dimanche 28 décembre 2008

La guerre des modèles (Entretien avec Jean-Pascal Princiaux)



Sis sur la montagne : le Piz Gloria, un célèbre restaurant panoramique giratoire face au massif de la Jungfrau surplombant Grindelwald. Le lieu est mythique et les touristes aisés s’y pressent. En fait, le Piz Gloria doit tout ou partie de son aura au cinéma puisque c’est ici qu’a été tourné Au service secret de Sa Majesté, un James Bond sorti en 1969, depuis lors resté dans toutes les mémoires. Sur le site, face au restaurant, on a un peu le sentiment d’être gagné par une « perte de réel ». Tout se passe comme si le cinéma avait contaminé le lieu ou, si l’on préfère, comme si l’image et la réalité avaient implosé pour se confondre l’une avec l’autre dans une même « totalité opérationnelle ». La situation n’est pas sans rappeler ce que Baudrillard qualifiait d’hyperréalité. Les déserts américains, disait-il, sont « hyperréels » dans la mesure où, ayant été sur-filmés, ceux-ci nous apparaissent désormais comme du cinéma incarné. « Inutile de chercher à décinématographier le désert pour lui garder une qualité originelle, la surimpression est totale, et elle continue 1 ». La situation est à peu de choses près la même à Grindelwald. Il est impossible de décinématographier le lieu. Et Jean Pascal Princiaux, qui s’intéresse beaucoup aux mutations de l’espace quotidien engendrées par les technologies audiovisuelles, le sait bien.
Dans CostumeGris, son prochain film – dont le projet a été présenté à la galerie Michèle Chomette au printemps 2007 – le Piz Gloria explose. La déflagration est certes réaliste mais on ne peut manquer de trouver « bizarre » le mouvement de caméra suscité par l’onde de choc. En fait, c’est un emprunt ou, plutôt qu’un emprunt, une réminiscence. Avec la collaboration de Boris Ramonguilhem, jeune artiste réputé pour ses installations sonores et son travail sur le virtuel, Jean Pascal Princiaux a échantillonné le mouvement de caméra esquissé par Gédéon Naudet dans ses images du 11 septembre. « Dans le plan original, Naudet filme d’abord une plaque d’égout, il entend l’avion, se met à le suivre avec sa caméra et filme l’impact [dans les Twin Towers]. Ce mouvement de caméra singulier et identifiable est très présent dans la séquence finie ». CostumeGris est donc contaminé par le regard d’un autre (Naudet) qui travaille le film en filigrane. Étant donné que le mouvement de caméra n’a rien de naturel, l’hyperréalité du lieu tend à se défaire. On commence à comprendre que l’aura dont il jouit n’est que le produit de la superposition de regards filmés qui se sont interposés entre nous et lui. La contamination, devenue criante, déstabilise la lecture de l’image, met en crise sa transparence documentaire 2.
Jean Pascal Princiaux est l’inventeur du concept de « Shakespeare Machine », un dispositif de recherche informatisé ayant vocation à recycler et à remixer le patrimoine audiovisuel mondial. L’artiste travaille notamment à partir de séries américaines (Dallas, Côte Ouest, Lost), mais aussi à partir de documentaires, de films pornographiques, d’images personnelles etc., pour donner corps, par mashup, à des œuvres de fiction immédiatement reconnaissables à leur tonalité contemplative et leur goût pour l’anticipation. Le stock d’images à partir duquel travaille Jean Pascal Princiaux est manipulé en profondeur : recadrage, masquage, retrait, ajout à l’intérieur de l’image etc. ; les combinatoires sont infinies. Jean Pascal Princiaux a eu, dès les années 80, l’intuition de ces possibilités.
Le nom même de « Shakespeare Machine » est une réponse à un défi lancé par Pierre Lévy dans Les Technologies de l’intelligence. Dans ce livre, en effet, le cogniticien émet de sérieuses réserves quant à la capacité d’un système non-humain à créer une œuvre. De son point de vue, l’irrationalité poétique, qui est un élément substantiel de toute œuvre majeure, est hors de portée des systèmes techniques. Ce qui l’amène à déclarer « une Shakespeare Machine n’est pas possible ». Par défi, donc, Jean Pascal Princiaux a entrepris d’en fabriquer une.
Ce qui est remis en jeu et dépassé à travers cette œuvre, ce sont donc les questions afférentes au détournement, à l’appropriation ; modèles conceptuels désuets, comme l’indique l’artiste, qu’il est sans doute préférable de remplacer par l’analyse des phénomènes de contamination de la réalité et de l’individu par l’image, et la production d’une continuité improbable surgissant d’un agglomérat de fragments disparates.


NE : J’aimerais, pour commencer, que tu situes les débuts de Shakespeare Machine, que tu me donnes des précisions chronologiques et que tu me rappelles comment est née la chose.



JPP: Le projet Shakespeare Machine remonte à la fin des années 80. À l’époque, il ne portait pas encore ce nom mais l’idée était là. Ce projet répondait et répond encore à l’envie d’augmenter le spectre de monstration d’un objet audiovisuel ; par exemple, un feuilleton du type Dallas. À cette époque, je réfléchissais beaucoup à ce genre d’objets. Je pensais au fait que ce qui est montré s’arrête à un moment donné. On ne voit pas les personnages aller aux toilettes par exemple ; c’est trivial, mais il y a toutes sortes de choses que l’on ne voit pas dans un même film. Chaque fiction constitue un micro-monde aux limites bien arrêtées.


NE : Ce qui t’intéresse, c’est le caractère idéalisé de la vie fictionnelle ?


JPP : Non, ce qui m’intéressait surtout, c’est que l’amplitude de ce qui est montré, l’amplitude des situations produites par les réalisateurs, est extrêmement limitée. C’est valable pour la plupart des documents audiovisuels, de fait. Dans bien des films, on voit des couples s’apprêter à faire l’amour, mais l’action s’arrête là ou se résorbe dans un piètre simulacre. En tout cas, cela s’arrête bien vite alors que dans d’autres films en revanche – les films à caractère pornographique, par exemple, surtout ceux réalisés à partir de l’ère vidéo – ils ne font que ça. Ils ne travaillent pas, ils ne complotent pas, ils ne conduisent pas ou très peu sinon dans les séquences de générique. Au cœur de Shakespeare Machine, il y a cette envie très informelle et presque viscérale de produire un objet audiovisuel qui ait un spectre de monstration beaucoup plus large, une bande passante iconographique plus importante.



NE : Sharemonsieur 5 est justement caractérisé par son pansexualisme. Le sexe féminin est partout : sur le corps, sur les vêtements, etc. Toute la part exclue, tout le non-visible des feuilletons américains refait surface.



JPP: Oui. Le sexe est pratique parce qu’il permet de mettre les points sur les i en terme de spectre de monstration. Tu aurais également pu prendre pour exemple une séquence importante de Sharemonsieur 4 où l’on peut voir une reconstitution en images de synthèse de la pénétration d’un sexe féminin en caméra subjective ; l’ensemble suggérant le point de vue du sexe masculin. Cette séquence, réalisée avec Boris Ramonguilhem, est un remake de l’attaque de l’Étoile Noire dans Starwars puisque le mouvement d’approche, et de pénétration, reprend précisément les mouvements de caméra de Starwars. Élargir la bande passante est le premier objectif. Le second objectif de Shakespeare Machine est de se brancher sur le flux audiovisuel avec la volonté d’envisager le stock de signes que celui-ci véhicule comme un matériau susceptible d’être recyclé. Il ne s’agit pas du tout de se lancer dans un travail de citation à caractère critique, mais d’utiliser des objets audiovisuels qui sont par ailleurs des objets finis et de les considérer comme un matériau susceptible de faire des œuvres. Comment transformer ces produits finis en matériau réactivable ? Comment renseigner ces documents ? Comment les qualifier pour produire à partir d’eux des briques de langage, c’est-à-dire des objets polyvalents et réutilisables ?


NE : Comment travailles-tu ? Procèdes-tu à un échantillonnage et à un archivage systématiques de sources multiples ? As-tu constitué une banque de données avec un répertoire des différentes situations cinématographiques ou narratives possibles ?



JPP : Il y a deux niveaux d’archivages et de référencements. Un qui existe déjà et qui est produit par l’industrie culturelle, publique ou privée. Il est accessible via les réseaux de communication, les bases de données, la télévision, Internet, etc. Cela va des ouvrages de fond aux programmes de télévision qui permettent d’avoir une vision globale de ce gisement qu’est le patrimoine audiovisuel mondial. C’est un premier niveau. C’est sur ce mode-là qu’il y a un rapport avec le flux. Dans un second temps, en se rapprochant de telle ou telle production, on passe à un deuxième type de rapport qui est un archivage personnel avec enregistrement et caractérisation des échantillons. Les tournages du film CostumeGris, quant à eux, produisent une matière fictionnelle ouverte polyvalente permettant de modeler des récits très différents. Cette matière est elle aussi caractérisée, renseignée pour constituer, avec les échantillons prélevés dans le flux, la base d’archive.


NE : La thématique de tes films semble refléter l’anticipation technique que tu as mise en œuvre pour les réaliser. Ils ont une dimension presque science-fictionnelle par moments. Je ne sais pas… Peut-être est-ce tiré par les cheveux ?



JPP : Non, on peut l’interpréter comme ça. Il semblait intéressant de se pencher sur l’idée assez farfelue de recycler le futur. L’ambiance de ces films, surtout à certains moments, peut évoquer le genre du film d’anticipation ; film d’anticipation qui est un moyen, un clin d’œil. Il y a aussi une question annexe d’anticipation, assez drôle, consistant à prendre un peu d’avance dans l’introduction des éléments de façon à ce que, lorsque les films sortent, ils ne soient pas totalement dépassés. Sur un mode extrêmement banal, pour le film CostumeGris, une partie importante de la matière audiovisuelle est tournée par nos soins avec l’apparition d’un problème de téléphones.



NE : C’est un problème lié à leur obsolescence programmée ?



JPP : Oui. Le tournage de CostumeGris s’est effectué sur une période de 4 ou 5 ans. En fin de parcours, l’harmonisation de l’iconographie technologique est nécessaire. Je ne sais pas encore comment cela va être géré, mais des téléphones présents dans les rushs vont probablement être remplacés…



NE : Ton idéal serait du côté d’une fiction non datable ?


JPP : Oui, plutôt non datable.



NE : Dans Sharemonsieur 4, certaines séquences semblent dériver d’images animalières ou documentaires, en tout cas d’images à tendance écologique. On devine parfois des coupures pratiquées dans le texte original comme pour y faire surgir une sorte de discours autre. Y a-t-il une parenté entre ce travail et le cut-up ?



JPP : Non. On peut même considérer qu’il s’agit d’une activité inverse puisqu’il ne s’agit pas de partir d’un récit pour, ensuite, le fragmenter et le disperser, avec en tête la perspective de confronter le lecteur ou le spectateur à une constellation narrative. Non, il s’agit plutôt de reconstruire un espace, une situation homogène et continue à partir d’éléments provenant de sources extrêmement différentes.



NE : Pour citer le cas de Sharemonsieur 3, avec la piscine, on finit par s’apercevoir qu’il y a là des piscines qui viennent d’horizons divers. En l’occurrence, te souviens-tu de l’endroit où tu as emprunté cette vue générale sur la piscine ?



JPP : Ça vient de L’Île de Ténérife. D’autres vues de la piscine sont empruntées à un film pornographique des années 80. D’autres encore ont été tournées par un caméscope de première génération, à la fin des années 80. Et il y a un petit peu de téléfilm des années 90.



NE : Au total, combien y-a-t’il de piscines ?



JPP : Quatre que l’on perçoit comme une. Cet emprunt à différents lieux ou films pour constituer un lieu probable, plausible, dans un sens est aussi un emprunt aux pratiques de l’industrie audiovisuelle. Regarde par exemple ces images censées représenter New York dans les séries et qui ont en fait été tournées à Toronto.



NE : Toujours dans Sharemonsieur 3, tu as eu ce parti pris délibéré de zapper la part la plus expressive d’une personnalité, en l’occurrence, son visage ; essentiellement par des recadrages ou des masquages. C’est une façon de les rendre anonymes et de les relancer dans une sorte de fiction générique ?



JPP : Tout à fait. Mais, le floutage et le recadrage ne sont que la part la plus visible de l’intervention. En règle générale, il y a une manipulation en profondeur de l’image puisque je découpe à l’intérieur même du cadre de telle ou telle fiction initiale pour effectuer soit des prélèvements, soit des ajouts. Un certain nombre d’images, notamment des images de transition, sont composées de 3 ou 4 fragments, non pas des plans mais des fragments d’images : des visages, ou des objets de plusieurs sources différentes. Cela permet de déplacer par exemple tel personnage – tourné par mes soins ou échantillonné dans un film – et de le placer dans tel ou tel lieu en le découpant, en procédant au réglage des bords de cette découpe, en ajustant les paramètres des dominantes de couleur ou en modifiant l’éclairage, voire même le maquillage des personnages. Il s’agit de rendre cet objet composite, manipulable, manipulé, et efficace dans une logique de continuité, de fusion, pour produire une situation permettant l’immersion au spectateur. Je souhaite qu’il n’y ait pas de choc, pas de décalage, que l’on ne soit pas confronté à l’irruption d’un échantillon provenant de telle ou telle source mais que l’on se glisse au travers de différents espaces audiovisuels fusionnés par celui produit.



NE : Tu n’es pas dans la disjonction surréaliste… Rien à voir avec une logique de l’oxymore héritée de Lautréamont (du type : « Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie »).



JPP : J’essaie de me tenir à l’antipode de cette disjonction. D’ailleurs, c’est un travail assez important en termes d’équipement et de temps. Je consacre beaucoup d’efforts à cet aspect.



NE : Est-ce que tu donnes un nom à ta technique ? Pour la différencier du cut-up, peut-être ?



JPP : L’autre jour, tu as employé le terme qui me semble le plus intéressant : celui de centon, un objet qui remonte à l’antiquité. Il s’agit d’un texte écrit à partir de fragments d’autres textes mais de façon à ce que l’ensemble ainsi constitué paraisse cohérent.



NE : Comme Proba qui écrit ses textes à partir des vers de Virgile, etc. ; le but du jeu étant bien de créer une sorte de texte plausible contrairement à une esthétique cut-up résolument orientée vers l’éclatement.



JPP : Il me semble intéressant d’utiliser le terme de centon parce que ça permet de faire l’économie d’un terme nouveau. Il est toujours risqué d’en introduire. On peut être amené à fournir des explications (rires). Et, en plus, il y a une forme de prétention dans l’introduction d’un nouveau mot. En inventer un reviendrait à considérer que le langage n’est pas assez grand pour m’accueillir. Je ne vois pas de mal, bien sûr, à faire usage de néologisme, et je ne m’en prive pas. Mais, en l’occurrence, pour qualifier le fonctionnement de Shakespeare Machine, il me paraît stratégiquement contre-productif de mettre en place un nouveau terme car celui de centon permet d’introduire une perspective historique profonde. En ce moment la scène artistique mise sur la mémoire trop courte, voire l’amnésie. On peut dire que la question du cut-up est relativement réglée et il est vrai que l’on pourrait être tenté de dire la même chose au sujet de la question du recyclage. Mais en fait, ce terme de recyclage est soit trop vaste, soit trop étroit ; il est problématique puisqu’à l’intérieur même de ce processus, il existe plusieurs directions possibles, l’upcycling et le downcycling. Le downcycling (par exemple transformer des chaussures en revêtements de sol) est à courte vue car la valeur d’usage diminue au fur et à mesure du retraitement du matériau. On peut le faire une fois, deux fois, trois fois et puis après… Nous recherchons l’inverse.


NE : C’est vrai que la plupart du temps, quand on utilise le médium télévisuel en art, c’est plus pour le rabaisser que pour en vanter les mérites.


JPP : Tandis qu’avec Shakespeare Machine, il y a une volonté de respect du matériau. Admettons que des échantillons de Dallas ou de Lost soient pris en compte dans nos travaux, il n’est pas question d’autre chose que de les sublimer. Il s’agit de faire entrer ces fragments dans un nouveau cycle d’existence symbolique, sémantique, etc. Nous visons l’upcycling. Même dans les cas extrêmes ; CostumeGris, par exemple, utilise l’idée du « documentaire sur rien ». Le documentaire sur rien est un objet courant. C’est généralement un film à petit budget, et à petite compétence aussi, pour lequel le travail de préparation a été mal effectué. Par exemple : des explorateurs reporters partent dans la jungle pour filmer la chasse du guépard, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde évidemment. Et donc, forcément, de guépards, ils n’en trouvent pas. C’est alors qu’ils apprennent qu’un âne s’est blessé dans le village d’à côté. Le documentaire dérive vers l’âne. On essaie quand même d’aller voir les guépards mais le 4 x 4 tombe en panne, etc. Cela devient un documentaire sur la mécanique en Afrique, etc. Ce type d’élaboration (ou d’absence d’élaboration) peut-être très intéressant : il produit du vide. Il produit une situation où le « que-va-t-il-se-passer ? » est déplacé, élevé au carré : c’est le film lui-même qui devient l’objet mystérieux. Le MacGuffin n’est plus un des éléments du film mais le film lui-même. Ainsi, CostumeGris a une trame très souple dans laquelle on pourrait faire rentrer beaucoup de films en changeant simplement les noms propres. La situation d’écriture vient d’ailleurs après la production. Les images et les sons du film ne sont pas réalisés en fonction d’une écriture préalable, textuelle, précédant la mise en images, mais après l’obtention des images.



NE : Dans la production cinématographique classique, il y a toujours, ou presque, du texte en amont. Avec Shakespeare Machine, le processus est inversé puisque l’écriture n’entre en jeu que dans la phase de postproduction…



JPP : Eh bien, c’est ce que nous essayons de faire. Concrètement, Shakespeare Machine doit pouvoir partir d’un texte en langage naturel pour le traduire en séquences de plans. Mais les images sont là avant le texte. On ne part pas d’un scénario purement mental qui nous conduirait à filmer tel plan qu’on mettrait après tel autre, etc. Avec Shakespeare Machine, on écrit directement une fraction de l’histoire et, en réponse à cet énoncé, on obtient une séquence de plans que l’on va pouvoir modifier, manipuler, etc. Pour une séquence importante de CostumeGris, on a procédé de façon plus explicite à un échantillonnage, comme pour Starwars. Un des sites du film est un restaurant panoramique situé au sommet d’une montagne qui doit être détruite par une explosion. Ce restaurant, c’est le Piz Gloria, près de Grindelwald, où a été tournée une séquence célèbre d’un James Bond intitulé Au service secret de Sa Majesté. Pour notre explosion, Boris Ramonguilhem a échantillonné le mouvement de caméra du célèbre plan de Gédéon Naudet montrant le premier impact dans les Twin Towers. Dans le plan original, Naudet filme d’abord une plaque d’égout, il entend l’avion, se met à le suivre avec sa caméra et filme l’impact. Ce mouvement de caméra singulier et identifiable appliqué à nos images est très présent dans la séquence finie.



NE : Du coup, il y aura dans CostumeGris de l’appropriation en filigrane. Ce que tu t’appropries ce n’est pas une image mais un mouvement du regard.



JPP : Je ne me reconnais pas dans le terme d’appropriation. Je suis un peu dans la même situation face à ce terme que ces jeunes de banlieue que l’on interroge sur leur intégration et qui répondent en brandissant leur carte d’identité française. Ces images m’appartiennent. Elles sont dans ma mémoire. Elles font partie de mon langage, de notre langage. Il n’y a donc pas d’appropriation à proprement parler. Il y a effectivement une personne ou des personnes qui les ont produites et il n’est pas question, en cas de bénéfices, de ne pas les rétribuer. Mais ce sont des images, des éléments de langage, qui nous appartiennent.


NE : Nous formons effectivement un tout indissociable avec les images dans la mesure où elles programment manifestement notre comportement, nos interactions avec autrui, notre façon de nous mouvoir et de nous émouvoir, etc. Kendell Geers dit – je crois que c’est dans un entretien avec Jérôme Sans – que chacun d’entre nous a appris à allumer une cigarette en s’inspirant d’un modèle cinématographique. De même, il est assez vrai, et Warhol en parlait déjà dans Ma Philosophie de A à B, que c’est essentiellement à travers le cinéma que se formate en nos esprits une certaine idée de l’amour, au sens le plus frelaté du terme, d’ailleurs. Nous sommes tous un peu les sous-produits du champ iconique, fils et filles d’ombres et de lumières qui passent. Le modèle iconique fait corps avec nous. « Appropriation » n’est donc pas vraiment le mot adéquat pour qualifier notre rapport à l’image.



JPP : Le flux médiatique est effectivement un pilier constitutif de l’individu. La prise en compte de la question du droit d’auteur est terriblement obsolète et ne correspond plus à la situation de langage du monde d’aujourd’hui. Mais le droit ne l’entend pas de cette oreille. Si tu me permets une petite métaphore, je dirais que nous sommes face à ces images dans la même situation que les agriculteurs face aux OGM. On a eu un exemple très récent du problème avec un géant mondial de l’agro-alimentaire : la firme Monterey. C’est une firme qui détient 80 % des brevets OGM. Il suffit d’une graine de Colza Monterey dans un sac de 50 kg, c’est-à-dire une graine parmi des millions, pour contaminer l’ensemble du sac ; le droit de la firme va s’appliquer non plus simplement à cette graine, mais à tout le sac. Donc, Monterey, du simple fait de la promiscuité du contact devient propriétaire de l’ensemble du Colza. Cerise sur le gâteau, ces OGM étant particulièrement performants il en pousse partout comme des mauvaises herbes. Portées par le vent, les graines envahissent les régions de production de sorte que le cultivateur qui n’emploie pas des méthodes radicales pour désherber est passible de procès de la part de cette société qui ne s’en prive pas, d’ailleurs. Monterey a intenté des procès à un certain nombre d’agriculteurs, des gens modestes qui s’étaient faits tout simplement envahir par le colza génétiquement modifié et qui, par ailleurs, subissaient la situation puisque ces produits avaient endommagé leur propre production. Malgré cela, la société Monterey les a poursuivis avec succès pour faire valoir son droit de propriété. Nous sommes donc face aux images et aux sons comme ces agriculteurs face à ce colza.


NE : Nous sommes dans un rapport de contamination plus que d’appropriation ?


JPP : Et d’envahissement, de prolifération. Tel ou tel film va d’abord être diffusé en salles, avant d’être vendu en DVD, puis en DVD soldé. On le retrouve ensuite dans les collections publiques (bibliothèque, etc.) ou « offert » par tel ou tel journal moyennant quelques centimes de plus par rapport au prix habituel de la publication. Nous sommes dans une situation aberrante où la propriété intellectuelle et le droit moral ne correspondent plus à la réalité des faits, en tout cas pas à la fonction essentielle qui est celle du droit d’auteur, c’est-à-dire la rétribution d’un individu qui aurait conçu un objet. Sur le plan du rapport au monde, là on s’éloigne beaucoup de Proba et des centons. J’ai une position tranchée par rapport à cette question de l’appropriation. Elle est très simple : je refuse ce terme. Une autre situation concrète : la cour de récréation ; les jeunes gens y discutent de ce qu’ils ont vu à la télévision, mais ce sont des discussions qui ne sont pas du tout à caractère informatif. Pour pouvoir y participer, il faut avoir vu le programme et avoir la télévision, sinon on est exclu. La citation même de telle péripétie, de telle fiction est un élément de communication, une brique de langage. Une personne va décrire telle partie du programme, l’autre va lui répondre en décrivant telle autre partie du programme. Et on retrouve le flux audiovisuel consommé par les protagonistes dans la discussion, sous forme de fragments, de briques de langage qui permettent d’instaurer la communication.



NE : Ton exemple tend à montrer que l’image a changé de fonction ; la part esthétique n’étant plus sa dimension la plus importante. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison que l’Esthétique a tant de mal à produire une Théorie sur l’Art.



JPP : En intégrant le champ du langage naturel, l’image voit sa fonction politique renforcée, l’esthétique n’en étant qu’un des modes de gestion. La théorie, quant à elle, n’est peut-être plus à envisager comme instance de production. C’est sur le plan du langage et au moyen de son appropriation que se déroule la guerre des modèles, « à la lisière du for intérieur » pour citer Alain Erhenberg, une guerre de mouvements, d’inventions, de ruses, de séduction… Quelque chose, face à l’unification (globalisation, mondialisation, universalité…), désunit plus fort. Cette difficulté à théoriser à propos de l’image peut être liée à la situation de la communication écrite dans les SMS. Une bonne partie de la population semble se détacher radicalement de l’orthographe, de la syntaxe, de la grammaire. C’est un phénomène extrêmement intéressant qui montre que l’intercommunication s’établit sur des règles vivantes, locales, provisoires. Ce langage dérivé est opérant dans sa forme, dans la façon dont il est utilisé, et non pas à partir du moment où il entretient un rapport d’orthodoxie avec un langage théorique pris en charge par une institution quelle qu’elle soit (Académie Française, etc.), mais à partir du moment où l’autre comprend. Le déplacement du langage crée une situation paradoxale. Il y a d’un côté ce que l’on pourrait interpréter comme une dégradation effrayante de la pratique de la langue, mais de l’autre un enrichissement de la langue dans la mesure où elle est vivante. Les gens se sont remis à écrire dans des proportions stupéfiantes… mais ailleurs.


NE : On se retrouve tout d’un coup avec une nouvelle production épistolaire mais avec une modification radicale des règles du jeu. C’est un phénomène irrécupérable par l’académie. On mettra des années à absorber ce phénomène.



JPP : Surtout que c’est extrêmement mobile, fluctuant. Cette langue nouvelle ou parallèle n’est pas imposée par des considérations pratiques (gain de temps, etc.) puisque la fonction d’écriture prédictive que l’on trouve sur la plupart des téléphones est devenue très performante. Il serait beaucoup plus simple et rapide d’utiliser la fonction d’écriture prédictive et d’avoir un SMS écrit en français correct, avec une orthographe correcte – prise en charge par l’appareil – que d’écrire en langage SMS. On pourrait penser que c’est un peu gratuit d’écrire quoi, « KOI », au lieu de « quoi ». Il n’y a, après tout, qu’une lettre de différence. Ce qui est visé c’est la pratique d’un langage personnel plutôt que l’utilisation de celui qui est proposé par telle ou telle institution. Ça rejoint l’idée que j’évoquais tout à l’heure d’une guerre entre les institutions et les individus que l’on retrouve ici sur le terrain du langage, enjeu de pouvoir primordial. Nous y participons avec Shakespeare Machine, outil d’écriture qui se manifeste dans une amplitude très large puisque, d’un côté, elle permet une écriture construite, réfléchie, mesurée, une écriture d’auteur et, de l’autre, une autonomie vis-à-vis des procédés d’écriture audiovisuelle institutionnels.



NE : Est-ce que tu peux me donner des précisions sur le Pupitre Magique que vous avez présenté chez éof ?



JPP : Nous retrouvons les « briques de langage » et la cour de récréation… Le Pupitre Magique de Julia Tabakhova et Pascal Faivre est un jouet qui raconte des contes merveilleux russes. C’est un appareil muni de commandes qui permettent de régler les différents paramètres du conte. À partir de ce pupitre, on pourra régler la présence ou non de sorcières, choisir les différents protagonistes, la quantité de magie, le fait que ça se passe plus ou moins dans des grottes. À l’écran, on aura un conte (images et son). C’est un objet laboratoire du projet Shakespeare Machine au même titre que le film CostumeGris. Pupitre Magique reçoit les premières fonctionnalités d’écriture directe.



NE : Du coup, le spectateur remixera en quelque sorte des archétypes pour construire sa propre fiction par mashup.



JPP : Voilà. On procède à un certain nombre de réglages très basiques. Puis, une fois paramétré le conte que l’on souhaite, le Pupitre Magique compose un film de 5 ou 6 minutes. En amont, il faut gérer toutes les images. Ces images existent et elles peuvent être commutées, se lier entre elles. Les contes merveilleux russes viennent de la tradition populaire des conteurs ; ils ont été formalisés par écrit au début du 19e siècle par Pushkin et ensuite portés à l’écran par deux réalisateurs russes, A. Rew et A. Pschutko. Il existe une douzaine de films réalisés sur ce sujet. Ces deux réalisateurs avaient pour caractéristique de travailler avec des équipes très homogènes, des acteurs très polyvalents qui changeaient de rôle au cours du film. Ils jouaient avec le phénomène de permutation à l’œuvre dans ce genre particulier. Pushkin a donc réalisé une homogénéisation du patrimoine culturel et qui a été poursuivie dans une forme audiovisuelle par ces deux réalisateurs russes. Dans l’ensemble de ce corpus, le personnage de la sorcière Babayaga a le même interprète. Interprètes ou auteurs, pour revenir à ta question, que deviennent, avec le Pupitre Magique, les spectateurs. Ainsi, plutôt que « remixer des archétypes », et pour anticiper une éventuelle ère post-marketing, je dirais : manipulation de modèles dans le champs du langage.


Jean Pascal Princiaux réalise des objets, des installations, des films diffusés sur la scène artistique contemporaine ou à la télévision, depuis la fin des années 80, et aussi, enseigne à l’Ecole Supérieure d’Arts de Rueil-Mailmaison.



Nicolas Exertier est critique d’art. Il enseigne l’histoire de l’art à Emafructidor (Ecole des Beaux-Arts de Chalon-sur-Saône).


1ère parution : Art Présence, mars 2008

© Nicolas Exertier


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