L’art
contemporain produit parfois des silhouettes fameuses, des physiques
singuliers et inoubliables. Il y eut Joseph Beuys par exemple. Comment
pourrait-on oublier, outre son oeuvre, la silhouette générale de
l’individu, sa veste de pêcheur, ses éternels jeans et ses
chapeaux en feutre ? Il y eut également Wolf Vostell, avec ses
cigares, ses toques en fourrure, sa coiffure évoquant plus ou moins
le «peot» hébraïque, ses bagues et ses montres ostentatoires.
Autant de singularités absolues et inimitables revendiquées comme
modèles par la jeune génération. Au registre des personnalités
ultra-charismatiques de l’art présent, il faut citer John M
Armleder. Sa tenue est certes des plus sobres (costume, gilet et
cravate de rigueur) mais elle est contrebalancée par une longue
tresse, contrepoint Fluxus à chacun de ses faits et gestes.
Critiques et journalistes ont souvent parlé du dandysme de John M
Armleder. Mais l’artiste récuse ce qualificatif. En fait, son
«look» est un peu à l’image de son œuvre. Il est sous-tendu par
un sens indéniable de l’exactitude formelle mais il est
simultanément travaillé (via cette tresse) par un état d’esprit
plein de malice et de douce anarchie. L’exposition que lui a
consacré le mamco à Genève en 2006 (Amor Vacui, Horror Vacui)
était tout fait caractéristique. Elle s’amorçait sur le modèle
d’une exposition classique, pseudo-linéaire puis se déstructurait
graduellement au fur et à mesure de la descente aux étages
inférieurs jusqu’au chaos des salles finales.
L'influence Fluxus
L'influence Fluxus
L’artiste
est chaleureux, facilement accessible. Il plaisante souvent, minimise
la portée de son art et prend toujours un malin plaisir à en
contester la consistance sémantique. Mais il suffit de quelques
secondes avec lui pour constater que sa perspicacité
pratique et théorique (sur son art, comme sur celui des autres) est
exemplaire. Si j’ai évoqué deux artistes un temps affiliés à
Fluxus en préambule, c’est aussi et surtout parce que
John Armleder a commencé à travailler à la fin des années 60
dans une veine Fluxus. En 1968, il s’inscrit d’ailleurs à
l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf pour pouvoir suivre les
cours de Joseph Beuys. Il ne pourra hélas mener son projet à bien
car, refusant d’accomplir ses obligations militaires, il se voit
condamné à une incarcération de sept mois à Genève. Quelques années
plus tard, il parlera à Beuys de ce premier rendez-vous manqué. Il
lui confiera même en plaisantant qu’il a eu le temps d’étudier
à loisir son esthétique en prison ; lieu où dominent le gris et le
brun chers au maître allemand. Il paraît que la boutade n’a guère
fait rire Beuys mais que Warhol s’en est par la suite délecté.
La naissance d’Écart
La naissance d’Écart
En
fait, l’intérêt d’Armleder pour l’art remonte à l’enfance.
Il découvre très tôt l’oeuvre de John Cage et se prend de
passion pour Joseph Cornell. «Quand j’étais tout jeune, j’ai
cherché à faire une monographie sur Joseph Cornell. J’ai eu la
chance de le rencontrer. Et je dois dire que c’est quelqu’un qui
m’a fait une forte impression. Mais les choses ont un peu traîné
et finalement je n’ai pas fait cette monographie. Entre-temps, il y
en a eu d’autres et j’ai estimé que mon travail n’était pas
si nécessaire que ça".
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Endre Tót, TÓTalJOYS (1975-76) |
En 1969, il fonde avec Patrick Lucchini et Claude Rychner le groupe Écart et s’investit avec eux dans «l’irrésolution commune d’un engagement équivoque». Il organise des happenings et des performances, présente des environnements et du cinéma expérimental. Le groupe fonde une galerie éponyme en décembre 1972, au 6 rue Plantamour à Genève. C’est par son intermédiaire que Genève va voir affluer une part importante de l’avant-garde de l’Europe de l’Ouest et de l’Est ainsi que des Etats-Unis. Une série de Street Actions (TÓTalJOYS, 1975-1976) de l’artiste hongrois Endre Tót, réalisée avec la complicité des membres du groupe Écart, résume bien l’état d’esprit de ces «activistes de l’inutile».1 On voit Tót portant des pancartes sur lesquelles on peut lire : «I am glad if I can hold this». A travers le recours au hasard comme par son attitude détachée, Armleder paraît à cette époque feindre un certain «désœuvrement» (comme le dit Christian Besson). A la Biennale de Paris en 1975, il limite à peu de choses près ses activités à la préparation du thé ; une cérémonie du quotidien qu’annonce un slogan retentissant : «John Armleder→activity→nothing→performance→Infusion-diffusion».
Furniture Sculptures
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John M Armleder, Furniture Sculpture 201 (1988) avec Kent Senatore, acrylique sur toile, trois planches de surf, 235 x 1050 x 50 cm, toile 160 x 328 cm |
En
1979, il initie la série des Furniture Sculptures. Ces œuvres devancent l’essor de la Neo Geo américaine et le
feront accéder à un succès international jamais démenti jusqu’à
nos jours. Elles revisitent, non sans humour, les multiples styles
abstraits qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle en les
associant à des meubles, des guitares électriques, des surfs, des
stores, des éléments destinés à la "customisation" des voitures,
des éléments de décoration de toutes sortes, etc. dans une logique
toujours plus intégrative. Les Furniture Sculptures semblent ainsi
mettre en scène la «normalisation» de l’abstraction historique,
sa dissolution dans le décor, sa captation par le mobilier. Certains
critiques ont soupçonné l’artiste de cynisme en arguant qu’il
prenait un malin plaisir à constater la faillite des idéaux
modernes. En réalité, cette accusation ne tient pas car rien
n’interdit de faire une lecture diamétralement inverse des mêmes œuvres : l’abstraction venant en quelque sorte libérer les objets
en les arrachant à leur pesanteur ordinaire.
Il
suffit parfois de tapis roulants pour évoquer les enjeux
transcendantaux de la peinture de Barnett Newman ou bien de rideaux à
lanières anti-mouches pour faire allusion aux Stripe paintings de
Morris Louis, quitte à en ternir par l’humour quelque peu le mythe.
Certaines Furniture Sculptures semblent nous faire pénétrer par
effraction dans un univers privé. En 1980, Armleder renforça
d’ailleurs incidemment cette impression en présentant ses œuvres
dans un appartement situé au premier étage d’un immeuble de la
rue Vignier à Genève. Les peintures n’étaient visibles qu’à
la lampe de poche ; le dispositif d’exposition transformant en
quelque sorte le regardeur en cambrioleur. «La galerie de Marika
Malacorda, explique l’artiste, utilisait comme dépôt un ancien
appartement dans un immeuble désaffecté et, pour cette exposition,
le propriétaire avait mis à notre disposition certains appartements
du même immeuble. Ils n’avaient pas rétabli l’électricité,
d’où la nécessité initiale des lampes de poche ! Quelques heures
avant le vernissage, j’ai réalisé là-bas des peintures murales
para-suprématistes avec de la peinture blanche au scotch mais, en
enlevant les scotchs, j’ai malencontreusement arraché une partie
de la tapisserie. Comme il n’y avait pas de lumière et que j’avais
quand même envie de faire une sorte de vernissage, j’ai demandé à
Tamás SzentJóby de montrer les œuvres à la torche et de se lancer
dans une petite explication théorique au sujet du suprématisme ou
de je ne sais quoi d’autre ; le tout, bien sûr, en hongrois !».
Dans
All of the above que présentait le Palais de Tokyo du 18
octobre au 31 décembre 2011, Armleder fait coexister sur une surface
restreinte (une sorte de scène à trois niveaux) les œuvres d’une
trentaine d’artistes. L’arrangement est extrêmement dense et
anti-hiérarchique. Il s’agissait de prendre le contre-pied du
traditionnel white cube muséal qui inscrit l’œuvre dans une
sorte de vaste carcan blanc et vide en vue d'annuler les interactions
avec les autres œuvres ainsi que la présence du reste du monde. La disposition des œuvres au sein de «All of the above» dérive du souvenir d’une visite du Musée national du Caire faite par l’artiste alors qu’il n’avait
qu’une douzaine d’années. Au fur et à mesure qu’étaient
trouvés de nouveaux sarcophages, explique-t-il, on les installait
devant ceux qui étaient déjà présents ; chacun faisant ainsi
obstacle à la pleine et entière visualisation des autres. Le fait
de voir ou non ces objets importait peu et leur présence (habitée
!) dans la salle suffisait. De même, comme le dit l’artiste dans l'interview vidéo du Palais de Tokyo, une œuvre d’art exposée dans
un musée est toujours soupçonnée d’être «habitée d’une
mission, d’un propos, d’une intention. L’idée, c’était de
faire en sorte que l’on ne puisse voir les œuvres que les unes à
travers les autres, en produisant ainsi une sorte de mise en abyme
par étages qui est dans le fond un principe naturel du langage voire
même de l’intelligence».
John
Armleder en dates :
24
juin 1948 : Naissance à Genève
1969
: Fondation du groupe Écart
Eté
1969 : Armleder suit le «Mix Media Course» de John Epstein à la
Glamorgan
Summer
School (Angleterre)
1979
: Première Furniture Sculpture
1984
: «Peinture Abstraite», Ecart, Genève
2006
: «Amor Vacui, Horror Vacui», rétrospective organisée au mamco de
Genève.
2011
: «All of the above» (Carte Blanche à John Armleder (Palais de
Tokyo)
1
L’expression est de Lionel Bovier & Christophe Chérix
Nicolas Exertier, "John M Armleder, Plasticien Polymorphe" in Le Journal des Arts, n°360 (du 6 au 19 janvier 2012), page 34.
© Nicolas Exertier
Nicolas Exertier, "John M Armleder, Plasticien Polymorphe" in Le Journal des Arts, n°360 (du 6 au 19 janvier 2012), page 34.
© Nicolas Exertier