« Art
conceptuel impur » : c’est en ces termes que l’œuvre
de Stephen Prina1
a été reçue par la critique américaine au milieu des années 80.
Cette appellation pourrait paraître péjorative mais elle a le
mérite de ne pas déplaire à l’artiste qui la trouve à la fois
drôle et exacte. De l’art conceptuel, Stephen Prina a
effectivement hérité un certain goût pour la production sérielle
et les constructions systémiques mais la comparaison s’arrête là
car contrairement aux figures historiques de cette mouvance, Prina
tend à privilégier les systèmes défaillants minés par l’erreur
et les contradictions internes. Rien à voir, donc, avec l’impression
d’exactitude cristalline qui émane des œuvres produites par les
pionniers de l’art conceptuel (comme Sol LeWitt ou Hanne Darboven).
Stephen Prina est sans doute plus proche de l’esprit conceptuel
« excentrique » de John Baldessari ou de Douglas Huebler
(qui furent ses professeurs à CalArts). Pensons à Baldessari
chantant un texte théorique de Sol LeWitt sur un air de variété
américaine. Pensons également à Douglas Huebler photographiant les
murs de la tour de Londres pour y retrouver le visage de ceux qui y
furent enfermés. Il y a chez Prina à la fois une dimension
pince-sans-rire et, parfois, une obsession du retour des morts, en
l’occurrence ces grands héros modernes par lesquels il fait mine
de se laisser ventriloquer : Manet, Malevitch, Schönberg, etc.
Dans son travail, en effet, Prina prend systématiquement appui sur
des données culturelles préexistantes. « Je
me conçois moi-même comme le produit des conditions que j’ai
trouvé en moi »,
dit-il
à Marc Selwyn.2
Il
emprunte aussi bien à la philosophie (Platon, Aristote, Adorno) à
la musique (Beethoven,3
Schönberg, la musique pop), qu’aux arts plastiques (de Georges de
la Tour à Blinky Palermo).
Au
registre de l’erreur planifiée ou du système défaillant dont je
parlais plus haut, on citera Exquisite
Corpse : The Complete Paintings of Manet.
A travers cette série au long cours commencée en 1988, Prina
repeint, tableau après tableau, la totalité de l’œuvre de Manet.
L’artiste prend appui sur l’œuvre complet de Manet édité par
Penguin, ouvrage qui, à l’époque de sa première parution,
comportait beaucoup de données erronées. Dans son œuvre, Prina
reconduit ces erreurs. « Il y a des erreurs
dans toutes choses, n’est-ce pas ? Les erreurs sont
inévitables » dit-il.
Exquisite
Corpse ne relève pas de la copie ou de
l’appropriation (rien à voir donc avec les copies d’après tel
ou tel maître moderne auxquelles se consacrait Sherrie Levine depuis
le début des années 80, ni avec les Not
Pollock ou les Not
Picasso de Mike Bidlo). De chaque tableau de
Manet, Prina ne conserve que le format qu’il veut strictement égal
à celui de l’original. Le sujet du tableau est délaissé et cède
la place à un lavis monochrome sépia, plus ou moins gestuel qui
fait écho à la virtuosité de Manet, abstraitement distillée.
Exquisite Corpse
restaure en quelque sorte, pour le mettre en évidence, un paramètre
essentiel de l’œuvre d’art que la reproduction mécanisée
oblitère : la taille de l’œuvre, son format. On comprend dès
lors que Prina préfère, sur la base d’une suggestion de Liam
Gillick, parler de « régénération » plutôt que
d’ « appropriation ». De toutes les œuvres que
nous connaissons, en effet, combien d’originaux avons-nous vu ?
Peu sans doute. Force est de constater que nous connaissons
essentiellement les œuvres à travers des ersatz miniaturisés. Ce
qui n’est pas sans poser quelques problèmes lorsqu’on se
souvient que, conformément à l’adage de Matisse, « un mètre carré de rouge est plus rouge qu'un centimètre carré de rouge».
Mais
pour revenir à l’erreur, ce qui intéresse Stephen Prina, ce sont
donc les déficiences mémorielles de l’Histoire, ses archivages
approximatifs, ses bévues interprétatives. Il est d’ailleurs
possible que l’Histoire de l’Art ne se soit construite qu’à
travers une série de misreadings
successifs (voir par ex. les sculpteurs de la
Renaissance qui réalisent des sculptures impeccablement blanches en
pensant (sincèrement ?) que la sculpture antique dont ils
s’inspirent ne l’était pas moins alors qu’elle avait tout
simplement perdu sa couleur au fil du temps ; voir également la
planéité des reliefs du baroque mexicain due à l’interférence
du modèle sculptural précolombien ainsi qu’à l’usage de
dessins ayant valeur de référence en l’absence de tout contact
direct avec le modèle sculptural européen).4
A
l’époque où Stephen Prina réalisait Exquisite
Corpse, on parlait beaucoup de misreading
dans les milieux universitaires américains et notamment du livre qui
avait fait émerger ce concept : The
Anxiety of Influence de Harold Bloom.5
La théorie de Bloom concerne le champ littéraire mais elle
gagnerait à être étendue au champ des arts plastiques.6
Bloom analyse les rapports ambivalents d’amour / haine qui lient
tout jeune poète à son prédécesseur. Ce jeune poète, dit-il, a
le sentiment de venir « après-coup » et de devoir œuvrer
dans un champ esthétique épuisé par la poétique de son aîné.
Seul un misreading
(autrement dit, une lecture erronée de l’œuvre du précurseur à
la fois admiré et haï) est susceptible d’arracher le jeune poète
à la stérilité créatrice. Via cette bévue interprétative
inconsciente, il adapte le texte du précurseur à ses propres
besoins esthétiques, et se soustrait de façon presque mécanique à
son influence inhibante. « Dès lors que le poète se doit
d’évacuer toute surdétermination, résume Bloom, il lui faut
délaisser toute perception correcte du poème qu’il valorise le
plus ».7
C’est ce mécanisme que semble mettre en vue une part
non-négligeable de l’œuvre de Stephen Prina.
L’entretien
qui suit a été réalisé en avril 2000 dans un petit bar du Marais,
dont le nom (La Chaise au Plafond) pourrait évoquer une Furniture
Sculpture
de John Armleder. Dans cet entretien, nous parlons essentiellement de
Monochrome
Painting
(1988-1989) que le mamco avait exposé quelques mois plus tôt.
Juste
quelques précisions liminaires pour permettre de comprendre de quoi
il retourne dans l’entretien. Monochrome
Painting
a été présentée pour la première fois à la Renaissance Society
de Chicago en 1989. C’est une installation picturale composée de
14 toiles (peintes entre 1988 et 1989), 14 cartels, une édition
d’affiches d’exposition, de catalogues et de cartons
d’invitation. Chacune des peintures (uniformément couvertes d’un
émail acrylique vert métallisé) est le double fantomatique d’un
chef-d’œuvre de l’histoire de la peinture monochrome. Une fois
encore, un seul point commun unit l’œuvre inspiratrice à la
version qu’en propose Prina : la taille de la toile. Tous les
autres paramètres – couleur, structure interne quand il y en a,
texture de la matière picturale – sont évacués et comme
ensevelis sous une couche de peinture verte, glacée, industrielle.
Monochrome Painting est, dans le même temps, placée sous le signe des Stations de la Croix. Simultanément à l’évocation d’une œuvre d’art particulière, jalon de l’histoire de la monochromie, chaque toile est censée figurer (« allégoriser » ?) l’un des quatorze moments de cet épisode religieux. Les toiles se succèdent par conséquent selon la chronologie historique des œuvres de référence [Malevitch (1918), puis Rodtchenko (1921), puis Strzeminski, et ainsi de suite, jusqu’à une œuvre (sans titre) de Blinky Palermo, conservée par Barbara Nüsse à Hambourg] tout en déroulant sous nos yeux avec un certain esprit tongue-in-cheek le récit des Quatorze Stations de la mise à mort moderne de la représentation.8 (Nicolas Exertier)
Monochrome Painting est, dans le même temps, placée sous le signe des Stations de la Croix. Simultanément à l’évocation d’une œuvre d’art particulière, jalon de l’histoire de la monochromie, chaque toile est censée figurer (« allégoriser » ?) l’un des quatorze moments de cet épisode religieux. Les toiles se succèdent par conséquent selon la chronologie historique des œuvres de référence [Malevitch (1918), puis Rodtchenko (1921), puis Strzeminski, et ainsi de suite, jusqu’à une œuvre (sans titre) de Blinky Palermo, conservée par Barbara Nüsse à Hambourg] tout en déroulant sous nos yeux avec un certain esprit tongue-in-cheek le récit des Quatorze Stations de la mise à mort moderne de la représentation.8 (Nicolas Exertier)
Nicolas Exertier : Vous ne vous êtes pas physiquement investi dans la réalisation de Monochrome Painting.
Stephen Prina : C’est vrai. J’ai d’abord fait réaliser les supports par une personne qui a tendu une toile de lin belge sur chaque châssis et apprêté chaque surface avec de la colle de lapin. J’ai ensuite emmené les toiles chez un carrossier pour qu’elles soient peintes de la même manière qu’une automobile. Nous avons mis cinq couches très fines de peinture. C’était un émail métallique, acrylique en spray. Il a été utilisé par Volkswagen pendant un an, en 1985, je crois. Cette peinture a une qualité particulière. Elle accentue toutes les imperfections de la surface.
NE : En déléguant le travail, vous cherchiez à mettre à distance l’acte pictural ?
SP : Non, c’était simplement pour moi une autre façon de produire une peinture. A la même époque, je réalisais moi-même les dessins de Exquisite Corpse (avec une encre sépia que j’appliquais à l’aide d’une éponge) et ces dessins constituaient une partie de mon projet global. L’autre versant de ce projet consistait à réaliser une peinture en confrontant des matériaux traditionnels comme la colle de lapin et la toile de lin avec la peinture de carrosserie qui, sans être à proprement parler une nouveauté, n’en demeure pas moins très différente de la peinture traditionnelle issue de la Renaissance.
Stephen Prina, Monochrome Painting, The Renaissance Society (Chicago), 12 mai-7 juillet 1989 |
NE : La taille de chaque
Monochrome Painting
est rigoureusement égale à celle d’un chef d’œuvre de
l’histoire de la peinture monochrome (Carré
blanc sur fond blanc de Kasimir
Malevitch, Monochrome Rouge d’Alexandre Rodtchenko, etc).
Etant donné que ces chef-d’œuvres de l’art moderne (convoquées
par le titre que vous avez choisi pour chaque Monochrome
Painting) sont méconnaissables…
SP : Sauf par leur format !
Leur format est absolument reconnaissable…indiscutablement
reconnaissable.
NE : Le spectateur pourrait
être conduit à penser que vous vous êtes peut-être livré à un
acte iconoclaste…
SP : Mais je produis une image…
NE : C’est tout de même
ambigu. Vous produisez une image, certes, mais vous en détruisez
également une, ne serait-ce-ce que sur un plan symbolique. Un
spectateur peu informé ne pourrait-il pas imaginer que vous avez
utilisé des chef-d’œuvres de l’Histoire de l’Art comme
support pour vos expérimentations picturales, un peu comme Alexander
Brener détruisant un Malevitch en y inscrivant le sigle du dollar
(Stedelijk Museum d’Amsterdam, 1997) ?
SP : Pas vraiment. Je veux dire
premièrement que ces peintures ne sont pas là. Le Malevitch n’est
pas là. Le Rodtchenko n’est pas là. Le Kelly ne l’est pas
davantage. Donc, de ce point de vue, c’est vrai, ils sont
symboliquement absents, éradiqués. Mais il s’agit plus de montrer
un processus de mémoire que quoique ce soit d’autre. C’est la
raison pour laquelle il était si important pour moi de peindre les
panneaux comme ils l’ont été. Je ne voulais pas qu’ils soient
envisagés comme de fausses peintures, comme des substituts de
peintures. Je voulais rendre très clair le fait qu’il s’agissait
d’une pratique picturale en relation avec une autre série de
pratiques picturales. A travers chaque Monochrome
Painting, les caractéristiques du monochrome
original sont supprimées. Dans certains cas, c’est plus apparent
que dans d’autres. Cela dépend du nombre d’informations dont
vous disposez au sujet du modèle. Toute personne qui s’est un peu
intéressé à l’art moderne connaît le Carré
blanc sur fond blanc et sait qu’il est
blanc et non pas vert. Tous mes panneaux étaient verts…Cela
constituait en soi une forme de transformation sémiotique très
directe. On dit Carré Blanc sur fond blanc
et ce qui est à voir est vert. Même chose pour la peinture
d’Ellsworth Kelly. L’original est jaune et il est constitué de
deux toiles. Un des châssis est plus profond que l’autre alors que
dans Monochrome Painting,
tout est plat. Je ne me suis intéressé qu’aux dimensions
externes. Quant à la peinture de Strzeminski, elle est certes
monochrome, mais sa surface
est striée de motifs répétitifs. La
mienne est dénuée de toute aspérité à l’exception des traces
produites par la colle de lapin. Mes peintures sont toutes
différentes de leur modèle. Je ne cherche pas à produire une
reconstruction fidèle à l’ « original ». Il
s’agit seulement d’une pratique parallèle.
NE : Pourquoi
avoir choisi ce vert si singulier ? Barnett Newman disait qu’il
lui semblait impossible de peindre les Quatorze
Stations de la Croix dans des couleurs
telles que le vert et le rouge.9
Votre choix du vert était-il une façon d’opposer un démenti à
cette opinion ?
SP : Je
ne le conçois pas vraiment de cette façon. Je ne pense pas être
contre ceci ou cela car être contre quelque chose revient en réalité
à épauler cette chose, quelle qu’elle soit. Avec Monochrome
Painting, je ne regardais pas seulement en
direction de Newman. Je tentais de considérer toutes les pratiques
de peinture monochrome du vingtième siècle. Je pensais également à
la peinture du XXe siècle en général. Je devais choisir une
couleur et une seule car j’avais envie de produire un résultat
homogène. Le blanc était exclu d’avance en raison de Malevitch
mais aussi de Ryman. L’éventualité des couleurs primaires a été
écartée à cause de Rodtchenko. Le bleu n’était pas disponible
en raison du précédent que constitue l’œuvre d’Yves Klein. Le
gris était également exclu dans la mesure où il est désormais
associé aux œuvres de Richter et de Marden. Et donc le vert… même
si Klein a réalisé des peintures monochromes vertes…
NE : Ellsworth Kelly a également réalisé des
peintures monochromes vertes…
SP : Il a utilisé beaucoup de
couleurs. Avec Ellsworth Kelly, il y a une certaine forme de
glissement. Je ne crois pas qu’une couleur spécifique puisse être
associée à son nom. C’est comme ça que j’en suis venu à
penser que le vert pourrait faire l’affaire. Et puis, il ne faut
pas oublier que le vert a été évité par les peintres du vingtième
car il constitue une signature emblématique de la nature. Mondrian,
par exemple, comme de nombreux peintres, estimait qu’il se devait
d’éviter toute intrusion de la couleur verte dans sa peinture.
NE : D’une manière un peu
curieuse, certains critiques ont fait valoir que le vert que vous
avez utilisé peut évoquer la couleur de l’argent…
SP : Le
vert de Monochrome Painting
n’est pourtant pas la couleur du dollar. Je comprends que l’on
ait pu faire ce rapprochement puisque j’ai conçu ce projet au
moment où le débat sur le fétichisme de la marchandise dans l’art
contemporain américain battait son plein. En fait, lorsque je prends
une décision telle que le choix d’une couleur, j’essaie de
répondre simultanément à des exigences différentes. En ce qui
concerne ce projet, je savais que la palette moderniste avait exclu
la couleur verte et cela constituait une première raison de m’y
intéresser. Ensuite, je voulais que les toiles soient peintes comme
une automobile par une entreprise de carrosserie. Je devais donc
sélectionner une nuance de vert qui soit un vert d’automobile. La
première couleur que j’ai voulu utiliser était un vert employé
pour les Jaguars de compétition ; un vert très sombre et
presque noir. J’imaginais à quoi pourrait ressembler ce projet une
fois installé. C’est également une des raisons qui m’a
déterminé à faire porter mon choix sur le vert. Je voulais quelque
chose de très graphique. Je ne voulais pas utiliser une couleur très
claire qui se serait fondue avec le blanc des cimaises. Je voulais
une couleur sombre qui rende manifeste, à forte distance, la
différence de taille des supports qui allait pour le coup devenir
très graphique. Mais il y a également une autre partie du projet
qui, je pense, est très importante : le catalogue, les cartons
d’invitation, l’affiche de l’exposition sont imprimés sur du
papier vert. Je ne voulais pas fabriquer mon propre papier. Je
voulais avoir recours à un papier qui serait disponible dans le
commerce. Mais il n’y a pas, aux USA, de papier vert sombre qui
puisse égaler le vert Jaguar. Je devais donc prendre le problème
par un autre biais. J’ai fait des recherches et je me suis mis à
collecter les différentes variantes de papier vert sombre. Je me
suis ensuite rendu chez Volkswagen. Et il s’est avéré que pendant
un an, Volkswagen avait utilisé une couleur qui correspondait
exactement à l’un de mes papiers. Ravi de cette découverte, j’ai
pensé : « Voilà, bien, merci » (en français dans
l’entretien). (Rires)
NE : Votre
catalogue publié à l’occasion de l’exposition Monochrome
Painting à la Renaissance Society
comprend une bibliographie où sont répertoriés des ouvrages
consacrés aux plus grands monochromistes du vingtième siècle. Vous
avez vous même conçu ce catalogue. Pourquoi avoir choisi d’y
faire figurer une bibliographie ?
SP : Pour
rendre manifeste le fait que je n’ai pas été confronté
directement à chacune des quatorze peintures impliquées dans le
projet. Je suis entré en contact avec ces peintures par
l’intermédiaire de livres. Il s’agit donc de la bibliographie de
la recherche que j’ai entreprise pour générer le projet. Je
voulais rendre très clair le fait que je ne m’étais pas lancé
dans un pèlerinage pour juger sur pièce chaque peinture originale
et que j’ai eu recours à une source intermédiaire. Je voulais
indiquer que le sujet de mon travail n’est pas la vérité mais la
représentation. Il était donc important que j’utilise des livres
en tant que source pour réaliser ce projet. Il y a quelque chose
d’intéressant en ce qui concerne la bibliographie. Pour l’entrée
« Brice Marden », j’ai répertorié un catalogue publié
au cours des années 70 par la Bykert Gallery de New York. La Bykert
Gallery a tenu un rôle de premier plan dans la présentation d’un
certain type d’œuvres et elle n’existe plus. C’est ici que
Mary Boone a eu son premier travail. C’est là qu’elle a
rencontré Brice Marden, si je ne m’abuse. Il me plaît de penser
qu’un catalogue, produit par une galerie qui n’existe plus, a
échoué entre mes mains et m’a permis de prendre connaissance de
cette peinture de Brice Marden. Et c’est ainsi que j’ai décidé
de l’engager dans ce projet. J’ai volontairement glissé une
erreur dans la bibliographie car je savais qu’il y a toujours des
erreurs dans chaque catalogue. Il y a des erreurs dans toutes choses,
n’est-ce pas ? Les erreurs sont inévitables. Je voulais
orchestrer l’une d’entre elles pour pouvoir ultérieurement y
revenir et apporter les corrections qui s’imposaient. J’ai fait
une œuvre à ce sujet par laquelle j’ai fait marche arrière.
NE : Quelle était cette
erreur ?
SP : Si
mes souvenirs sont exacts, la référence pour « Yves Klein »
est erronée car dans le catalogue Yves Klein que j’ai répertorié,
ne figure pas le véritable modèle auquel fait référence
Monochrome Painting VII.
Mais il y avait également d’autres erreurs dans le catalogue. Je
les ai corrigées quand l’occasion s’est présentée. Une erreur
s’était glissée dans les dimensions des œuvres ainsi que dans le
nom d’un des membres de l’équipe directoriale de la Renaissance
Society (son nom était Miss Bell ; j’ai donc commencé par
corriger le Belling qui s’y était substitué). Et voici la plus
importante de toutes : alors que j’étais en train d’effectuer
des recherches pour mon projet, on pensait que la peinture de
Rodtchenko n’existait plus. J’ai fait des recherches et
l’information la plus précise à laquelle j’ai pu aboutir
précisait que la peinture en question était relativement petite et
carrée, ce qui est plutôt vague…C’était en tout cas la
meilleure description qu’il m’était possible de donner du
Rodtchenko. Alors que je commençais à exposer Monochrome
Painting, les peintures de Rodtchenko ont été
découvertes en URSS dans des conditions assez mystérieuses. Elles
ont ensuite été révélées au public.
NE : S’agissait-il de
faux ?
SP : Non, l’œuvre a été
présentée comme un authentique Rodtchenko (Rouge, Bleu, Jaune). Il
y a un catalogue d’exposition publié par le Musée de Lyon dont le
titre est La Couleur Seule et je crois que la première œuvre
reproduite dans ce catalogue est la série des trois peintures
monochromes de Rodtchenko. Ces peintures étaient censées être
exposées à Lyon. En fait, elles sont dans le catalogue mais elles
ne sont jamais arrivées à destination. Les conservateurs ont gardé
un mur vide de façon à ce que si les peintures arrivent à la
dernière minute, elles puissent être accrochées. J’ai vu ces
peintures à Vienne lors de la Rétrospective Rodtchenko / Stepanova.
Je pense qu’elles sont authentiques. Mais je ne suis pas un expert…
NE : Les
sous-titres religieux de Monochrome
Painting produisent des effets de sens
assez curieux. Ils semblent faire écho à un certain nombre de
déclarations, de faits et gestes accomplis par les artistes que vous
avez associés à votre projet. Vous avez par exemple rebaptisé le
Carré Blanc sur fond blanc
de Kasimir Malevitch Christ condemned
to Death… Or, à Antoine Pevsner,
lors de l’enterrement d’Olga Rozanova, Malevitch confie : « Nous
serons tous crucifiés. Ma croix, je l’ai déjà préparée. Tu
l’as sûrement remarquée dans mes tableaux ».10
Autre exemple : L’IKB
48 d’Yves
Klein est associé à la mention The
second fall ; titre qui évoque
presque nécessairement l’action d’Yves Klein se jetant dans le
vide.
SP : C’est
purement accidentel. Ce que j’ai fait est assez stupide, au fond.
Les Stations de la Croix peuvent être racontées de diverses
manières. Je me suis contenté de reprendre à mon compte la
description qu’en donne Newman en relevant les titres qu’il a
utilisés pour ses Quatorze Stations de la Croix. J’ai ensuite
parcouru une histoire de la peinture monochrome au vingtième siècle
et j’ai sélectionné quatorze artistes. Il y a beaucoup d’artistes
que je n’ai pas inscrit dans ma liste et qui aurait pu y figurer et
je suis sûr que certaines personnes pourraient dire que j’aurais
dû les inclure. Mais j’ai joué mes favoris !11
C’était pour moi une façon de concevoir mon histoire de la
peinture monochrome. Les recoupements et les effets de sens que vous
mentionnez sont purement fortuits. Par exemple, si vous considérez
le processus de sélection d’une façon légèrement différente,
vous pouvez noter que j’ai disposé dans un ordre chronologique les
quatorze artistes que j’ai sélectionnés. Il ne s’agissait donc
pas originairement d’établir des connexions narratives avec
l’histoire de l’art. Je savais néanmoins qu’elles devaient se
produire. Le matériau était si lourdement connoté ! Vous avez
souligné que Yves Klein est associé à la Seconde Chute, il était
inévitable que quelque chose de cet ordre survienne. J’ai en
revanche fait attention à ne pas sélectionner deux peintures de la
même année et à ne pas choisir deux peintures de la même taille.
Une fois achevé le travail de sélection, j’ai classé les
peintures dans un ordre chronologique. C’est très bête en
définitive ! (rires)
NE : En
dépit du caractère accidentel de ces connexions, votre travail
est-il allégorique ?
SP : La
structure allégorique m’intéresse et je pense que des auteurs
comme Craig Owens ou Walter Benjamin m’ont donné certains outils
pour la comprendre. L’allégorie laisse facilement deviner sa
présence à certains moments de mon travail dans la mesure où on
peut y repérer une forme de récit s’efforçant de parler d’un
autre récit, ce qui donne corps à une structure narrative double.
Et telle est la structure fondamentale de l’allégorie. Avec
l’allégorie, on parle d’une façon biaisée dans la mesure où
emprunter des chemins directs ne serait pas entendu ou se verrait
frappé par le censure. Il nous faut parfois emprunter une route
indirecte pour être à même de dire la moindre chose. Je ne me
prends certes pas pour Jacques-Louis David. David devait parler dans
le langage de l’Antiquité Romaine car s’il avait parlé
directement de la politique française contemporaine, il aurait été
guillotiné. Mes craintes ne sont donc pas les mêmes que celles de
David. Je pense quoiqu’il en soit que la parole directe est sans
doute une impossibilité. La seule façon d’évoquer certains
sujets ou de poser certaines questions consiste à emprunter des
voies indirectes ; un texte se faisant entendre à travers un
autre texte. Il faut que je vous raconte quelque chose à ce sujet.
Quand j’étais étudiant (en premier cycle) avant d’être
étudiant à Cal Arts, j’étais près de Chicago à la Northern
Illinois University. J’ai étudié là-bas la composition musicale
et la peinture. Le budget du département musical était important et
nous recevions beaucoup d’artistes résidents de premier plan comme
Alvin Lucier, Pauline Oliveros, Frederic Rzewski, Gordon Mumma, David
Tudor, etc. Le nombre de grands musiciens fréquentant
l’établissement était tout simplement incroyable. Pauline
Oliveros m’a laissé un souvenir impérissable en matière
d’allégorie. Un jour, un professeur de la Northern Illinois
University a demandé à Pauline de parler de son œuvre. L’assemblée
était essentiellement masculine et Pauline a commencé à parler de
sa musique en la présentant comme une critique de l’impérialisme
austro-germanique. Elle a continué encore et encore. A un moment,
l’enseignant l’a interrompu en disant : « Oui, oui.
Vous en avez assez dit à ce sujet mais pourriez-vous parler de votre
musique ? » Et Pauline Oliveros a répondu : « C’est
précisément ce que je suis en train de faire ». Cela a été
pour moi un exemple important en ce sens qu’elle n’établissait
pas la moindre séparation entre l’analyse politique et l’analyse
de sa musique. Je n’avais jamais entendu cela auparavant et cela
m’a vraiment frappé. Spécialement dans cette salle très sexiste,
ce propos détonait.
NE : Selon
Timothy Martin, vous prétendez parfois que vous méditez sur chaque
peinture de Manet avant de réaliser le lavis correspondant de la
série Exquisite Corpse…
SP : Dans
une certaine mesure, je plaisantais lorsque j’ai dit ça à Tim. A
quoi pense-t-on lorsqu’on travaille ? C’est difficile à
dire. Néanmoins, à d’autres égards, et au risque de paraître
contradictoire, je pourrais dire que je parlais assez sérieusement
quand j’ai dit ça. Lorsque je réalise ces dessins, je fais face à
un support qui fait exactement la même taille que l’une des
peintures de Manet – ce qui n’est pas anodin – et j’accomplis
un travail en relation à ce support. Dans une certaine mesure, donc,
j’ai Manet en tête et j’ai plus particulièrement à l’esprit
cette toile qu’il a transformée en image. Même si elle restait
inconsciente, cette référence serait là. Cela ne fait pas de
différence que j’en sois conscient ou inconscient. Manet est là.
Voilà le principal. J’espère que j’ai appris quelque chose de
Manet…
NE : Chaque
Exquisite Corpse
se distingue de tous les autres par sa facture. Parfois, la surface
ne semble pas tout à fait égale à elle-même (c’est tout
particulièrement vrai pour les lavis de grands formats) alors qu’en
d’autres occurrences, la surface semble parfaitement uniforme,
faisant ignorer le travail de la main…
SP : Je ne
sais pas si vous avez vu les très grands dessins appartenant à
cette série. Il y en a un, par exemple, qui fait deux mètres trente
sur trois mètres trente. Pour le faire, j’ai dû avoir recours à
une échelle. Je devais monter sur l’échelle, peindre, redescendre
de l’échelle avant de la bouger, etc. Et lorsque vous faîtes
cela, cela tend à accentuer les séparations entre les différentes
interventions picturales. Je n’utilise pas de pinceau. Je me sers
d’une éponge de mer, naturelle. J’utilise d’ailleurs la même
éponge depuis 1988. Le choix de l’éponge en tant qu’outil
répondait à la nécessité d’obtenir, d’un seul geste, une
marque de grande ampleur qui serait en outre saturée de liquide. Je
voulais être en mesure de saturer le papier.
NE : C’est
quasiment un procédé de staining.
SP : Oui.
C’est exactement un processus de staining. J’utilise une encre
sépia diluée que j’applique en lavis. Je pense que c’est très
traditionnel. Rembrandt, par exemple ne procédait par autrement. Un
dessin sépia de Rembrandt débute par le papier. Le plus souvent, il
s’agit d’un papier légèrement teinté. J’utilise moi aussi un
papier légèrement teinté. Rembrandt procédait par lavis très
dilués pour créer un champ (a field). Puis il commençait son
travail de figuration avec une encre plus foncée avant de disposer,
dans la plupart des cas des rehauts blancs. Pour ma part, je
n’utilise pas les teintes foncées et les rehauts blancs. C’est
un peu comme si le devenir du champ pictural était interrompu juste
avant que ne débute le processus de figuration propre au dessin
traditionnel.
NE : Tout
se passe finalement comme si vous cherchiez à rester en deçà de
l’acte pictural, ou peut-être, comme si vous cherchiez à vous
tenir sur ses marges. Le support que vous utilisez a d’ailleurs
longtemps été utilisé pour l’encadrement des peintures.
SP : C’est vrai. Il s’agit
d’un papier chiffon avec un taux d’acidité très faible
communément appelé « papier barrière ». Il était
effectivement au départ produit pour les travaux d’encadrement. On
l’utilisait pour définir une limite entre l’œuvre d’art et un
matériau d’encadrement qui n’est pas, quant à lui, dénué
d’acidité. Lorsque les artistes ont commencé à vouloir réaliser
de grands dessins, il était difficile de trouver des feuilles de
papier de grand format. Ils se donc sont mis à utiliser ce papier
que l’on trouve fréquemment sous la forme de rouleaux larges de
deux mètres et longs de trois cents mètres. C’est un papier de
très grande qualité, un papier très résistant sur lequel vous
pouvez faire beaucoup de travail. Ce matériau a donc partie liée
avec cette idée de protection par un travail d’encadrement mais il
entretient aussi un rapport avec ce moment au cours duquel les
artistes se sont mis à produire de grands dessins.
NE : Pourriez-vous décrire
les différentes phases de travail par lesquels vous passer pour
réaliser un Exquisite Corpse ?
SP : Je déroule le papier à
même le sol. Je délimite la forme, le format (identique à celui
d’une œuvre de Manet) à l’aide d’un pinceau. Je découpe dans
le papier une surface plus grande que la forme. J’accroche le
papier au mur. J’applique l’encre. Je la laisse sécher. Ensuite
je décroche le papier et je le découpe en respectant
scrupuleusement le format de l’œuvre de Manet. Par conséquent, le
geste va toujours au-delà de la taille du support puisque je ne
découpe précisément le papier qu’après-coup. Mais je vois le
format de la peinture de Manet puisque celui-ci est délimité au
pinceau. Je n’utilise pas de gesso ou quoique ce soit d’autre du
même type. C’est seulement de l’encre et du papier. Il y a
beaucoup de travail à effectuer car la préparation (je veux dire
par-là le fait de devoir les dérouler sur le sol et de faire les
délimitations précises avant de les accrocher au mur) prend
beaucoup plus de temps que la phase de peinture. Si je les peins trop
doucement, je ne pense pas qu’ils soient bons. Cela a quelque chose
à voir avec l’image que je suis en train de produire. Dans votre
première question, vous m’avez interrogé sur la peinture auto. Et
j’y reviens : la raison pour laquelle j’ai chargé quelqu’un
de s’occuper de la peinture auto est que je ne peux pas faire cela.
Je ne l’aurais pas très bien fait et la personne à qui j’ai
confié cette tâche pouvait le faire au moins aussi bien que moi.
Mais en ce qui concerne les dessins, il m’était plus facile de les
faire moi-même que de les décrire à quelqu’un d’autre pour
qu’il les fasse ensuite dans la mesure où je cherche à
donner à chacun de ses dessins un certain degré de particularité.
Il n’est pas important en soi que je les fasse moi-même. Mais dans
une certaine mesure, je pourrais dire l’inverse, car je souhaite
que chacun d’eux s’impose comme une forme particulière d’image.
Je change également incessamment. Et l’évolution de ces dessins
est liée à ce changement. Chaque fois que je fais un de ces
dessins, je dois décider si je l’accepte ou non. Souvent, il
m’arrive de le regarder et de penser : « Non, je
n’accepte pas celui-ci ». Cela s’est encore produit en
février. Je suis revenu à Los Angeles pour une courte période afin
de présenter mon film [Vinyl II] et je devais également en
profiter pour réaliser trois nouveaux dessins pour Francfort. Mais
je n’avais pas acheté la même encre en pensant que cela ne ferait
pas de différences. J’ai donc réalisé ces dessins et ils se sont
avérés affreux. Ils étaient rouges ! J’ai fini par les
détruire. Les dessins paraissent différents en fonction de la
période de l’année où ils sont réalisés. S’il fait très
humide dehors, ils ont un certain aspect. S’il fait très sec, ils
présentent un autre aspect. Lorsque j’ai commencé à travailler
sur cette série, les dessins étaient beaucoup plus secs. Ceux que
j’ai faits pour Francfort avaient un aspect humide. Ils retenaient
en eux cette humidité. C’est une chose à laquelle je m’attendais
car je ne souhaite pas contrôler tous les paramètres de leur
production. C’est chaque fois une réponse spécifique de ma part
(j’accepte ou je rejette le dessin). Peut-être est-ce une réponse
programmatique. Mais il s’agit d’une réponse délivrée à un
moment différent, particulier. Tous les dessins d’Exquisite
Corpse paraîtront donc différents. Même si
l’éventail des possibilités peut sembler très étroit, il y a
encore un peu de différences, ne serait-ce qu’à mes yeux. Les
différences sont très importantes pour moi, même si elles sont
infimes.
NE : La série Exquisite
Corpse n’est pas encore achevée.
Pourquoi différez-vous la fin de sa réalisation ?
SP : J’ai deux façons de
répondre à cela. Je vous raconterai ensuite une anecdote. Tout
d’abord, une des motivations sous-tendant la réalisation de cette
série a été de s’interroger de façon systématique sur ce que
l’on attend traditionnellement d’un artiste. Et bien souvent, on
demande à un artiste d’avoir une pratique de dessinateur. J’ai
donc pensé que si je m’envisageais sous cet angle (comme je
commençais à le faire), je devais reconnaître cette dimension
préhistorique de mon travail ; il me fallait mettre en évidence
la manière dont mon travail s’inscrit dans une histoire plus
globale, hors de moi-même. Et j’ai pensé ainsi : « Bien,
si je suis supposé avoir une pratique de dessin, en quoi
pourrait-elle consister ? » Et j’ai abouti à cela.
Deuxièmement, je dois dire que je travaillais déjà depuis un bon
bout de temps et que j’avais jusqu’ici conçu chaque projet comme
une expérience menée sur un faisceau particulier de problèmes ou
sur un genre ou une discipline spécifique. Et cela avait contribué
à produire un fort taux de discontinuité. J’avais donc le
sentiment d’avoir, par inadvertance, célébré la discontinuité
alors que j’aurais dû interroger le jeu entre la continuité et la
discontinuité. Je voulais donc travailler à un projet qui jouerait
sur une continuité progressive. Beaucoup de facteurs sont déterminés
par avance dans Exquisite Corpse..
Mais l’un d’entre eux ne l’est pas : combien de temps
travaillerais-je dessus ? Quand j’ai commencé ce projet, je
savais qu’il serait populaire à certains moments et impopulaire à
d’autres mais que je continuerais à le faire quoiqu’il en soit.
Et cela a été le cas. Il y a eu des moments durant lesquels les
dessins d’Exquisite Corpse
ont joui d’une réelle popularité et d’autres périodes durant
lesquelles ils n’ont pas paru si populaires.
NE : Vous avez eu des
critiques négatives ?
SP : Oh, oui, bien sûr, mais
qui n’en a pas reçu ? Voici l’histoire que je voulais vous
raconter. Vous connaissez Martin Kippenberger ?
12
L’artiste allemand. Je l’ai croisé, un jour, à Hollywood, à
l’occasion d’une fête caritative. Et Martin m’a dit : « Que
fais-tu ces jours ? ». Je lui ai répondu : « Je
suis en train de préparer une nouvelle exposition et je vais montrer
quelques nouveaux exemplaires de la série Exquisite
Corpse ». Il m’a regardé ; il
était stupéfait et il m’a dit : « tu travailles encore
sur ce projet ! Tu ne l’as pas encore fini ? Pourquoi ne
loues-tu pas les services de quinze assistants pour achever la série
en un week-end ? » (rires) La rapidité à laquelle je
réalise Exquisite Corpse
est déterminée par la fréquence des invitations que je reçois
pour exposer ces dessins. Certains années, j’en réalise beaucoup
et il y a des années où je n’en ai fait aucun. J’en ai réalisé
trois nouveaux pour Francfort. J’en suis à 193. Ce qui est plutôt
pas mal, je pense ! Il y en aura 556 au total. Mais il se
pourrait que je meure avant d’en finir avec cette série. C’est
une possibilité que l’on ne peut négliger.
NE : Certains
couleurs sont récurrentes dans votre œuvre : les panneaux au
ton blanc cassé, sépia (presque une couleur chair) me semblent
assez typiques. La couleur est-elle pour vous un moyen de lier une
œuvre (par exemple, un lavis de la série Exquisite
Corpse) à une autre de vos œuvres
pourtant complètement différentes (telle The N° 1 Single from
Billboard’s Hot 100 Singles (Aristotle, Plato, Socrates))?
SP : Oui, je
réalise le dessin exactement de la même façon pour qu’une
connexion s’établisse inévitablement.
NE : Par conséquent, toutes vos pièces sont liées les unes aux autres.
SP : Certaines le sont plus que d’autres. Les pièces sont parfois structurellement liées les unes aux autres. En d’autres occurrences, c’est par le matériau que s’établit le lien. Je ne peux pas dire que toutes ces connexions sont volontaires. Mais j’essaie d’établir des liens de diverses manières. Quand j’établis consciemment un lien, je l’instaure sur un mode spécifique à un moment donné, mais je ne cherche pas à établir systématiquement des liens sur le même mode. Il ne s’agit pas de développer à partir de la façon dont je fais des connexions un style ayant valeur de signature. Je m’efforce de montrer que différents types de logique peuvent sous-tendre la façon dont je tente d’établir un lien. Et puis, il y a des liens indirects sur lesquels je n’ai aucun ascendant. Et c’est inévitable, me semble-t-il. Avez vous vu toutes les nouvelles pièces que j’ai réalisées avec l’ensemble du spectre des couleurs ? Ces pièces sont en vinyle. Quand j’ai exposé à Rotterdam, j’ai parcouru les salles qui m’étaient consacrées et j’ai pensé : « Est-ce là le sommet de ce que je peux faire en termes de couleur ? ». J’ai pensé à cet instant que je devais trouver une façon d’engager plus activement la couleur dans mon travail et ces nouvelles pièces tentent d’aller dans cette direction.
NE : Permettez-moi d’insister sur ce sujet : chaque œuvre que vous réalisez semble faire référence à toutes vos autres œuvres. Par exemple, votre pop song What’s Wrong est lié à What’s Wrong, une œuvre d’art visuelle. Cette dernière n’est elle-même qu’un fragment d’une série qui l’englobe. Et cette série est liée à toutes vos autres œuvres car les 35 panneaux dont elle est composée épellent le titre de votre première exposition rétrospective « It Was The Best He Could Do at The Moment » (l’exposition au Museum Boijmans-van Beuningen, de Rotterdam (1992) que vous évoquiez à l’instant). Vous nous saisissez dans un labyrinthe vertigineux ! ! ! A vos yeux, votre production toute entière ne constitue-t-elle qu’une seule et unique œuvre ?
SP : C’est une question délicate. Je ne suis pas intéressé par l’idée d’œuvre d’art total (Gesamkunstwerk). Je me suis engagé dans la musique et la peinture dès le début et j’ai d’abord pensé qu’il me faudrait produire une synthèse des deux. Mais très tôt, j’ai réalisé que je ne voulais pas faire ça. Je préférais avoir une pratique musicale quand je travaille en musique » et une pratique picturale quand je travaille en peinture. Il y a sans doute un lien structurel entre la musique et l’art visuel que je produis. Mais il n’y a pas de connexion directe, morphologique entre les deux.
NE : Pour comprendre votre travail, n’est-il pas absolument nécessaire de connaître son évolution depuis le début ?
SP : On pourrait dire cela pour le travail de chaque artiste. L’idée selon laquelle je me dois de produire des œuvres quantifiables, susceptibles d’être considérées d’une façon isolée, m’agace car je pense qu’on ne fait jamais cela, qu’on le veuille ou non. Même dans la vie de tous les jours, aucune action n’est compréhensible si on l’isole ou si on l’envisage indépendamment de toutes les autres. Tout est imbriqué. Je tente donc de m’atteler à une pratique qui indique que nous avons accès à certaines choses et non à d’autres ; tout cela étant fonction de ce que notre engagement est et a été. Certaines personnes suivent mon travail depuis vingt-cinq ans et il y en a d’autres qui n’y seront confrontées que pendant quelques secondes. Cela produit des lectures très différentes. Mais je n’ai pas de position privilégiée par rapport à mon travail. Il y a des choses qui m’échappent, du sens auquel je n’ai pas accès. C’est le cas d’une partie du projet que je viens de réaliser à Francfort. J’ai construit une salle de la même taille que le bureau d’Arnold Schönberg à Los Angeles. Dans ce cadre, je présente un fac-similé du manuscrit original de Theodor Adorno (The Fetish Character of Music and The Regression in Listening). Le manuscrit original se trouve en Allemagne. Il fait quarante-six pages et j’en présente le fac-similé en tant que partie constitutive de mon travail. Mais je ne l’ai jamais lu en Allemand. Je ne l’ai lu que dans sa traduction anglaise. Il était très important à mes yeux de le présenter en Allemand. Le manuscrit est conservé dans les archives d’Adorno à Francfort et je voulais établir une connexion avec Francfort pour cette exposition. Mais je voulais également signifier que je n’ai pas forcément accès à la source des choses que j’utilise, que je ne suis pas en position privilégiée pour comprendre le sens de mon travail. Quiconque parle Allemand à Francfort (et je crois, qu’il s’agit d’à peu près tout le monde) peut avoir accès au sens de ce texte d’une manière que je n’aurai jamais.
NE : Comment vous situez-vous par rapport à la mouvance appropriationniste ? Par rapport au travail de Sherrie Levine, par exemple.
SP : J’ai été très impliqué dans cette stratégie pour de multiples raisons. La critique a souvent envisagé l’appropriation comme une manière de contester le statut d’auteur et je comprends ce point de vue. Mais l’appropriation est, en ce qui me concerne, un moyen de saisir un objet culturel qui était déjà en circulation dans la société, de faire subir à cet objet un certain nombre de traitements avant de le ramener dans la sphère sociale. Il s’agit par conséquent de travailler avec quelque chose qui m’a précédé dans le temps. L’objet provient du monde, pénètre mon territoire ; je travaille sur lui avant de le renvoyer dans le monde. Il s’agissait donc davantage d’un rapport de négociation avec le monde que d’une réflexion sur la question de l’auteur. A l’occasion du vernissage de mon exposition à Francfort, Liam Gillick a fait un petit discours introductif. Il a soutenu dans cette allocution que je ne suis pas impliqué dans l’appropriation mais dans la régénération. Vous pourrez lui parler de cela, si vous voulez. J’ai toujours pensé que j’avais une très forte affinité avec l’œuvre de Sherrie Levine. Nous avons été des amis intimes dans le passé. Je l’ai rencontrée vers 1980 via CalArts. Nous discutions ensemble presque tous les jours.
NE : Durant votre conférence à l’Ecole des Beaux-Arts, vous avez dit que vous considériez votre activité d’enseignant comme une partie de votre pratique artistique. Votre œuvre est-elle pédagogique sinon didactique ?
SP : Je pense que tout art est didactique. Je ne sais pas comment cela est perçu en France. Mais c’est la pire chose que vous puissiez dire au sujet de l’art aux Etats-Unis. Si les gens disent qu’une œuvre d’art est didactique, c’est pour immédiatement en conclure que l’œuvre en question est mauvaise. Je me suis pour ma part toujours opposé à cette vision des choses car je pense que l’aspect didactique a toujours été une des composantes de l’art, d’une manière ou d’une autre. Une œuvre d’art consciemment didactique constitue une possibilité. Et je ne comprends pas pourquoi on devrait nécessairement soustraire l’œuvre d’art à cette possibilité. D’une œuvre d’art, émane une attitude envers certains types de sujets, envers un arrangement formel qui est dans une certaine mesure parallèle aux organisations que nous trouvons dans la sphère sociale. Il me semble que l’art fonctionne toujours de cette manière. Il formule plus ou moins explicitement des propositions sur la manière dont les ordres sociaux pourraient être réorganisés. Telle est la fonction didactique de l’art, je pense. Dans mon film (Vinyl II), par exemple, je ne cherche pas à faire apprendre aux gens des choses au sujet de Georges de La Tour. Je l’utilise plutôt comme un détour pour obtenir quelque chose d’autre. Je ne pense pas que ce film soit au sujet de Georges de La Tour ou de Honthorst ou même au sujet de la peinture en soi ou du musée en soi. Il a bien plutôt trait à la politique de nos déplacements de spectateurs à travers le musée. C’est la raison pour laquelle j’ai essayé de produire un tel déplacement strict et formalisant de la caméra à travers le musée. C’est un mouvement parallèle à celui que nous effectuons lorsque nous déambulons dans un musée. Nous voyons certaines choses alors que d’autres nous échappent. Nous avons une attirance pour quelque chose ou nous n’en avons pas. Ceci est au cœur de toutes les procédures d’inclusion ou d’exclusion ; donc au cœur de la question politique, me semble-t-il.
NE : Votre film était également au sujet de l’Art et des promesses que celui-ci ne tient pas. Problème éminemment politique s’il en est…
SP : Absolument.
NE : En France, il y a encore un clivage assez net entre le monde de la musique et le monde de l’art. Il semble que ce clivage soit moins visible aux Etats-Unis
SP : Non, j’ai toujours eu l’impression qu’il y avait un clivage et je pense que celui-ci demeure. Mais je suis optimiste car j’ai commencé à travailler avec des musiciens de Chicago et c’est la première fois que je rencontre un groupe de musiciens avec lequel j’ai l’impression de pouvoir effectivement parler de certaines questions comme je peux le faire avec mes collègues artistes de Los Angeles. Cela m’a donc permis de travailler avec eux dans le cadre d’un vrai contact musical. Ces musiciens de Chicago sont très intéressés par l’Art. Mais, il ne s’agit jamais que d’un très petit chevauchement pour les Etats-Unis. Ils ont par exemple demandé à Albert Oehlen, le peintre Allemand, l’autorisation de reproduire une de ces peintures sur la couverture d’un de leurs disques. Autre exemple : David Grubbs avec qui j’ai travaillé (il coproduit mon disque) était sur le point d’obtenir son P.H.D. à l’Université de Chicago. Il écrivait son mémoire sur John Cage et Ad Reinhardt dans le cadre du département littérature. Notez bien qu’il est musicien ! Je crois néanmoins qu’il n’a jamais achevé sa thèse. Car il est, dans l’intervalle devenu une vraie pop star. L’année dernière, il a joué à l’Olympia.
NE : Pour votre part, qu’avez-vous étudié en premier lieu : la musique ou la peinture ?
SP : J’ai abordé les deux (peintures et musique) simultanément alors que j’étais gamin. C’était un dilemme pour moi. Devais-je persévérer dans la musique ou dans les arts visuels ? Et j’ai longtemps pensé que je devrais prendre une décision. Je crois que Schönberg a dû prendre une décision de même nature, n’est-ce pas ? Même s’il était un peintre accompli en même temps qu’un musicien hors pair, il devait vraiment faire un choix. Du moins, l’a-t-il cru à cette époque. Je suis pour ma part dans une situation historique différente et je crois qu’en définitive je n’ai pas été forcé de faire un choix. Je voulais étudier les deux. Mais cela allait prendre trop longtemps. Cela allait prendre onze ans. Onze longues années ! Si je choisissais la peinture en matière principale et la musique en matière secondaire, je pouvais boucler mes études en six ans. Voilà mon histoire. Une des raisons qui m’a fait venir à CalArts tient au caractère multidisciplinaire de cette école. C’est l’unique école de ce type aux Etats-Unis englobant une école d’art, une école de théâtre, une école de danse et une école de cinéma en un bâtiment. J’ai effectivement étudié la musique là-bas mais d’une façon informelle. Je veux dire qu’à ce point de mon cursus, je savais ce que je voulais faire. Je ne voulais pas vraiment pousser plus loin l’étude des processus musicaux. Je me suis quand même inscrit dans une classe de musique afin d’avoir accès au studio de musique électronique.
NE : Avez-vous de nouveaux projets musicaux en tête ?
SP : Ce n’est pas encore tout à fait arrêté pour le moment. Mais il y a tout lieu de penser que je vais faire un concert à Berlin le 21 juin et un autre à Francfort vers le 25-26 juin. Je chanterai et jouerai de la guitare basse. Je serai accompagné par un pianiste, un percussionniste, ainsi que par un ensemble de 12 instruments à cordes. Je suis en train d’écrire un arrangement. Il s’agit plus ou moins d’une structure en deux parties. Dans la première partie, je jouerai des chansons pop extraites de films de Fassbinder ; il y en a une de Peer Raben dont les paroles sont en anglais et il y a une chanson tirée d’un film de Chantal Ackerman. L’autre moitié de la performance sera constitué d’un type de musique plus matérialiste. Je travaillerai sur le son comme pour apporter un complément au matériau brut. Et il y aura, dans cette œuvre, une communication entre ces deux façons de jouer de la musique.
NE : Cette musique à tendance matérialiste dont vous parlez sera-t-elle produite par des moyens électroniques ?
SP : Non, l’ensemble de l’œuvre sera acoustique, jouée d’un bout à l’autre par des musiciens. Il n’y aura pas de musique enregistrée dans cette performance. C’est très « vieux jeu » en définitive (rires). Violons, altos, violoncelles, contrebasse.
NE : Avez-vous d’autres projets de film ? Est-ce que vous envisagez de réaliser un long métrage ?
SP : J’aimerais faire un remake de Le Diable Probablement (le film de Bresson) avec Keanu Reeves dans le rôle principal.
Paris, La Chaise au Plafond, avril 2000
Première publication dans Retour d'y voir (numéros 1 et 2), revue du mamco, Genève, 2008, pp.107-127
2
Flash Art, été 1988, pp.114-115
3Voir par exemple Excerpts from
the 9 Symphonies of L. van Beethoven, für Zwei Pianoforte zu Vier
Händen, Transcription pour Piano à deux mains, and für Klavier zu
4 Händen (tiré de « An Evening of 19th and 20th Century
Piano Music », 1983-1985. Prina, comme le rappelle Timothy
Martin, s’est livré au « montage systématique d’une
suite complète de transcriptions pour piano des symphonies de
Beethoven pour en faire une unité contiguë. A l’aide d’une
formule stricte, il a divisé les différentes transcriptions en
segments, en a choisi un dans chacune d’entre elles [Le premier
neuvième de la première symphonie, le deuxième neuvième de la
deuxième symphonie, le troisième neuvième de la troisième
symphonie, et ainsi de suite.] et les a reliés pour construire une
« symphonie » d’une longueur égale à la moyenne
arithmétique de l’ensemble d’origine, analogue du point de vue
de la composition à la totalité de la carrière symphonique de
Beethoven. Dans un but d’unification supplémentaire, il a modifié
les marques du tempo et du rythme de l’ensemble, ce qui les a
rendues seulement partiellement reconnaissables pour les
auditeurs ». Timothy Martin, « La contrainte monumentale
(Présence, référence et nom propre dans l’œuvre de Stephen
Prina) », in Exposé, n°1, printemps / été 1994,
p.88. Mais Prina ne part pas toujours de référents classiques et
peut en certaines occasions s’appuyer sur des prémices pop. Il
s’est par exemple livré (le 25 août 2001, au Schindler House de
Los Angeles), à des manipulations structurelles complexes pour
faire fusionner dans le cadre d’une performance publique la
musique de Sonic Youth avec celle de Steely Dan. Le titre de l’œuvre
était un indice de cette condensation : Sonic Dan. Le matériel
musical (à partir duquel a travaillé Prina) dérivait du premier
album de Sonic Youth sorti en 1980 et du dernier album de Steely Dan
(sorti la même année).
4
Ces déviations successives par rapport à une œuvre antérieure
sont résumées par le titre de l’œuvre : Exquisite Corpse
qui signifie cadavre exquis. Chaque artiste participant au grand jeu
de l’Histoire de l’Art dévie de la ligne esthétique énoncée
par ses prédécesseurs, de même que l’individu s’adonnant au
cadavre exquis dévie inéluctablement du mot ou du trait esquissé
par le joueur précédent dans la mesure où ce trait ou ce mot lui
sont cachés. Agnès Anfray et Lise Viseux remarquent très
justement dans « Exquisite Corpse : The Complete
Paintings of Manet [Cadavre Exquis : Tout l’œuvre peint de
Manet ]», que l’Histoire de l’Art fonctionne comme un
méta-cadavre exquis. « Toute œuvre , disent-elles, tient
du « cadavre exquis », puisqu’elle porte en elle la
trace de ce qui a précédé quelque soit la façon dont ce passé
se manifeste […] » in Classifications, sous la
direction de Ramon Tio Bellido, Presse Universitaire de Rennes,
pp.94-95.
5
Bloom faisait partie de l’Ecole Déconstructionniste de Yale qu’il
composait avec Jacques Derrida, Paul de Man, J. Hillis Miller, et
Geoffrey H. Hartman.
6 Je me permets de renvoyer à mon
texte « L’Angoisse Simulée de l’Influence (After Harold
Bloom) », in Art Présence n°56,
octobre-novembre-décembre 2005, pp.2-15
7 Harold
Bloom, The Anxiety of Influence (A
Theory of Poetry), New York –Oxford,
Oxford University Press, (1973), 1997, p.71.
8
Voici par exemple les informations que nous fournit le premier
cartel :
Monochrome painting, I 1988-1989
First Station – Christ Condemned to Death
Kasimir Malevich
Suprematist
Composition : White on White,
C. 1918
oil on
canvas
The
Museum of Modern Art, New York
Delstar®,
acrylic enamel (VW 1985, LB6V, # 45893, Papyrus green poly) on
linen on wood panel.
9
« In a large tragic theme of this
kind, when Picasso does Guenica, he cannot do it in color. He does
it in black and white and gray. I couldn’t make a green Passion or
a red one. I mean you wouldn’t want me to make a purple Jesus or
something like that ? It had to be black and white – I was
compelled to work this way…Could I get the living quality of color
without using color ? »
10
Antoine Pevsner, « Rencontre avec Malevitch dans la Russie
d’après 1917 », traduit par Jean-Claude et Valentine
Marcadé dans : Malevitch, Ecrits,
t. 2, Lausanne, L’Âge d’homme, 1977, p.193.
11
- Kasimir Malevitch : Monochrome Painting I / Suprematist
Composition : White on White (c.1918) / First
Station – Christ Condemned to Death)
- Alexandre Rodtchenko :
Monochrome Painting II / Pure Red Color (1921) / Second Station –
Christ Carrying the Cross
- Wladyslaw Strzeminski,
Monochrome Painting III, Unistic Composition 8, 1931-1932 / Third
Station – The First Fall
- Barnett Newman, Monochrome
Painting IV / Abraham (1949) / Fourth Station – Christ Meets Mary
- Robert Rauschenberg,
Monochrome Painting V / White Painting (1951) / Fifth Station –
Simon Helps Carry the Cross
- Ellsworth Kelly, Monochrome
Painting VI / Two Panels : Yellow Relief (1955) / Sixth Station –
Veronico Wipes the face of Christ
- Yves Klein, Monochrome
Painting VII / IKB 48 (International Klein Blue) (1956) / Seventh
Station – The Second Fall
- Piero Manzoni, Monochrome
Painting VIII / Achrome (1959) / Eighth Station – He Comforts the
Women of Jerusalem
- Ad Reinhardt, Monochrome
Painting IX / Abstract Painting, Black (1960-1966) / Ninth Station -
The Third Fall
- Lucio Fontana, Monochrome
Painting X / Spatial Conception, Expectations, 61 T 22 (1961) /
Tenth Station – He’s Stripped of his Garments
- Brice Marden, Monochrome
Painting XI / The Dylan Painting (1966) / Eleventh Station – The
Crucifixion
- Robert Ryman, Monochrome
Painting XII / Standard N0, 1 (1967) / Twelft Station – The Death
of Christ
- Gerhard Richter, Monochrome
Painting XIII / Grey (1972) / Thirteenth Station – The Deposition
- Blinky Palermo, Monochrome
Painting XIV / Untitled (1973) / Fourteenth Station – The
Entombment
12
Martin Kippenberger est mort en 1997.