où, d’autre part,
cette “ pièce originale ” est un chef-d’œuvre d’une valeur
inestimable, voir une œuvre de Mike Bidlo revient par conséquent à
lire l’écriture (virtuelle) superposée de deux prix : celui, “ astronomique ” de l’image-prototype qui est un objet
fétichisé ; celui, modéré, de la réplique.
On
peut donc dire que chacune des œuvres de Mike Bidlo génère une
situation de paragramme fiduciaire. L’artiste entrelace en effet,
à travers une image-réplique, deux valeurs monétaires distinctes
fondées toutes deux sur la confiance accordée à celui qui les émet
(confiance en la qualité de “ l’original ” / confiance en la
fidélité du copiste à l’égard de son modèle). Cette stratégie
devait, du reste, faire de nombreux émules dans l’Amérique des
années 1980. Jeff Koons, par exemple, qui souhaitait amorcer un
processus de nivellement culturel à l’issue duquel émergerait une
société nouvelle dont tous les citoyens seraient de sang bleu, a
produit, dès 1986, des répliques en acier inoxydable (matériau
emblématique du “ luxe prolétaire ”) d’objets kitschs
susceptibles de séduire au même titre les classes défavorisées et
la haute bourgeoisie qui pouvait se permettre de les acheter à des
tarifs pourtant prohibitifs. Les objets de Koons, comme ceux de Mike
Bidlo, semblent faire entendre simultanément deux prix : le prix
dérisoire de l’objet kitsch qui sert de modèle à l’artiste et
le prix réel que peuvent atteindre ses œuvres sur le marché de
l’art.
Mais
revenons à Bidlo. Contrairement à ce que l’on peut entendre ici
ou là, Mike Bidlo n’est donc pas un simple copiste, ni même un
artiste mineur. Il me semble au contraire qu’il inaugure une phase
nouvelle de la production de l’art en Amérique. Le projet
politique de Bidlo a, sans doute, ouvert des perspectives nouvelles
sur la scène américaine. Il se solde, certes, par une révision à
la baisse des idéaux modernistes. Par sa manière d’œuvrer, Bidlo
indique que la forme pure et rationalisée des modernes ne constitue
plus un levier d’intervention efficace, susceptible de contribuer à
l’avènement d’une société meilleure. Le temps où l’on
songeait à une rénovation radicale (et rapide) de la sphère
sociale est révolu. L’artiste, tel que Bidlo l’imagine, doit
désormais éroder graduellement les idéaux sur lesquels repose
l’économie américaine inique en mettant en crise les notions de
valeurs ou de prix par lesquelles se perpétuent, en définitive, les
déséquilibres sociaux. Cette ambition peut sembler naïve. Mais les
rêves de Mondrian ou de Beuys ne l’étaient-ils pas tout autant ?
1 Jean de la Bruyère, Les Caractères, ou les mœurs de ce siècle, Paris, éd. Estienne Michallet, 1696, p. 7.
2 Isidore Ducasse, « Poésies II », in Lautréamont, Les Chants de Maldoror et autres œuvres, Paris, Le livre de poche, 1992, p. 271
3 ibid., p. 259
4 Cette œuvre a été présentée en 1983 à la galerie Gracie Mansion, à l'occasion d'une exposition collective intitulée Sofa / Painting. D'après Paola Morsiani, un poulet était disposé, prêt à cuire, à côté d’un divan tapissé de maculatures à la Pollock ; au dessus du divan, il y avait une photo agrandie de Jackson Pollock avec la vitre brisée.
5 « Mike Bidlo talks to Robert Rosenblum », Artforum International, vol.XLI, n°8, avril 2003. Toutes les citations de l'artiste discutant avec Robert Rosenblum proviennent de cette revue (sauf mention contraire, nous traduisons).
6 Jorge Luis Borges, Fictions, Paris, Gallimard, 1957, p.76. Voir également l'analyse du cas Ménard entreprise par Arthur Danto dans La Transfiguration du Banal, trad.fr. Claude Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, pp.74-83
7 Michel
Foucault, L'Archéologie du Savoir, Paris, Gallimard,
1969
8 J'emprunte
cette formulation à Foucault : « Un énoncé a toujours
des marges peuplées d'autres énoncés ». (Voir L'Archéologie
du Savoir, Paris, Gallimard, 1969, p.128)
9 Dans son Gradus, Bernard Dupriez
rappelle que « chaque énonciation est sémelfactive (ne
se fait qu'une fois). Même si plusieurs énonciations produisent le
même énoncé (Bonjour!), elles ne coïncident pas, étant
chacune en son propre point « nunégocentrique » (point
d'intersection d'une date, d'un lieu, d'une personne) (Bernard Dupriez, Gradus (Les
procédés littéraires), Paris, 10/18, 1984, p.182)
10 Entretien
de Mike Bidlo avec Paola Morsiani, (New York, 27 novembre
1990), Juliet Art Magazine, n°52, avril-mai 1991,
pp.28-29
11 Parmi les influences qui
sont entrées dans la composition des Demoiselles d'Avignon,
citons également la "Maison du Jouir" de Paul Gauguin. La figure
centrale des Demoiselles d'Avignon au bras levé se trouve en
effet littéralement préfigurée par un des bas-reliefs qui
décoraient la façade de la dernière maison de Gauguin aux Îles
Marquises.
12 Christian
Zervos, « Conversation avec Picasso », Cahiers
d'art, numéro spécial Picasso, 1935, p.42
13 « Mike
Bidlo talks to Robert Rosenblum », art.cit.
14 Entretien
de Mike Bidlo avec Paola Morsiani, art.cit. p.28
15 Giorgio de Chirico cité par Giovanni Lista, in De Chirico, op.cit. p.111
16 Giovanni Lista citant Giorgio de Chirico, idem
Nicolas Exertier, "Mike Bidlo (Remarques sur l'efficace de ses titres et sur la nature de son projet politique)", version retouchée en 2005 d'un texte initialement publié en 2000 dans Art Présence n°35 (juillet-août-septembre 2000), pp.14-18.
© Nicolas Exertier
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