lundi 31 octobre 2022

Nicolas "X" & George "Wanking" Kebab - Halloween Dub

Enregistré et mixé au Studio 240 par Nicolas "X" (6-8 mars 2022) 

© Nicolas "X" & George "Wanking" Kebab

dimanche 11 octobre 2020

Jon Gibson - Cycles (1975)

Extrait de Jon Gibson,"Two Solo Pieces", (Chatham Square Productions, 1977)

Enregistrement live de Jon Gibson à l'orgue de Washington Square Church, New York, Avril 1975

© Jon Gibson (1975)

vendredi 26 avril 2019

"Lee "Scratch" Perry à la puissance X"

Lee « Scratch » Perry à la puissance X
par Nicolas Exertier

Du 19 avril au 2 juin 2019, le Swiss Institute (New York) présente une exposition de Lee « Scratch » Perry intitulée Mirror Master Futures Yard. L'événement est notable car c'est la toute première exposition institutionnelle1 consacrée aux œuvres visuelles de cette légende vivante de la musique jamaïcaine qui, dès 1969 avec Tackro, contribua à l'émergence du dub.

Lee "Scratch" Perry, The Death of Baphomet, 2014, Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

Lee Perry a fêté ses 83 ans le 20 mars dernier. Mais en vérité, le temps ne semble pas vraiment avoir d'emprise sur lui. Arborant cheveux et barbe rouges, il continue à travailler sans relâche. Lorsqu'il n'est pas en tournée ou en train d'enregistrer, il partage son temps entre Einsiedeln en Suisse et Negril en Jamaïque où il se consacre avec passion à la réalisation de peintures ou d'installations sculpturales. Lee « Scratch » Perry est bien conscient qu'il est urgent de se réapproprier les images. De fait, l'image est, de son point de vue, le canal privilégié de la manipulation mentale à laquelle travaille le nouvel ordre mondial. Dans un post publié sur Facebook le 24 avril 2017, il nous invite à nous méfier de toute urgence des messages subliminaux que véhiculent la plupart des films et des programmes télévisuels :

« Nous devons tous être conscients des messages subliminaux et de la programmation prédictive prenant place dans la plupart des films et des shows TV aujourd'hui ! Rendez vos enfants conscients de ça immédiatement, dès que vous le repérez. Nous devons arrêter de permettre aux élites lucifériennes qui se trouvent derrière l'industrie de l'entertainment de continuer à programmer les masses. Le nouvel ordre mondial est en train de venir plus tôt que nous le pensions et nous devons réveiller les gens ».2

Il est donc non seulement nécessaire de se méfier des images mais aussi de les reprendre en main. C'est précisément ce que à quoi Lee Perry se consacre.

Lee "Scratch" Perry - The Death of Baphomet, 2014 (détail de l'installation), Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

En fait, il faut remonter très loin dans sa carrière pour comprendre son implication dans la peinture. De nombreux témoins soutiennent qu'il a toujours été un dessinateur compulsif, prenant plaisir à investir toutes les surfaces disponibles. Dès la fin des années 70, comme le rappelle à juste titre David Katz dans sa magistrale étude biographique3, il semble même avoir par moment accordé autant (sinon plus) d'attention à la décoration de Black Ark4 qu'à la production musicale à proprement parler. S'il y eut un point de rupture, peut-être faut-il situer celui-ci après l'enregistrement de Love Thy neighbor de Ras Michael & The Sons of Negus, en 1978. Lee Perry commença alors à peindre des sentences occultes sur les murs du studio, qu'il s'empressait ensuite de raturer avec des X.5 Le X se mit ainsi à proliférer à Black Ark au point de saturer bientôt murs et objets.6 Il serait bien sûr illusoire de chercher à définir ici avec précision le pouvoir spécifique que Lee Perry entendait conférer à cette énigmatique 24ème lettre de l'alphabet.7 Je me contenterai pour ma part de notertoujours en suivant David Katz – qu'elle occupe une place prépondérante dans sa cosmogonie ésotérique. Selon Scratch, en effet, aux origines des temps, lorsque pour la première fois frappa la foudre, la terre se déchira en X.

Avec X ou sans X, en tout cas, l'acte pictural tel qu'envisagé par Lee Perry est avant tout un rituel à finalité magique. Une des œuvres présentées lors de sa première exposition à Dem Passwords en 2010 énonçait d'ailleurs clairement la couleur puisqu'elle donnait à lire ces seuls mots : « £$P Magic Spells » (£$P Sorts Magiques). Il y a dans l'attitude et dans l'art de Lee Perry quelque chose de résolument chamanique. Sur scène, il lui arrive en effet fréquemment de se livrer à d'insolites rituels, notamment avec le magic mic – un micro customisé par ses soins, débordant d'amulettes – qu'il chauffe régulièrement avec la flamme de son briquet. Que dire par ailleurs de son goût pour les miroirs circulaires dont il agrémente ses casquettes ? Au risque d'esquisser ici un parallèle hasardeux, il pourrait être intéressant de les rapprocher du Toli des chamans de Mongolie et de la République de Bouriatie: un miroir rond à la fonction magique que les chamans portent sur leurs vêtements à des fins de purification et de divination, mais aussi en tant qu'emblème de la puissance occulte mais positive dont ils sont les dépositaires. 

Lee "Scratch" Perry, MIRROR MASTER FUTURES YARD, 2019. Courtesy Swiss Institute, New York


Le style pictural de Lee Perry est brut, direct, personnel. Ses peintures et graffitis (réalisés à main levée à la bombe, au pinceau ou au marqueur dialoguent fréquemment avec des images et des objets envoyés par des fans (mais aussi bien évidemment avec des images que l'artiste a lui-même collectées), qu'il s'agisse des portraits photographiques d'Haïlé Sélassié et de Marcus Garvey, d'images pieuses ou d'images de super-héros, de stickers de flammes stylisés, de coupures de presse relatives à lui-même, à l’Égypte Ancienne ou à l'univers ; le tout étant parfois accompagné d'un symbole de paix (« ☮ ») ou d'une croix chrétienne. Les œuvres comportent même parfois des bananes, des CD (utilisés comme des réflecteurs de lumière), des miroirs, des empreintes de mains ou de pieds (sur tous les types de support) mais aussi des galets et des rochers qui cohabitent parfois avec des claviers d'ordinateur et des tapuscrits. Ceci donc, pour résumer les éléments auxquels Lee Perry nous avait jusqu'ici habitués. Mais au Swiss Institute, on assiste, semble-t-il, à une extension du type d'accessoires entrant dans la composition des œuvres, avec parmi d'autres : une statuette polychrome des singes de la sagesse, un globe terrestre, une casquette calcinée, des écrans de télé à travers lesquels Perry s'adresse à nous, etc. Il y a en outre ici des pièces très remarquables. Je pense en particulier à cette étrange sculpture composée d'un magnétophone TEAC (sans ses bandes) surmonté par un fragment d'arbre calciné lui-même coiffé par une casquette. Ce magnétophone et les éléments qui lui sont associés ne sont-ils pas d'ailleurs de purs et simples rescapés de l'incendie qui a détruit Black Ark en 1983 ? Et n'ont-ils pas pour fonction de donner corps à une expression condensée de cet épisode si souvent mentionné ? La question reste ouverte.

Lee "Scratch" Perry, God Dreams Orders, 2018. Collage, acrylique et huile en bâton sur toile. Sur piédestal : Teac (Black Ark), vers 1979-2019. Magnétophone à bandes magnétiques 4 pistes Teac A-3440, charbon de bois, casquette, stickers. Courtesy Swiss Institute, New York 
 
Pour Mirror Master Futures Yard au Swiss Institute, l'artiste a disposé rituellement à proximité de ses œuvres des rochers et des pierres collectés sur les rives de l'île de Manhattan et des cuvettes remplies d'eau du fleuve Hudson et de la Harlem river. Son intervention est donc manifestement site specific puisqu'elle prend en compte les spécificités géographiques du lieu d'exposition. Elle connecte l'œuvre aux énergies telluriques et aquatiques pour décupler symboliquement sa force.8 Et il semble que cela fonctionne puisque l'impact promis est bien là.

L'intégration de matériaux « site specific » (pierres, rochers, eau, etc.) aboutit aussi manifestement à une fusion rituelle de l’œuvre et du lieu d'exposition.9 Lee Perry utilise parfois à cet effet d'autres méthodes telles que l'intervention graphique hors cadre. C'était très nettement le cas à la Haus zur Liebe de Schaffhausen il y a quelques mois. Ses écrits et dessins outrepassaient alors délibérément les bords des supports de toiles pour se répandre sur les murs adjacents. L’œuvre et le lieu constituaient de ce fait une totalité indivisible. Le dessin, le collage ou la peinture sur toile n'apparaissait plus que comme le fragment d'un continuum susceptible de s'étendre à l'infini. Perry est un champion de ce type d'intervention hors cadre, y compris dans le champ musical. Il lui est arrivé de refuser d'enregistrer au sein d'un studio et d'exiger que l'on installe un micro à l'extérieur du bâtiment pour pouvoir enregistrer sa voix, à l'écart de toute contrainte architecturale.

Il est difficile de qualifier avec justesse le style de Lee « Scratch » Perry. De prime abord, on pourrait penser qu'il s'agit d'une sorte de néo-dadaïsme de l'ère informatique10 transfiguré par la culture rasta. Mais cette formulation est par trop réductrice. Ce qu'il semble viser, en tout cas, c'est avant tout le choc physique et spirituel maximum – comme en musique – quitte à miser pour ce faire sur la collision de données esthétiques et sémantiques hétérogènes. Il se trouve que Lee Perry réside non loin de Zurich et que, depuis peu, il n'est pas insensible au fait que Dada – cet art chérissant plus que tout les étincelles de la contradiction – soit né dans cette ville, au Cabaret Voltaire.11 Si l'on ajoute à cela le fait que Lee « Scratch » Perry est souvent surnommé Dada par ses fans, la boucle semble parfaitement bouclée.

Les flyers, coupures de presse et images diverses qu'il intègre à ses structures peintes sont en quelque sorte envisagés comme des samples. Peut-être est-ce d'ailleurs sur cette base que l'on peut mettre en évidence des liens avec sa musique. Il fut en effet un des tous premiers artistes à avoir eu recours à la technique du sampling. Dans « Doctor on the Go », par exemple, qui figure sur Revolution Dub (sorti en 1975), la voix en talk-over est un sample provenant d'une sitcom britannique intitulée Doctor in the House diffusée entre juillet 1969 et juillet 1970. Ponctuée par les rires artificiels du public, cette voix télévisuelle et désincarnée semble se déployer en l'absence de toute présence humaine au cœur d'une pièce désespérément vide, en contrepoint d'un dub hypnotique dérivant de « A long Way » de Junior Byles & The Upsetters.12

Lee "Scratch" Perry, The Death of Baphomet, 2014. Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

Il y a dans dans ses installations une sainte horreur du vide, une sorte de baroquisme destroy misant sur la sursaturation des surfaces ; ceci, au moyen de signifiants ayant un maximum d'impact, qu'il s'agisse d'invocations divines ou d'un lexique scatologique. Ce que Lee Perry révèle le plus souvent à travers son art, c'est un message christique en lutte contre les faux prophètes ; un âpre combat contre les pouvoirs occultes qui sous-tendent notre monde babylonien (en d'autres termes, selon Lee « Scratch » Perry, les Illuminati et autres groupes connexes). C'était notamment le sujet de The Death of Baphomet à Dem Passwords. Baphomet est cette idole monstrueuse (caractérisée par sa tête de bouc, sa barbiche et ses seins de femme) à laquelle les Chevaliers de l'Ordre du Temple – et plus tard les francs-maçons – furent parfois accusés d'avoir voué un culte. Des sectes sataniques actives de nos jours ont renoué avec cette adoration. Dans The Death of Baphomet, il y a des images de Baphomet la tête à l'envers mais aussi une photo de Lee Perry qui esquisse une pyramide enserrant un œil (signe des Illuminati). Il est vrai que les Illuminati sont une de ses cibles favorites. Une œuvre présentée au Swiss Institute donne à voir en son sommet trois symboles de « l'oeil omniscient » reliés par des flèches à un impératif qui ne laisse pas de place à la contestation : « Repent Now ! »

On notera en passant le goût prononcé de l'artiste pour les jeux de mots. Lee « Scratch » Perry procède souvent par dérivation homophonique, presque à la manière d'un psychanalyste lacanien.13 Ces jeux sur la langue lui permettent de déceler des effets de sens cachés, ou si l'on préfère des signifiés sous-jacents à une phrase ou à une situation donnée qui auront pour particularité d'orienter ensuite son action. Parmi les œuvres présentées lors de l'exposition Secret Education à Dem Passwords, par exemple, il en était une à la surface de laquelle on pouvait lire : King$tone$. Ce mot rappelait un épisode inaugural de la vie de "Scratch" que rapporte justement David Katz dans People Funny Boy. Lorsqu'il était jeune, en effet, Lee Perry travaillait parfois sur un chantier à Negril, aux commandes d'un caterpillar jaune. L'entrechoquement des pierres fit un jour surgir en son esprit les mots « King's stone ». Autrement dit, la « pierre du roi » et par ricochet le nom de la capitale jamaïcaine. Cette pensée le conduisit à s'installer à Kingston et son destin fut comme scellé par ce qui aurait pu semblé n'être qu'un un aléa linguistique.14

Lee "Scratch" Perry, oeuvre présentée dans le cadre de l'exposition Secret Education, 2010. Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California
 
Il est évident qu'il y en sa personne une forte dose d'excentricité qui n'aurait pas déplu aux dadaïstes. De fait, son look mise délibérément sur une forme d'ultra-singularisation.15 Ses magic boots et ses couvre-chefs, par exemple, cristallisent une part non-négligeable de sa créativité : il porte tour à tour des couronnes royales, des coiffes amérindiennes, des casquettes customisées à outrance16, le chapeau haut-de-forme de l'Oncle Sam ou même en certaines occurrences un fragment de boule à facettes. Ce look équivaut à un refus catégorique du conformisme ambiant. Il résiste en effet à ce mécanisme insidieux faisant toujours plus de victimes : l'orthodoxie vestimentaire qui transforme chacun d'entre nous en zombie au service du Système. On a pu dire que Lee « Scratch » Perry était fou. Il ne l'est absolument pas, même s'il prend plaisir à chanter avec une pointe de provocation « I am a madman ». En vérité, il est tout simplement un modèle d'excentricité dans tous les aspects de son art et de sa personnalité. Il sera sans doute nécessaire aux générations futures de s'en inspirer pour ne pas étouffer sous l'emprise de la « conformité conforme » qu'on essaie de nous vendre tous les jours sur internet ou à la télé. Au nombre des excentricités « experrymentales » de l'artiste, mentionnons ici quelques célèbres anecdotes : en 1974, Lee Perry avait pour habitude de dormir dans un cercueil. Un peu plus tard, il se mit à souffler la fumée de ses spliffs sur les bandes magnétiques qu'il enregistrait à Black Ark pour les imprégner de vibrations positives et à enterrer ses bandes dans le jardin, comme pour permettre à celles-ci de prendre racine. Roots Music oblige, bien sûr.

Lee "Scratch" Perry, The Death of Baphomet, 2014 (détail de l'installation). Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

Devant toute cette singularité exubérante, nous risquerons-nous à dire que Lee Perry est un Jamaican E.T.17 ?  Pas du tout : pour la simple et bonne raison que les convictions de Lee Perry à propos des aliens ont bien changé. Il y a quelques années, il semblait vraiment passionné par les affaires extraterrestres. L'album Panic in Babylon, par exemple, paru en 2004, faisait usage de quelques samples extraits de la bande enregistrée par le colonel Halt en décembre 1980 lors de la fameuse apparition d'ovni de la forêt de Rendlesham. Mais désormais Lee Perry doute. Il ne veut plus croire aux aliens ou plutôt, il préfère les envisager autrement. A l'en croire, il ne s'agirait nullement de visiteurs venus d'une autre planète mais d'anges déchus. On comprend mieux dès lors qu'il ait choisi d'attaquer avec véhémence à la peinture jaune le petit alien en plastique présent dans The Death of Baphomet. Lee « Scratch » Perry n'est donc en aucun cas un « Jamaican E.T ». mais bien plutôt un des plus grands artistes de notre époque. Tout simplement.

Lee "Scratch" Perry, The Death of Baphomet, 2014 (détail). Courtesy Dem Passwords Gallery, Santa Paula, California

1 Au cours de la dernière décennie, Lee « Scratch » Perry a réalisé quatre expositions à Dem Passwords (une galerie californienne basée à Santa Paula, fondée en 2010 par Ethan Higbee and Sebastian Demian) :
- Secret Education. (13 novembre-11 décembre 2010).
- Repent Americans (20 avril -15 juin 2013).
- The death of Baphomet (29 août -11 octobre 2014)
- Judgement Repentance God Order (16 juin-30 juillet 2016)
Plus récemment, il a également présenté son travail lors d'une exposition à la Haus zur Liebe de Schaffhausen (8 décembre 2018-13 janvier 2019). Le curator de cette exposition était Lorenzo Bernet (à qui l'on doit également l'exposition du Swiss Institute).

2 « WE ALL NEED TO BE AWARE OF THE SUBLIMINAL MESSAGES AND PREDICTIVE PROGRAMMING TAKING PLACE IN MOST MOVIES AND TV SHOWS TODAY! MAKE YOUR CHILDREN AWARE OF IT RIGHT AWAY AS SOON AS YOU SPOT IT!
WE HAVE TO STOP ALLOWING THE LUCIFERIAN ELITES BEHIND THE ENTERTAINMENT INDUSTRY TO KEEP PROGRAMMING THE MASSES. THE NEW WORLD ORDER IS COMING SOONER THAN WE THINK AND WE NEED TO WAKE PEOPLE UP!
WHO IS WITH ME?
GOD BLESS YOU ALL IN JESUS NAME ❤️ LOVE £$P ORDER » (Post Facebook du 24 avril 2017)

3 David Katz, Lee « Scratch » Perry, People Funny Boy, (trad. Jérémie Kroubo Dagnini), Ed. Camion Blanc, 2012. Ce livre de près de 1000 pages est incontestablement un ouvrage de référence. Le texte de David Katz est précis, intelligent, extrêmement riche en analyses, témoignages et anecdotes. Je ne saurais assez en recommander la lecture. Dans le présent texte, je m'en inspire beaucoup.

4 En 1974, Lee « Scratch » Perry crée dans la cour de sa maison de Cardiff Crescent (Kingston) le studio Black Ark où le dub connut ses plus belles heures. Ici naquit un son (caractérisé par de mythiques basses profondes) transfiguré par l'utilisation d'un phaser Mutron, une reverb à ressort Grampian ainsi que par un Space-Echo Roland. Bien sûr, l'inventaire du matériel utilisé ne dit absolument rien de la magie effective du son produit.

5 Dans le même temps, il commença à jeter tous les équipements du studio sur lesquels figurait la lettre R ; cette lettre trahissant à ses yeux la présence secrète et tenace de Rome.

6 Scratch envisageait-il cette lettre, ainsi que l'ont pensé certains, comme une croix réduite à sa plus simple expression dont la fonction était d'empêcher Satan de prendre possession de tel ou tel objet ? Le X ne répondait-il pas plutôt à la nécessité de faire table rase ; ce X étant alors envisagé comme une rature, un contre-signe susceptible d'annuler l'effet de tous les signes antérieurement produits ? (Se souvenir ici de l'anecdote rapportée par Emch Subatomic. Ce dernier indique que Lee aime pratiquer la table rase en effaçant parfois sans crier gare les morceaux sur lesquels Emch travaille, comme pour le forcer à se réinventer). Mais en vérité l'interprétation du X reste ouverte. S'agissait-il du X en tant que signe de l'inconnu mathématique ? Ou bien du rayon X qui semble si bien correspondre au dub, genre musical dont tout l'efficace consiste en quelque sorte à radiographier un morceau pour n'en conserver que le squelette (basse-batterie) ?

7 Il pourrait être tentant comparer le X de Perry avec le X d'Antoni Tàpies. Dans les peintures de ce dernier, la lettre X est en effet récurrente. Lorsqu'on l'interrogeait à ce sujet, Tàpies justifiait la chose en plaisantant : « le X de Marx, peut-être. »

8 Cela m'évoque l'intervention de Joseph Beuys à la Biennale de Venise de 1976. Pour son installation intitulée Straßenbahnhaltestelle, en effet, Beuys avait fait réaliser au sein du Pavillon Allemand, un trou de forage d'une profondeur de vingt et un mètres qui « rencontrait, neuf mètres au dessous du sol, l'eau de la lagune, avant de rejoindre presque à son extrémité, la terre ferme » (Jean-Philippe Antoine). Une barre coudée émergeait du trou circulaire. A celle-ci étaient accrochés bout à bout vingt et une tiges de fer qui « plongeaient tel un fil à plomb dans les eaux souterraines ». L'installation étaient ainsi connectés à l'eau et au sol de la lagune. Sur ces questions, on se reportera au texte de Jean-Philippe Antoine, « « Je ne travaille pas avec des symboles » (Expérience et construction du souvenir dans l'oeuvre de Jospeh Beuys) », Les Cahiers du Musée National d'Art Moderne, n°58, hiver 1996, Paris, Centre Pompidou, pp.51-73

9 Ces pierres ont également pour l'artiste des vertus protectrices. «Les pierres me protègent, je suis dépendant des pierres. Regardez, tous ces petits cailloux, je les ai ramassés lors de ma dernière tournée aux Etats-Unis » (propos de Lee Perry rapporté par Arnaud Robert dans son texte « Lee « Scratch » Perry, dans la maison 
du pyromane », (Le Temps, vendredi 16 septembre 2016). Ce texte est consultable en ligne à l'adresse suivante : https://www.letemps.ch/culture/lee-scratch-perry-maison-pyromane

10 Voir par exemple le portrait pixelisé de sa majesté l'Empereur Haïlé Sélassié dans l'exposition du Swiss Institute mais aussi les claviers d'ordinateur présents dans certaines œuvres montrées à la Haus zur Liebe de Schaffhausen.

11 Certaines de ces œuvres pourraient s'inscrire plus aisément dans la lointaine descendance du dadaïsme berlinois (plutôt que du dadaïsme zurichois) en raison de l'utilisation de coupures de presse se rapportant à l'artiste lui-même. Cette stratégie autobiographique me fait par exemple penser à Johannes Baader qui avait précisément pour habitude d'utiliser massivement dans ses œuvres des photos et des imprimés le concernant. (Voir par exemple Reklame für Mich (1919-1920)). Le lien paraît plus manifeste encore lorsque l'on remarque que dans les œuvres de Lee Perry, la dimension autobiographique fusionne avec une imagerie christique. Voir par exemple telle œuvre (réalisée en collaboration avec Peter Harris) montrant Lee Perry en croix portant une coiffe amérindienne. Cette image semble être une incarnation de Pipecock Jackxon, « le nouveau nom, semble-t-il, que le producteur donnait au Tout-Puissant, mais également celui du nouveau personnage étonnamment excessif dans la peau duquel il s'était glissé » (David Katz). Un parallèle est là aussi possible avec Baader qui, dans ses « Quatorze lettres adressées au Christ » (1914), se présente comme la réincarnation de Jésus. Dans l'art de Perry, le Christ prend en outre parfois des formes étranges. Pour l'exposition intitulée American Repent à Dem Passwords, par exemple, des marteaux étaient dessinés au mur, juste au dessus des cadres. Sur l'un d'entre eux, il était écrit « Jesus ». On se souviendra ici que dans le système de Perry, Jésus est parfois nommé « Jesse le Marteau ».

12 Voir David Katz, Lee « Scratch » Perry, People Funny Boy, op.cit. pp. 444-445.

13 Il chante d'ailleurs « I am Psychiatrist » dans l'album Panic in Babylon.

14 Dans cette œuvre, Perry semble en outre rejeter avec une certaine véhémence le R&B en le ceinturant d'un champ lexical scatologique. Il faut également noter que le titre de l'exposition initialement proposé par Lee Perry est fondé sur une autre dérivation homophonique : « Sea-cret Education ». Voir à ce sujet le projet d'exposition proposé par Lee Perry dans les lettres adressées à l'équipe de Dem Passwords.

15 Cette singularisation fait de Lee Perry un personnage de la pop culture. Une figurine à son effigie a d'ailleurs été produite par Presspop Toy en 2012.

16 Ses casquettes sont sursaturées d'iconographie christique et rastafarienne. Ces deux dimensions constituent d'ailleurs une seule et même réalité. Pour parler du Christ, Lee Perry parle d'ailleurs parfois de Jah Christafari. Une part conséquente des éléments iconographiques déployés par ces casquettes est là aussi composée de cadeaux donnés par des fans. Leur agencement semble donner corps à une sorte de « subtext » protecteur. Ces éléments sont disposés selon une logique spécifique et jouent d'un symbolisme énigmatique. Chaque élément travaille à renvoyer à un autre, puis à un autre, et encore un autre et ainsi de suite dans un tourbillon sémantique sans fin. Ce jeu de renvoi est d'ailleurs métaphorisé par la présence de miroirs collés qui captent la lumière et renvoient celle-ci, symboliquement transformée, vers le monde. Il faudrait parler ici longuement du jeu de Perry avec les miroirs, de sa dialectique retorse de la révélation et de l'aveuglement. Est-ce une sorte de message morse solaire au rythme calculé ? L'intérieur de ces casquettes est parfois tapissé de billets de banque. Faut-il voir dans tous ces accessoires les indices d'un lien persistant avec l'Inspecteur Gadget (évoqué à travers From the Secret Laboratory (1990) et dans Panic in Babylon (2004)) ?

17 Jamaican E.T. est le titre d'un album de Lee « Scratch » Perry paru en 2002. Il fut récompensé par un Grammy Award en 2003.

© Nicolas Exertier (2019)

vendredi 3 août 2018

John M Armleder, Plasticien Polymorphe

ALL OF THE ABOVE / CARTE BLANCHE A JOHN M ARMLEDER, PALAIS DE TOKYO (2012) / WALLACE BERMAN, TROY BRAUNTUCH, VALENTIN CARRON, DELPHINE COINDET, GUY DE COINTET, BRUCE CONNER, PHILIPPE DECRAUZAT, EMILIE DING, SYLVIE FLEURY, POUL GERNES, FABRICE GYGI, SCOTT KING, STÉPHANE KROPF, ALIX LAMBERT, BERTRAND LAVIER, ROBERT LONGO, ALLAN McCOLLUM, MATHIEU MERCIER, JOHN MILLER, OLIVIER MOSSET, PETER NAGY, STEVEN PARRINO, MAI-THU PERRET, WALTER ROBINSON, GERWALD ROCKENSCHAUB, PETER SCHUYFF, JIM SHAW, LAURIE SIMMONS, MICHAEL SMITH, BLAIR THURMAN, JOHN TREMBLAY, XAVIER VEILHAN.

L’art contemporain produit parfois des silhouettes fameuses, des physiques singuliers et inoubliables. Il y eut Joseph Beuys par exemple. Comment pourrait-on oublier, outre son oeuvre, la silhouette générale de l’individu, sa veste de pêcheur, ses éternels jeans et ses chapeaux en feutre ? Il y eut également Wolf Vostell, avec ses cigares, ses toques en fourrure, sa coiffure évoquant plus ou moins le «peot» hébraïque, ses bagues et ses montres ostentatoires. Autant de singularités absolues et inimitables revendiquées comme modèles par la jeune génération. Au registre des personnalités ultra-charismatiques de l’art présent, il faut citer John M Armleder. Sa tenue est certes des plus sobres (costume, gilet et cravate de rigueur) mais elle est contrebalancée par une longue tresse, contrepoint Fluxus à chacun de ses faits et gestes. Critiques et journalistes ont souvent parlé du dandysme de John M Armleder. Mais l’artiste récuse ce qualificatif. En fait, son «look» est un peu à l’image de son œuvre. Il est sous-tendu par un sens indéniable de l’exactitude formelle mais il est simultanément travaillé (via cette tresse) par un état d’esprit plein de malice et de douce anarchie. L’exposition que lui a consacré le mamco à Genève en 2006 (Amor Vacui, Horror Vacui) était tout fait caractéristique. Elle s’amorçait sur le modèle d’une exposition classique, pseudo-linéaire puis se déstructurait graduellement au fur et à mesure de la descente aux étages inférieurs jusqu’au chaos des salles finales. 
L'influence Fluxus 
L’artiste est chaleureux, facilement accessible. Il plaisante souvent, minimise la portée de son art et prend toujours un malin plaisir à en contester la consistance sémantique. Mais il suffit de quelques secondes avec lui pour constater que sa perspicacité pratique et théorique (sur son art, comme sur celui des autres) est exemplaire. Si j’ai évoqué deux artistes un temps affiliés à Fluxus en préambule, c’est aussi et surtout parce que John Armleder a commencé à travailler à la fin des années 60 dans une veine Fluxus. En 1968, il s’inscrit d’ailleurs à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf pour pouvoir suivre les cours de Joseph Beuys. Il ne pourra hélas mener son projet à bien car, refusant d’accomplir ses obligations militaires, il se voit condamné à une incarcération de sept mois à Genève. Quelques années plus tard, il parlera à Beuys de ce premier rendez-vous manqué. Il lui confiera même en plaisantant qu’il a eu le temps d’étudier à loisir son esthétique en prison ; lieu où dominent le gris et le brun chers au maître allemand. Il paraît que la boutade n’a guère fait rire Beuys mais que Warhol s’en est par la suite délecté.
La naissance d’Écart
En fait, l’intérêt d’Armleder pour l’art remonte à l’enfance. Il découvre très tôt l’oeuvre de John Cage et se prend de passion pour Joseph Cornell. «Quand j’étais tout jeune, j’ai cherché à faire une monographie sur Joseph Cornell. J’ai eu la chance de le rencontrer. Et je dois dire que c’est quelqu’un qui m’a fait une forte impression. Mais les choses ont un peu traîné et finalement je n’ai pas fait cette monographie. Entre-temps, il y en a eu d’autres et j’ai estimé que mon travail n’était pas si nécessaire que ça".
 
Endre Tót, TÓTalJOYS (1975-76)

En 1969, il fonde avec Patrick Lucchini et Claude Rychner le groupe Écart et s’investit avec eux dans «l’irrésolution commune d’un engagement équivoque». Il organise des happenings et des performances, présente des environnements et du cinéma expérimental. Le groupe fonde une galerie éponyme en décembre 1972, au 6 rue Plantamour à Genève. C’est par son intermédiaire que Genève va voir affluer une part importante de l’avant-garde de l’Europe de l’Ouest et de l’Est ainsi que des Etats-Unis. Une série de Street Actions (TÓTalJOYS, 1975-1976) de l’artiste hongrois Endre Tót, réalisée avec la complicité des membres du groupe Écart, résume bien l’état d’esprit de ces «activistes de l’inutile».1 On voit Tót portant des pancartes sur lesquelles on peut lire : «I am glad if I can hold this». A travers le recours au hasard comme par son attitude détachée, Armleder paraît à cette époque feindre un certain «désœuvrement» (comme le dit Christian Besson). A la Biennale de Paris en 1975, il limite à peu de choses près ses activités à la préparation du thé ; une cérémonie du quotidien qu’annonce un slogan retentissant : «John ArmlederactivitynothingperformanceInfusion-diffusion».

Furniture Sculptures

John M Armleder, Furniture Sculpture 201 (1988) avec Kent Senatore, acrylique sur toile, trois planches de surf, 235 x 1050 x 50 cm, toile 160 x 328 cm

En 1979, il initie la série des Furniture Sculptures. Ces œuvres devancent l’essor de la Neo Geo américaine et le feront accéder à un succès international jamais démenti jusqu’à nos jours. Elles revisitent, non sans humour, les multiples styles abstraits qui ont jalonné l’histoire du XXème siècle en les associant à des meubles, des guitares électriques, des surfs, des stores, des éléments destinés à la "customisation" des voitures, des éléments de décoration de toutes sortes, etc. dans une logique toujours plus intégrative. Les Furniture Sculptures semblent ainsi mettre en scène la «normalisation» de l’abstraction historique, sa dissolution dans le décor, sa captation par le mobilier. Certains critiques ont soupçonné l’artiste de cynisme en arguant qu’il prenait un malin plaisir à constater la faillite des idéaux modernes. En réalité, cette accusation ne tient pas car rien n’interdit de faire une lecture diamétralement inverse des mêmes œuvres : l’abstraction venant en quelque sorte libérer les objets en les arrachant à leur pesanteur ordinaire.
Il suffit parfois de tapis roulants pour évoquer les enjeux transcendantaux de la peinture de Barnett Newman ou bien de rideaux à lanières anti-mouches pour faire allusion aux Stripe paintings de Morris Louis, quitte à en ternir par l’humour quelque peu le mythe. Certaines Furniture Sculptures semblent nous faire pénétrer par effraction dans un univers privé. En 1980, Armleder renforça d’ailleurs incidemment cette impression en présentant ses œuvres dans un appartement situé au premier étage d’un immeuble de la rue Vignier à Genève. Les peintures n’étaient visibles qu’à la lampe de poche ; le dispositif d’exposition transformant en quelque sorte le regardeur en cambrioleur. «La galerie de Marika Malacorda, explique l’artiste, utilisait comme dépôt un ancien appartement dans un immeuble désaffecté et, pour cette exposition, le propriétaire avait mis à notre disposition certains appartements du même immeuble. Ils n’avaient pas rétabli l’électricité, d’où la nécessité initiale des lampes de poche ! Quelques heures avant le vernissage, j’ai réalisé là-bas des peintures murales para-suprématistes avec de la peinture blanche au scotch mais, en enlevant les scotchs, j’ai malencontreusement arraché une partie de la tapisserie. Comme il n’y avait pas de lumière et que j’avais quand même envie de faire une sorte de vernissage, j’ai demandé à Tamás SzentJóby de montrer les œuvres à la torche et de se lancer dans une petite explication théorique au sujet du suprématisme ou de je ne sais quoi d’autre ; le tout, bien sûr, en hongrois !».
Dans All of the above que présentait le Palais de Tokyo du 18 octobre au 31 décembre 2011, Armleder fait coexister sur une surface restreinte (une sorte de scène à trois niveaux) les œuvres d’une trentaine d’artistes. L’arrangement est extrêmement dense et anti-hiérarchique. Il s’agissait de prendre le contre-pied du traditionnel white cube muséal qui inscrit l’œuvre dans une sorte de vaste carcan blanc et vide en vue d'annuler les interactions avec les autres œuvres ainsi que la présence du reste du monde. La disposition des œuvres au sein de «All of the above» dérive du souvenir d’une visite du Musée national du Caire faite par l’artiste alors qu’il n’avait qu’une douzaine d’années. Au fur et à mesure qu’étaient trouvés de nouveaux sarcophages, explique-t-il, on les installait devant ceux qui étaient déjà présents ; chacun faisant ainsi obstacle à la pleine et entière visualisation des autres. Le fait de voir ou non ces objets importait peu et leur présence (habitée !) dans la salle suffisait. De même, comme le dit l’artiste dans l'interview vidéo du Palais de Tokyo, une œuvre d’art exposée dans un musée est toujours soupçonnée d’être «habitée d’une mission, d’un propos, d’une intention. L’idée, c’était de faire en sorte que l’on ne puisse voir les œuvres que les unes à travers les autres, en produisant ainsi une sorte de mise en abyme par étages qui est dans le fond un principe naturel du langage voire même de l’intelligence».
John Armleder en dates :
24 juin 1948 : Naissance à Genève
1969 : Fondation du groupe Écart
Eté 1969 : Armleder suit le «Mix Media Course» de John Epstein à la Glamorgan
Summer School (Angleterre)
1979 : Première Furniture Sculpture
1984 : «Peinture Abstraite», Ecart, Genève
2006 : «Amor Vacui, Horror Vacui», rétrospective organisée au mamco de Genève.
2011 : «All of the above» (Carte Blanche à John Armleder (Palais de Tokyo)
1 L’expression est de Lionel Bovier & Christophe Chérix

Nicolas Exertier, "John M Armleder, Plasticien Polymorphe" in Le Journal des Arts, n°360 (du 6 au 19 janvier 2012), page 34.
  
© Nicolas Exertier

dimanche 8 juillet 2018

L'inertie domiciliaire (Bernhard Martin @ Spencer Brownstone Gallery, New York, 2000)

Bernhard Martin, vue générale de l'exposition à la Spencer Brownstone Gallery, New York (2000) 
© Spencer Brownstone Gallery
 « Je n’ai vraiment l’impression que je suis libre que lorsque je suis enfermé. Lorsque je fais tourner la clef ce n’est pas moi qui suis bouclé ce sont les autres que j’enferme. 
Sacha Guitry, Un soir quand on est seul, Plon
 
Notre vie future sera-t-elle placée sous le signe d’une claustration librement consentie? Par le biais d'internet, tout arrive désormais à domicile sans qu’il soit nécessaire de sortir et l’on doit bien reconnaître que les médias audiovisuels (qualifiés à juste titre de « véhicules statiques » par Paul Virilio) font toujours davantage office de « substituts à nos déplacements physiques ». Une menace semble ainsi peser à court terme sur la vie de tous : « l’inertie domiciliaire ». Et cela d’autant plus que nos appartements seront sans doute toujours plus encombrés par des accessoires nous permettant de faire du surplace : le home-trainer, les installations domotiques, les télécommandes à fonctions multiples, etc.
En 2000 à la galerie Spencer Brownstone, Bernhard Martin a présenté trois armoires aménagées de taille modeste qui traduisaient de manière hyperbolique l’enfermement volontaire vers lequel nous paraissons nous acheminer. Ces armoires semblaient d'une simplicité toute minimale lorsque leurs portes étaient closes. Mais chacune d’elles abritait un environnement - une crypto-installation pourrait-on dire - en totale contradiction avec cette sobriété apparente : une boîte de nuit, une plage privée, un club de strip-tease à l’ambiance tamisée.
 
Bernhard Martin, Single Disco - Whisperclub, (vue avec les portes fermées) 1999, Mixed Media, 220 x 95 x 95 cm   
© Spencer Brownstone Gallery

Single Disco – Whisperclub (la boîte de nuit acquise par le FRAC Bourgogne) devrait ainsi, si l’on en croit Bernhard Martin, permettre au noctambule le plus invétéré de ne plus quitter son domicile. Aucun accessoire ne manque à l’appel : le dancefloor lumineux, la boule à facettes, les enceintes diffusant en permanence une musique pulsée qui devrait ravir les clubbers.1 On aurait tort de voir dans ce type d’œuvres une plaisanterie gratuite. Martin se contente en fait de mettre en évidence (avec une pointe d’ironie, certes) ce qui est en train de se jouer sous nos yeux. Des gadgets répondant à une finalité voisine ont en effet été distillés dès les années 90 par l’industrie japonaise tel le Bo. Do. Kahn, ce coussin vibratoire qui, fonctionnant en association avec un walkman, permettait de ressentir physiquement les vibes (comme en discothèque) sans sortir ni déranger les voisins.2 De même la lampe à UV (présente dans Private Beach) est devenue graduellement un classique des intérieurs domestiques. 

Bernhard Martin, Single Disco - Whisperclub, 1999, Mixed Media, 220 x 95 x 95 cm
© Spencer Brownstone Gallery
Ce qui est à proprement parler stupéfiant, c’est le nombre de meubles et d’accessoires que Martin parvient à faire rentrer dans ses armoires (pourtant exiguës) sans jamais produire le moindre effet de saturation spatiale. Pour son King’s Corner, par exemple, il réussit à faire tenir dans un espace de 3 mètres de long sur 95 centimètres de profondeur un podium pour gogo-danseuse, un bar, et un coin canapé tout en réservant un couloir central permettant la libre circulation. Parfois, la peinture vient seconder les objets ready-made afin d’agrandir optiquement l’espace réel. C’est le cas notamment pour Private Beach dont le fond peint dans une facture très schématique donne un ancrage pittoresque à l’ensemble sans pour autant verser dans le trompe-l’œil. 

Bernhard Martin, King's Corner (2000), Mixed Media, 220 x 300 x 95 cm 
© Spencer Brownstone Gallery
 
Optimisation de l’espace, obsession du rangement, volonté de se soustraire à la société de consommation et du spectacle en restant chez soi  : autant d’éléments qui pourraient donner à penser que les armoires de Bernhard Martin parodient les micro-utopies (florissantes au début des années 90) qui ont souvent dérivé vers une stratégie de repli individualiste. Pensons par exemple aux Living Units proposées par Andrea Zittel. Du haut de leur 4 mètres carrés, ces dernières sont elles-vraiment d’un confort supérieur à celui qu’offre un simple placard ? Il y a lieu d’en douter. Martin semble ainsi calquer sa stratégie critique sur celle des auteurs de science-fiction, genre où deux points de vue (deux faces d’une même médaille) s’affrontent classiquement : celui des utopistes et des contre-utopistes. Si l’utopiste croit fermement en la cité idéale et parfaite du futur, le contre-utopiste estime quant à lui que « l’avenir est sombre, plein de menaces, [que] le monde de demain sera invivable et terrifiant : l’homme y est écrasé par la technique, par l’Etat, par le conformisme de l’époque avec cette nuance importante qui distingue la contre-utopie de l’anticipation simplement pessimiste, que c’est au nom du bonheur de l’homme qu’on l’étouffe ».3 
Martin réalise également des soft sculptures qui ont valeur d’emblème de cette vie nouvelle d’inertie à domicile. Sa playstation-canapé et sa télécommande repose-pied dénoncent discrètement le mythe de l’interactivité. Si la mollesse était pour Oldenburg un moyen d’humaniser l’objet, elle est manifestement pour Martin un moyen d’en montrer la part passive et l’inanité. 
Le Pop Art des Sixties célébrait l’avènement d’une nouvelle culture populaire liant chacun à tous ; Martin montre au contraire à travers ces installations un lien social qui s’étiole. Mais cette désagrégation du tissu social est-elle vraiment un mal ? Constitue-t-elle vraiment une menace ? Et ne faut-il pas au contraire penser avec Robert Filliou que l’ordre social idéal tient dans « la solitude heureuse de chaque être humain » ? La question reste ouverte.

Notes : 
1 Lorsque ses portes sont fermées, l’armoire parfaitement insonorisée ne laisse entendre que les basses assourdies. L'aspect général de l’œuvre semble alors très sobre et diffère notablement des peintures auxquelles Martin nous a habitués. D'ordinaire, en effet, l'artiste (né à Hanovre en 1966) montre des huiles sur toile à la spatialité complexe au sein desquelles les références stylistiques les plus hétérogènes se télescopent.

2 Cf. Paul Virilio, L’inertie Polaire, Paris, Christian Bourgois, 1994, p. 35 

3 Jacques Van Herp, Panorama de la Science-Fiction, Bruxelles, Lefrancq, 1996, p. 187.

© Nicolas Exertier (novembre 2001) 

dimanche 15 janvier 2017

"Où sont les sauces ?" (Entretien avec John Armleder)

John Armleder, Chez Quartier, Genève, 25 novembre 2014, © Nicolas Exertier
Nicolas Exertier : Peux-tu m'apporter quelques lumières sur le titre de l'exposition du Consortium? [John M Armleder Où sont les Sauces ? 18 octobre 2014 — 11 janvier 2015]  Vers quoi voulais-tu orienter notre interprétation ?

John Armleder : Je ne cherche jamais à orienter l'interprétation. Il m'arrive de prendre appui sur des éléments autobiographiques même si cette dimension m'ennuie un peu. « Où sont les sauces ? » : c'est la première chose que j'ai vraisemblablement dite à mon fils en le voyant arriver dans ma chambre à l'hôpital lorsque je revenais d'une autre planète. Il me semble en effet que je me suis exclamé : « où sont les sauces ? ». C'est donc une autocitation hautement énigmatique. Je ne sais pas très bien à quoi je pensais quand j'ai dit ça. Après, je lui ai dit : « comment vont tes parents ? » Mais en fait, je pense que je voulais dire : « comment va ta mère ? » Je pense d'ailleurs que c'est Mai-Thu [Perret] qui est arrivé à lire sur mes lèvres ce que je disais. Par la suite, on a reparlé de temps en temps de cette phrase. Peut-être que j'ai toujours pensé que c'était un titre d'exposition parfait. En parlant avec Stéphanie Moisdon, il m'a semblé que c'était un titre parfaitement approprié. Mais ça ne veut à proprement parler rien dire. Ce n'est pas un programme.

NE : Tu as souvent fait usage de métaphores culinaires pour parler d'art, n'est-ce pas ?

JA : Tout à fait. Les mille-feuilles, les aspics et ce genre de choses reviennent souvent dans mes propos. Et les sauces aussi ! Ça semblait sans doute approprié pour cette raison mais aussi parce qu'il y a là une incitation à la fausse route. La fausse indication est quelque chose que j'aime bien. C'est la raison pour laquelle j'utilise désormais avec plaisir les titres après n'en avoir pas mis pendant des années. Les titres suggèrent une voix indépendante de moi. D'ailleurs, on est bien obligé de reconnaître que l’œuvre elle-même produit exactement le même effet...

NE : Elle est une sorte de voix autonome, presque fantomatique et sans ancrage.

JA : Oui. On attribue trop facilement à l'artiste des intentions qui, la plupart du temps, le dépassent totalement. Généralement, il n'est plus là pour confirmer ou réfuter une interprétation ou pire, même lorsqu'il est vivant, il n'en est tout simplement pas capable. Face à une œuvre, on invente chaque fois une histoire. L’œuvre, dans le fond, sert à ça. Elle sert de prétexte à l'invention du regardeur. Mais c'est un peu duchampien, cette histoire. Quoiqu'il en soit, il semble difficile de se soustraire à ce mécanisme. De toute façon, titre ou pas titre, on n'échappe à rien. Mais on peut également dire l'inverse : on échappe à tout parce qu'à partir du moment où on choisit un titre, on met nécessairement de côté toutes les autres évocations possibles. Donc, « Où sont les sauces ? » tombait bien.

NE : Cet aspect « fausse piste », ce renoncement concernant la signification allait un peu dans le sens du graffiti que tu avais placé il y a quelques années au mamco à l'entrée de ton exposition : « Oh ! et puis non ».

JA : C'était au départ un graffiti qui se trouvait non loin d'ici. A l'époque, je vivais avec Sylvie Fleury à la Villa Magica et en descendant, on tombait toujours sur ce graffiti assez grand  : « Oh ! et puis non ». Ça m'intriguait énormément. A chaque fois, je me disais : « pourquoi quelqu'un se donne-t-il la peine d'écrire un renoncement en quelque sorte auquel il ne renonce pas complètement puisqu'il tatoue malgré tout une façade avec ce message ?" J'ai repris ce graffiti au dernier étage du mamco qui était soit le début soit la fin de l'exposition selon le sens de visite choisi par le visiteur. Ce sont des faux programmes, en fait.

NE : D'accord. Je pensais qu'on pouvait établir un lien même si « Oh ! et puis non » n'était certes pas le titre de l'exposition.

JA : Oui, oui absolument. Tu as raison. Il y a sans doute un lien.

NE : Qu'en est-il de la sélection des œuvres que tu as présentées au Consortium ? Comment as-tu procédé ?

JA : L'occasion fait le larron. C'est toujours un peu comme ça. L'occasion dépend par exemple de la disponibilité des œuvres au moment où doit avoir lieu l'exposition, de l'espace utilisable et du budget qui permet d'assembler les pièces. Dans le cas de « Où sont les sauces ? », il y avait aussi une autre contrainte : ça ne devait pas être une exposition avec des œuvres nouvelles. Il s'agissait de rassembler un certain nombre d’œuvres qui étaient en principe sur place et qui, en plus de ça, avaient été au préalable déjà exploitées. Ce qui a incité Stéphanie à faire cette exposition, c'était une pièce (Apparences Confuses) qui était dans l'exposition que j'ai faite à l'ELAC à Renens. Cette œuvre est composée de six peintures reliées les unes aux autres par des rideaux de filaments argentés, ce qui lui donne un aspect assez monumental. Les peintures ont été faites à plat avec ce que j'appelle des flaques, des puddles. Au départ, ce n'était que cela. Je les avais réalisées à Lausanne et Stéphanie, qui enseigne là-bas a pensé : « oh ! », « Oh ! et puis oui », « Pourquoi ne pas les exposer au Consortium » ? On devait le faire l'année prochaine. Et le Consortium étant le Consortium, ils m'ont dit qu'il pourrait être intéressant de faire une exposition beaucoup plus grande. De là, est parti le projet d'exposition. Et c'est peut-être aussi pour ça que l'exposition est sous-tendue par une orientation très picturale. Mais peut-être est-ce aussi parce que ces derniers temps, j'ai fait beaucoup d'expositions comme ça, à vrai dire. Les deux expositions dont je t'ai donné les cartons d'invitation, (c'est-à-dire celle de Brooklyn et celle de Bruxelles) sont très picturales également. En ce qui concerne Bruxelles, ce ne sont que des peintures de la famille des Puddles. Il y a certes une peinture murale aussi. Mais à l'exception de cette dernière, il ne s'agit que de peintures faites à plat. A Brooklyn, il s'agit essentiellement de peintures, également. Devant l'une d'entre elles, j'ai placé des chaises, ce qui tend à la transformer en Furniture Sculpture.
John M Armleder – Apparences confuses II à VII (g. à d.), médias mixtes sur toiles, 280x200 cm. Courtoise Galerie Andrea Caratsch
 NE : Les Puddle Paintings sont produites selon le même mode opératoire que les Pour Paintings ?

JA : Oui, la seule différence tient au fait que ces peintures sont peintes à plat. Il y a une surcharge de couleurs. Ce sont des inondations. Je les appelais d'ailleurs explicitement Inondations dans les années 80. Comme pour les Pour Paintings, j'utilise des peintures qui ne sont pas forcément miscibles et qui vont réagir. Dans les Puddles, la réaction chimique est sans doute plus vive car la peinture stagne au lieu de s'écouler.

NE : J'ai vu que certaines d'entre elles ont littéralement craqué.

JA : Oui, certaines ont même explosé. Il y a longtemps de cela, chez Massimo de Carlo, j'ai réalisé des coulées. J'avais disposé des toiles au dessous des œuvres de manière à récupérer l'excédent de peinture (qui sans quoi allait se répandre au sol) et de manière à en faire des flaques. Comme ce n'était naturellement pas sec, on a stocké ces Puddles dans une cave. Un mois plus tard, j'ai demandé par téléphone à Massimo s'il avait vu ce qui était arrivé à ces peintures. Et il m'a répondu : « non, je n'ai pas vu. Je vais vite voir dans la cave. Restons en ligne ». Quelques instants plus tard, Massimo est revenu et m'a dit : « Tu sais, tu en a fait quatre. Il n'en reste que 3 ». L'une d'entre elles avait littéralement explosé. La toile s'était désintégrée. Il n'y avait plus de tissu. Il ne restait que le châssis. Il y avait des petits éclats de couleurs partout sur le mur et sur les autres toiles. Je n'ai pas gardé la recette de ce Puddle, hélas. C'est bien dommage. J'aurais peut-être pu recevoir le Nobel !

NE : Le fait que ces peintures travaillent ainsi, le fait qu'elle s'altèrent, quid si ça disparaît totalement ? Est-ce le processus de dégradation permanente de l'objet qui t'intéresse  ?

JA : Je ne sais pas vraiment ce qui m'intéresse. Ou alors, au niveau le plus immédiat, ça tient peut-être au fait que lorsque je peins la toile, je ne suis pas du tout en mesure de voir ce qu'elle va devenir puisqu'elle va continuer à se transformer pendant que je lui tourne le dos. Je n'ai donc aucune idée de ce que je fais. Il se produit un peu la même chose quand je tire une ligne avec une règle. Après tout, il n'est pas certain que je sache mieux ce que c'est qu'une ligne qu'une tache qui va s'oxyder. Et puis, enfin, - je suis bien placé pour le savoir aujourd'hui -, on sait bien que rien n'est permanent. On s'altère, on se transforme sans arrêt. C'est la même chose pour les œuvres. Elles changent en permanence tout comme notre regard sur elles, d'ailleurs. On ne regarde pas les œuvres historiques comme elles l'ont été à l'époque de leur création. D'abord parce que dans la plupart des cas, elles ont été peintes avant l'invention de la lumière électrique alors qu'on les voit aujourd'hui sous les lumières électriques des musées, mais aussi parce que le contexte historique est différent, parfois à quelques années d'intervalle. L'utilisateur a changé, les utilisateurs ont une autre culture. L’œuvre change donc quoiqu'il en soit, même si on cherche à la préserver dans un état conforme à son état initial. Peu importe si, physiquement, l’œuvre est encore là, ce n'est plus la même. Son identité est très vite évacuée. Si les Puddles changent physiquement, pendant et après leur réalisation, ce n'est jamais qu'une traduction très littérale de la transformation des œuvres qui va se faire de toute manière, intellectuellement, sociétalement, culturellement. C'est la définition de la culture.

NE : Le sens des œuvres mutent en permanence. Même si tu décides de refaire de façon littérale une Furniture Sculpture de 1979, son sens sera nécessairement différent puisque l’œuvre apparaît dans un contexte artistique...

JA : ... qui est totalement différent !  Oui bien sûr. Le fait qu'on ne puisse pas répéter les choses est forcément fascinant. Je ne suis d'ailleurs pas un découvreur de cela. A partir du moment où l'on répète, où l'on croit répéter, c'est l'histoire de l'appropriation en quelque sorte. Du moment qu'on reprend quelque chose qui existe, ce n'est déjà plus le même sujet. Et ceci, même si on reprend son propre travail. Je fais toujours usage de cette phrase qui pourrait sembler stupide et que l'on utilise fréquemment dans notre culture francophone : « plus ça change, plus c'est la même chose ». Et je pense que c'est un liminaire à tout ce propos. Peu importe si tu essaies de t'écarter des sentiers battus et d'inventer, tu reviendras exactement sur le même propos. C'est inévitable ! Mais on peut également renverser la proposition et dire que « plus c'est la même chose et plus ça change aussi ». La répétition, c'est la définition de la différence. C'est un paradoxe, bien sûr, mais je pense que c'est clair. Toute la vague de l'appropriationnisme se voulait une défiance par rapport à l'héritage culturel mais en vérité, elle faisait ce que l'on a toujours fait. Si l'on prend l'histoire des arts visuels occidentaux, force est de constater que les gens essayaient de refaire le même tableau et de faire en sorte que l'histoire se répète. Peut-être avec une légère idée de progression, certes. C'est peut-être quelque chose qui a été un peu remis en question, cette idée de progrès, cette idée de faire mieux. Alors on se dit que faire autrement, c'est un sujet mais dans le fond, on n'est pas très bien sûr de quoi on parle. Ce qui est intéressant dans toutes ces affirmations, c'est leur fragilité. Et si l'on regarde les propositions qu'il y a dans l'exposition du Consortium, c'est une succession d'affirmations qui n'aboutissent à rien, en définitive. Et je dois dire que tant qu'elles n'aboutissent à rien, quelque part, ça me rassure.

NE : Pourquoi ? 
JA :  Parce que délimiter un territoire revient à construire une île dont tu ne pourras plus jamais t'échapper. A première vue, il pourrait sembler qu'il y a deux types d'artistes. Il y a d'une part l'artiste qui répète la même œuvre en cherchant à la rendre toujours plus pertinente. C'est ce que fait Olivier Mosset, d'une certaine manière. Et il y a l'artiste qui démonte tout de manière à trouver une nouvelle pertinence à toutes les étapes de son travail. C'est ce que faisait Picabia par exemple qui ne s'est jamais arrêté sur un style particulier. Mais cette division ne tient pas vraiment. Elle est beaucoup moins étanche qu'il n'y paraît. Quelqu'un comme Olivier Mosset fait aussi des défenses anti-chars et repeint des motos. Et d'un autre côté, il y a sans doute une unité profonde de l’œuvre de Picabia par-delà les différentes périodes de son travail.



John M Armleder, Où sont les sauces ?, vue de l'exposition au Consortium, Dijon, 18 octobre 2014 — 11 janvier 2015
NE : Je finis avec l'exposition du Consortium. Peux-tu m'éclairer sur ce monochrome jaune associé à un lavabo de coiffeur ?

JA : Cette Furniture Sculpture a été réalisée pour une exposition au Capitou à laquelle m'avait invité Jean-Michel Foray. En allant à la pêche aux objets dans la région, on a trouvé cette bassine qui avait été démontée d'un salon de coiffure. Je me suis dit qu'il fallait absolument que je fasse quelque chose avec cet objet car il me fascinait. En règle générale, je n'aime pas trop être fasciné par les objets que je choisis ; je préfère éviter ça. D'ailleurs, les premières Furniture Sculpture étaient vraiment des objets d'ameublement sans style. Elles avaient quelque chose d'« uncommitted » si je puis dire mais, par la suite, j'ai parfois eu recours à des icônes du design. Pour revenir à ce lavabo de coiffeur, il avait sans doute un côté trop charmant, trop formellement étrange. Mais j'aimais bien son identité incertaine flottant entre la sculpture et l'objet utilitaire. Ce lavabo était désacralisé d'une certaine manière puisque sorti de son salon de coiffure. De prime abord, on ne savait plus très bien à quoi cet objet correspondait. Pour l'exposition du Capitou, je l'ai associé à une toile monochrome. Mais celle-ci a disparu. On en a donc fait une nouvelle pour l'exposition du Consortium qui est probablement différente. Stéphane Kropf m'a assisté dans cette opération. Et, en plus, il l'a fait un peu à sa manière. Quand je travaille avec d'autres personnes, j'essaie toujours de leur donner des indications floues pour qu'elles soient obligées d'y adjoindre leur « input » c'est-à-dire quelque chose qu'elles ne feraient pas en temps normal et que je ne ferais pas non plus, quelque chose que normalement personne ne ferait. Ce qui est formidable quand tu travailles avec quelqu'un d'autre, c'est qu'il ne fait pas ce qu'il fait d'habitude et pas non plus ce que tu fais toi en temps normal. C'est donc un territoire sans appartenance spécifique et je dois dire que c'est très intéressant. Une exposition fonctionne également comme ça. J'ai parlé avec Stéphanie ainsi qu'avec l'équipe du Consortium au sujet de cette exposition. J'ai donné 1000 avis, ils m'en ont donné une multitude d'autres aussi et finalement on a fait autre chose. On n'a pas fait ce qu'ils voulaient faire sans doute, ni ce que je voulais. Mais c'est tellement mieux ainsi. Finalement la seule chose que l'on peut vraiment faire, c'est ce que ni nous ni les autres ne veulent faire. C'est le seul territoire qui existe vraiment. La terre sur laquelle on vit est comme ça, la société dans laquelle on vit aussi. Donc, cette exposition célèbre un peu ça aussi.

 À Genève (Chez Quartier) le 25 novembre 2014

© Nicolas Exertier