Charles Jencks, le théoricien de l’architecture postmoderne, est formel : le modernisme architectural s’est éteint à St. Louis dans le Missouri, le 15 juillet 1972 à 15 heures trente-deux ! C’est à cette heure en effet qu’une partie du Pruitt-Igoe project (une grande barre moderne de style international conçue en 1955 par Minoru Yamasaki), a implosé, accompagnée par les applaudissements de la population locale. On ne pouvait imaginer désaveu plus cinglant. Même si Jencks exagère à dessein l’importance de cet événement, on doit bien admettre avec lui que ce n’était pas seulement du béton qui est parti en fumée ce jour là mais bien – pour la première fois ? – tout un pan des idéaux modernes. Pourtant, 34 ans plus tard, les bâtiments modernes continuent à habiter notre quotidien.
Louidgi Beltrame s’intéresse précisément à ces « vestiges » du modernisme. Il les traque sans relâche, jusqu’à Hiroshima, Brasilia ou Chandigarh. Il les filme, il les dessine, il les confronte parfois à l’univers glacé des magazines de mode. L’insertion de ces bâtiments dans un cadre fictionnel permet d’un geste à la fois double et contradictoire de relancer leur potentiel utopique tout en en accusant les limites. C’est le cas par exemple avec Ondas Tropicais, œuvre hybride – esquisse d’un film à venir – qui se situe pour l’instant à mi-chemin entre le slide-show et l’atelier radiophonique. Les quelques deux cents images qui défilent sous nos yeux nous conduisent graduellement du centre rétro-futuriste et froid de Brasilia vers la périphérie de la ville (passablement en ruine et délaissée par les plans d’urbanisme). L’environnement sonore composé par Jimmy T à partir du son des rushs de l’artiste amplifie le sentiment croissant de déréliction. Mais par moment, cette impression s’inverse et on en vient à se demander si ce mouvement vers la ruine n’est pas une manière de renouer avec une liberté malencontreusement évincée par la rigidité dogmatique des plans de Niemeyer et Costa.
Nicolas Exertier : Influence, Mélanie Guth, Magazine, Layers : les acteurs de ces films sont des mannequins publicitaires professionnels. Tu me disais l’autre jour que, pour les recruter, tu n’as pas fait de casting cinématographique…
Louidgi Beltrame : C’est exact. Je ne les ai pas fait jouer. J’ai fait ma sélection en travaillant à partir de composites, ces flyers que tu trouves dans les agences de pubs sur lesquels figurent une ou deux photos de l’acteur ainsi que des informations sur son physique et sa personnalité.
NE : Ce type de casting par composites interposés est normalement une méthode réservée à la sélection des acteurs de pubs. Tu ne te souciais pas du tout de tester les capacités de jeu de tes acteurs ?
LB : Je n’en ressentais pas la nécessité. J’avais envie de travailler avec des gens qui arrivent devant la caméra avec un statut d’image incarnée ; des gens qui, dans la vie professionnelle, sont des images. Je ne me souciais pas du tout de créer des personnages avec une épaisseur psychologique et une histoire personnelle.
NE : Certains de tes films ont un aspect « image de papier glacé ». Je pense à Magazine par exemple. Mais cette perfection glacée vacille via la voix des acteurs.
LB : Oui. Pour Magazine, j’ai travaillé avec le chef opérateur pour avoir cet éclairage « hyperréaliste »; une lumière sans ombre qui évoque l’image publicitaire. Effectivement, à l’image, ces modèles gardent une parfaite assurance. Tout donne à penser que ces acteurs sont en situation de maîtrise optimale et en même temps quand ils parlent, il est manifeste qu’ils n’arrivent pas à avoir le poli du ton publicitaire. Ça vacille, il y a une fragilité. Leur expérience professionnelle leur a donné une maîtrise du corps ; pas de la voix.
NE : Et c’est par les failles du jeu verbal que l’émotion peut filtrer.
LB : Oui. D’un point de vue cinématographique, c’est également ce qui fait qu’à un moment, on peut dire : « tiens, c’est bizarre, ces acteurs ne sont pas très bons. Ce qu’ils disent sonne faux ». Mais, c’est également ce qui fait que d’un autre côté, sur un plan plus conceptuel, ça devient plus intéressant pour moi. Le modèle glacé est mis en péril par une émotion qui, en dépit de mes consignes, continue à passer. Je suis à l’affût de toutes ces choses qui se réveillent dans leur subjectivité, des micro-événements en fait, qui vont fissurer leur image glacée, professionnelle. Ces « images incarnées » plongées dans l’inaction, le désoeuvrement, produisent une atmosphère à travers un geste qui leur échappe. Ça peut être une tension nerveuse, un jeu de séduction ou de l’ennui profond, peu importe. Ce surgissement de l’intériorité, de la fragilité est un peu l’antithèse des valeurs prônées par les médias et la société en générale…
NE : Cet aspect émotionnel démenti par l’image est également présent dans Influence, par exemple.
LB : C’est vrai mais la situation est assez différente car contrairement à Magazine qui suit un script très programmatique, Influence est largement fondé sur l’improvisation. Pour le tournage d’Influence, nous nous sommes enfermés 5 jours durant dans une maison. Les acteurs rentraient à l’Hôtel le soir car je n’avais l’intention de faire de la télé-réalité. Mais c’est un tournage qui s’est fait dans des conditions proches de la claustration totale. Le but du jeu était de déprogrammer ces modèles publicitaires. Au lieu de les astreindre à des dialogues prédéfinis ou à déclamer des slogans, je les ai invités à improviser. Je m’étais fait prêter une maison qu’on a complètement vidée et réaménagée pour l’occasion. On a gardé le minimum (en l’occurrence : un lit, des fauteuils, une table basse et un canapé).
NE : D’habitude, les modèles publicitaires sont presque ventriloqués par le produit ou le style de vie qu’ils ont à vendre.
LB : Oui, l’image de la ventriloquie est très juste.
NE : Ton travail était-il une façon symbolique de les soustraire à cette situation ?
LB : J’ai d’abord envisagé ce travail comme une expérience filmique. Il s’agissait surtout de voir comment ces personnages désactivés allaient fonctionner. S’il y a un effet de libération symbolique, tant mieux…Mais ce n’était pas mon objectif principal.
NE : Comment tes acteurs ont-ils vécu leur « déprogrammation » ?
LB : Le tournage a été ponctué par quelques crises de nerfs. L’ambiance était un peu spéciale parce qu’on n’avait rien à faire de particulier. On n’avait pas de lignes prédéfinies à part des situations très générales. Et du coup, chacun était désorienté ; de l’habilleuse qui devenait hystérique au chef opérateur qui faisait des plans séquences de trois quart d’heure durant lesquelles les acteurs ne se disaient rien ou trinquaient en parlant vaguement d’un voyage au Japon. J’avais suggéré au départ quelques sujets de discussion : des questions tirées d’interviews trouvés dans des magazines. J’ai d’ailleurs utilisé ces questions pour le sous-titrage du film que j’ai réalisé juste après : Mélanie Guth.
NE : Influence apparaît également comme la rencontre de deux utopies : utopie communicationnelle « capitaliste » versus utopie architecturale de Jean Prouvé. Les mannequins publicitaires que tu as sollicités représentent en effet le tout communiquant…
LB : Oui. La télé, le monde publicitaire, c’est un peu l’utopie ultime du capitalisme. C’est une utopie très sombre, mais bien réelle. Il suffit d’allumer l’écran pour s’en rendre compte. Ces mannequins incarnent cette utopie. Quand ils vendent un site web, par exemple, ou une voiture…Dans Influence, ce degré zéro de l’utopie rencontre l’architecture de Jean Prouvé. J’ai utilisé dans ce film un processus de montage caractéristique des sitcoms : une majorité de scènes en intérieur ponctuées de vues extérieures de bâtiments dans lesquels est censé se dérouler l’action. A ceci près que j’exacerbe vraiment ce processus par la répétition et la durée des plans : ici les extérieurs sont les pavillons de la Cité Sans Soucis de Jean Prouvé ! Une Cité sans Soucis dont mes « personnages » semblent ne jamais sortir.
NE : La Cité sans Soucis a été construite à partir d’un prototype architectural dérivé d’un container...
LB : Oui. Prouvé cherchait à échapper au modèle des cités d’après-guerre. Il voulait faire des maisons individuelles, rapidement, toutes différentes et à bon prix. Il a programmé une dizaine de bâtiments mais, par les méandres de l’industrialisation, ils n’ont jamais été développés. Ils sont restés à l’état de prototype.
NE : Il en existe quelques exemplaires à Meudon. Ceux que tu as filmés, précisément. Ils ont été habités ?
LB : Oui et ils le sont toujours. Mais par des architectes, des dentistes, etc. C’est devenu quelque chose d’extrêmement précieux, à l’antipode même de la fonction initiale de ces bâtiments et surtout du projet politique de Prouvé. C’est une totale réussite plastique…
NE : …mais en même temps, il y a une certaine forme d’échec pratique.
LB : C’est le moins que l’on puisse dire ! Lorsque je suis allé à Meudon en août, la Cité sans Soucis était vide. Un seul locataire était présent. C’était un peu comme la ville du Prisonnier. J’ai filmé les bâtiments d’une façon neutre et distanciée un peu comme de la vidéosurveillance. Je me suis servi de ces plans fixes pour marquer le temps qui passe au sein du film, marquer la succession des jours et des nuits. Je voulais saisir par l’image cette utopie qui n’a pas fonctionnée faute d’avoir trouvé des producteurs.
NE : Personne n’a voulu tenter l’expérience à l’échelle industrielle…
LB : Aujourd’hui, chaque pavillon de la Cité sans Soucis est devenu une sorte d’objet de luxe. D’ailleurs, il y a une conjonction logique entre la faillite sociale de ce projet et ces personnages qui représentent pour moi cette nouvelle espèce « d’utopie » triomphante – je dis ça avec un certain cynisme – d’utopie capitaliste.
NE : Pour garder « l’aspect émotionnel » dont tu parles, comment procèdes-tu ? Tu fais peu de prises, non ?
LB : Ça dépend. Magazine est un peu un cas particulier parce que c’est le seul film que j’ai réalisé en 16 mm. Pour ce film, on a fait très peu de prises. Ça a été rapide car il y avait un script précis à suivre. Il y avait quelque chose d’assez brutal dans le fait de leur dire : « Voilà, tu dis cette phrase. Tu te déplaces comme ça. Tu suis le programme ». Avec cette tension, l’émotion ressortait tout de suite. Ce film est tellement générique que seule la légère déviation par rapport à l’effet moyenne est perçue. Par contre, quand je travaille en vidéo, je mise plutôt sur des temps d’attente au cours desquels je laisse les choses advenir. C’est le cas de Vertical Island par exemple avec cette jeune femme qui, postée une journée entière devant une fenêtre, au 37ème étage d’un hôtel, médite sur la capacité de mise en scène de la ville de Toronto…
NE : J’imagine que tu n’as pas choisi Toronto par hasard. C’est une ville très particulière d’un point de vue cinématographique. Elle fonctionne en association étroite avec Hollywood…
LB : Effectivement. C’est une ville qui travaille en copier / coller avec les Etats-Unis. A Toronto, on sous-produit certaines scènes de films qui sont ensuite réintégrées dans les films américains parce que la production coûte beaucoup moins chère au Canada. Il y a donc des parties de Toronto qui sont censées figurer Chicago. D’autres qui représentent China Town à LA. D’autres encore qui peuvent servir à signifier Downtown Manhattan, New York, etc. Tant et si bien que dans la production hollywoodienne, on a souvent affaire à un simulacre délocalisé ! Dans Vertical Island, il y a des vues aériennes de Toronto, un type de plan que tu trouves aussi bien dans les meilleurs œuvres du cinéma américain actuel (Lynch, Ferrara, etc.) que dans les séries les plus bidons (du genre Flics à New York).
NE : Normalement ces séquences aériennes tiennent un rôle d’articulation fictionnelle. Ce sont des plans transitoires. Mais dans Vertical Island, la fiction semble comme enrayée.
LB : Oui. Ici les séquences aériennes tiennent le spectateur en suspens sur le décor d’une fiction qui ne s’amorce jamais vraiment. D’ailleurs, la musique (composée par Alex Geddie) corrobore cette impression. Une mélodie de guitare post-rock mêlée aux sons lointains de la ville revient sans cesse sans que cette montée en puissance de la musique n’aboutisse vraiment sur un début d’histoire.
NE : Le son est une donnée capitale de ton travail et assez paradoxalement, c’est une donnée que l’on oublie souvent de mentionner. Quand as-tu commencé à travailler avec des artistes sonores ?
LB : C’était sur le tournage de Layers en 2002 pour lequel j’ai sollicité l’aide de Jean-Philippe Roux. Jean-Philippe a composé une musique qui agit par inductions émotionnelles ; une musique qui crée des tensions abstraites en contrepoint des images très lisses du film qui semble se tenir entre shooting de mode et film noir.
NE : Parfois, on est assez proche d’une certaine tradition acousmatique qui mêle le son électronique à des sons concrets.
LB : Oui, les artistes sonores auxquels je fais appel réutilisant le son de mes rushes pour les remixer avec leur propre palette sonore. Dans Sea-Side Hotel, par exemple, Jimmy T associe ses basses au son du vent qui traverse des couloirs vides.
NE : Comment s’organise le travail avec ces artistes ? J’imagine que tu les briefes longuement pour que leur travail s’ajuste au tien…
LB : Non. Je leur donne seulement des indications très générales sur les intentions du projet. Je les laisse ensuite interpréter la pièce, raconter une histoire sur l’histoire, donner corps par le son à une sorte de méta-récit.
NE : Tu es en train de préparer un film qui met en relation deux villes, géographiquement éloignées l’une de l’autre : Brasilia et Chandigarh. Est-ce que tu peux m’apporter des précisions à ce sujet ?
LB : Ce sont deux villes qui m’intéressent en raison leur particularité architecturale. Elles incarnent l’utopie moderniste et sont le reflet l’une de l’autre en dépit de la distance qui les sépare. J’aime penser que Brasilia renvoie l’image floue de Chandigarh et vice versa.
NE : Pourtant, ces villes n’ont pas été créées par les mêmes auteurs. Brasilia a été construite par Oscar Niemeyer et dessinée par Lucio Costa...
LB : Oui. Tandis que Chandigarh (la capitale du Pendjab, au nord de l’Inde) a été dessiné par Le Corbusier. Ces deux capitales ont été dessinées en accord avec les principes de planification urbaine du Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM). Ce sont de pures « cosa mentale » projetées dans le paysage.
NE : Des cités satellites se sont greffées anarchiquement sur les deux villes…
LB : Oui. Et ces cités satellites vont complètement à l’encontre du projet initial ! A Brasilia d’où je reviens c’est assez hallucinant. Ils n’avaient pas prévu de logements pour les ouvriers qui ont construits la ville. Ces derniers ont bâtis des maisons à la périphérie de la ville, à la va-vite, avec les matériaux subsistants. Et c’est comme ça que se sont ébauchées les villes satellites.
NE : Ce sont des bidonvilles ?
LB : Pas vraiment, c’est plutôt des « favelas modernistas ». Il y a quand même une petite infrastructure. En tout cas, la croissance de ces villes est exponentielle. ça s’étend à perte de vue.
NE : C’est un peu la tâche aveugle du plan pilote, la chose qu’on préfère ignorer plutôt que de gâcher par une note pessimiste la pureté du plan initial.
LB : Il y a une charte qui fait que le plan pilote de Brasilia et les secteurs de Chandigarh doivent rester tels quels. Mais c’est un mirage idéaliste. A Brasilia, les constructions « illégales » prolifèrent sur les terrains fédéraux, suivant le nombre de voix dont le gouverneur a besoin pour se faire re-élire… Beaucoup d’appartements attribués par l’état dans les « super-quadras » sont sous-loués aux fonctionnaires les plus aisés par les plus pauvres qui déménagent dans les villes satellites. Les « caroceros » sont installés dans les interstices de la ville. Ils vivent dans des habitats précaires et circulent sur des carrioles de fortune pour ramasser les papiers usagés de l’administration qu’ils vendent aux usines de recyclage. C’est une ville du passé, victime des contradictions internes du plan initial.
NE : Avec bien sûr ce paradoxe qu’elle a été en son temps une ville ultra-contemporaine, une espèce de vision du futur, proche de la science-fiction.
LB : C’est du rétro futurisme. Brasilia génère un effet de rétro-fiction qui te projette dans un temps incertain entre passé et avenir.
NE : Comment va tu nous faire transiter de Brasilia à Chandigarh ?
LB : Ce film va se structurer autour d’une fiction très ouverte, lointainement inspirée d’une nouvelle de Bioy Casares intitulé « Un photographe à La Plata ». Une histoire d’images qui va nous faire passer d’une ville à l’autre. Un photographe disparaît alors qu’il fait un relevé photographique de l’architecture de Brasilia. Dans sa chambre d’hôtel on retrouve les rouleaux de films exposés. L’histoire reprend à Chandigarh où deux femmes commentent ces photos en se déplaçant dans la ville.
NE : Pour toi, les bâtiments, les lieux, les architectures sont vraiment des personnages à part entière.
LB : Les personnages me servent parfois seulement de vecteurs pour aborder des questions liées à l’architecture et à l’urbanisme.
NE : On pourrait aller plus loin : les bâtiments que tu utilises sont tellement saturés d’histoire qu’ils finissent pas avoir plus d’épaisseur psychologique que les individus qu’ils abritent. Je pense notamment au bâtiment que tu utilises dans un des films que tu as tourné au Japon : Les Dormeurs.
LB : C’est vrai. Ce film a été tourné dans la Former Bank of Japan, Hiroshima Branch construite en 1936. C’est un des seuls bâtiments qui aient résisté à la déflagration de la bombe atomique le 6 août 1945 à 8 h 16 du matin. Il est situé à 380 mètres de l’hypocentre et a été transformé en hôpital d’urgence après l’explosion. Pour le tournage, j’ai invité une douzaine d’adolescents à dormir alignés sur des futons dans les coffres de cet édifice chargé de fantômes. Dans l’espace souterrain, silencieux comme un caisson d’isolation sensorielle, leurs rêves individuels se mélangent en un songe collectif qui déplace la symbolique du bâtiment. On ne sait pas trop si ce sont eux qui rêvent où s’ils sont rêvés par le bâtiment. (Quand tu dis que le bâtiment devient individu et renverse le rapport de force avec l’humain, c’est donc assez juste). Dans ce film, Hiroshima, espace de la disparition, de la désintégration est reliée à une île elle aussi chargée d’invisible : Yakushima, à l’extrême sud du Japon. C’est un lieu de pèlerinage, car sa forêt primitive est plantée de cèdres millénaires, abris des kodamas, les esprits de la nature dans la tradition animiste japonaise.
NE : Dans cette jungle tropicale, on peut voir une construction massive qui domine l’océan…Qu’est-ce que c’est ?
LB : C’est un hôpital construit par les occupants américains. Il n’a jamais été mis en service, dans la mesure où l’on a jamais trouvé suffisamment de personnel pour venir travailler dans ce lieu reculé après la Bataille du Pacifique.
NE : J’ai vu que tu as réutilisé des images de cet hôpital dans un autre film : El Brillante. On touche là une autre une autre caractéristique de ton travail qui tient dans le fait que tu tends à faire circuler tes images d’une œuvre à l’autre. Il n’y a pas de frontière hermétique entre tes différents travaux. C’est un phénomène d’ailleurs assez voisin de ce que l’on peut observer chez Lawrence Weiner (un « énoncé-sculpture » se trouvant successivement mis en scène de diverses manières (Livre / Film / Musique, etc.). Chaque médium permettant de voir, comme le dit Weiner, un côté de la sculpture. J’ai pensé à ça en assistant à la performance que tu as faite l’autre jour au Palais de Tokyo( Ondas Tropicais). C’était une sorte d’atelier radiophonique au cours duquel tu présentais des images de Brasilia ; des photos que fictionnalisera ensuite ton film. Même remarque pour Layers, une vidéo qui emprunte 2 plans séquences à Magazine montées avec les photographies de plateau de Magazine. Tes images circulent d’un film à l’autre sans qu’il soit possible d’assigner une limite à leur fuite.
LB : J’aime bien cette idée. Layers superpose effectivement les points de vue du chef-opérateur, du photographe de plateau et du réalisateur sur le même événement (le tournage de Magazine). La libre circulation, la fluidité des formats dont tu parles est très importante pour moi. Le même projet peu devenir successivement une installation multi-écran, un film, un slide show, une émission de radio, etc. Ce sont plusieurs points de vue sur la même proposition ; c’est une façon d’échapper à l’unicité et à la soit-disant autonomie de l’œuvre. Je suis d’accord. Mais c’est aussi pour moi une façon de faire écho au destin actuel des images qui transitent de médium en médium dans une boucle sans fin : d’internet à la télé, en passant par la presse écrite, voire même le téléphone portable. C’est enfin une réponse au monde de l’art qui cherche trop souvent à cataloguer les artistes en production bien repérables (par un effet de branding artistique parfois un peu caricatural).
NE : Pour rester sur une vision globale, ce qui caractérise également une part importante de ton travail, on l’a vu, c’est une certaine fascination pour l’architecture moderne (le plus souvent lorsque celle-ci est asphyxiée par ses propres contradictions !). Même si on quitte le champ de l’image en mouvement et qu’on regarde tes dessins, on retrouve la même passion un peu perverse pour l’esthétique moderne qui se casse les dents contre le réel ; la ruine du projet architectural étant comme anticipée ou programmée par le dessin. Une question s’impose : pourquoi cette obsession pour l’architecture moderne et pour sa faillite ?
LB : Je crois que ce qui m’intéresse surtout c’est la standardisation de cette architecture. Il y a peut-être une origine biographique à tout ça. J’ai grandi entre Marseille, la Réunion et l’Algérie où vivaient mes grands-parents. Et ce qui me frappait déjà à l’époque, c’était la similarité des architectures que je pouvais trouver à l’entrée du désert au Sud d’Oran ou à Marseille. Ces architectures sont en quelque sorte le sous-produit d’un modernisme générique. Ce n’est pas de l’architecture d’auteur.
NE : Ce sont des répliques abâtardies des modèles modernes ?
Le mot « abâtardi » est peut-être trop fort. Je dirais plus simplement que ce sont des « projets type ». C’est pour ça que mes dessins s’appellent « Projet Type ».
LB : Au sens où Le Corbusier disait qu’il fallait développer une architecture type ?
Oui, mais c’est un phénomène qui déborde le cas du Corbusier puisqu’il concerne également tous les architectes soviétiques – ceux-là mêmes qui ont formés les architectes de RDA, de Roumanie, d’Algérie, de Cuba, du Tchad, etc. –. Ces architectes ont également développé des modèles d’architecture-types. Ce qui fait qu’à l’entrée du Sahara, tu peux trouver des cités HLM ou des écoles qui sont exactement les mêmes qu’à Berlin Est.
NE : Il y a eu circulation des modèles…
LB : Voilà : circulation des modèles, standardisation des modèles et, en définitive, inadaptation totale des modèles ! Il n’y a pas très longtemps, je suis allé à Cuba. J’ai vu les mêmes écoles qu’à Berlin ou qu’en Algérie. Ce sentiment de standardisation a fortement imprégné mon imaginaire. Mon dessin Projet-Type 1, par exemple, est inspiré d’une architecture-type existante que j’ai pu voir en Allemagne, en Algérie, mais aussi plus récemment dans la campagne normande, complètement abandonnée à elle-même comme une pièce perdue de notre histoire commune.
Ce que tu ressaisis là via le dessin, c’est finalement tout un pan de l’histoire de la seconde partie du XXème : l’histoire de la reconstruction après guerre qui a été un peu une révision à la baisse des espoirs formés au cours de la première moitié du siècle : la révolution soviétique, le modernisme triomphant, le progrès.
NE : C’est essentiellement à travers le bâti que se cristallisent les utopies, pour le meilleur et pour le pire…
LB : Oui. C’est leur mode de réification principale.
NE : Est-ce que tu peux m’apporter quelques lumières sur un de tes dessins. Le Projet Type 3, par exemple.
LB : Projet type 3 est la modélisation d’une grange. Elle est aujourd’hui inoccupée, mais a été habitée par une communauté hippie qui l’a transformée. C’est une sorte de ruine customisée…
NE : C’est un feuilleté d’histoires successives, une sorte de palimpseste architectural…
LB : Exactement. Chaque strate est représentative d’une époque. Quand tu es face à ce bâtiment, tu peux avoir l’impression d’être confronté à une sorte de rêve oublié et disparu. Je ne sais pas très bien à quoi attribuer ce phénomène. Est-ce lié aux mosaïques sur les murs, aux tessons de bouteille réutilisés à des fins décoratives, à la cheminée faîte à la main, aux lampes marocaines qui devaient servir à produire des light-shows psychédéliques ? Ou est-ce cette architecture éphémère faite de mezzanines et de plateformes pour dormir au style très californien ? Toujours est-il qu’il n’y a ici aucune unité architecturale. Tout semble avoir été fabriqué au fur et à mesure des trips, des délires et des besoins. Au mur, je me souviens qu’il y avait des draps en toile de parachute, c’était tout en bois, très précaire. Cette architecture improvisée est venue se greffer sur une architecture vernaculaire en pierres massives.
NE : Comment as-tu procédé pour établir ton dessin ? Tu as fait un relevé photographique de toute la maison ?
LB : Oui. J’ai photographié chaque signe de présence de la communauté. Sur le dessin, tu peux voir une vue du bâtiment mais aussi, isolés dans des capsules, des détails de l’intérieur. Je n’ai gardé en codes couleurs que les parties qui ont été ajoutées par la communauté.
NE : Comment qualifierais-tu le style de dessin que tu as utilisé ?
LB : J’ai choisi un mode de représentation qui fait écho aux dessins d’architecture de Super Studio ou d’Archizoom – des groupes d’architectes conceptuels et utopistes des années 70 qui n’étaient pas forcément dans la réalisation mais plutôt dans la représentation d’idées. J’y ai ajouté cette grille spatio-temporelle qui renvoie à l’idée d’hétérotopie (ou de dimensions multiples superposées) ainsi que ce couple allongé dans l’herbe avec son bébé. Ce dessin coïncide avec un moment où j’ai commencé à avoir envie de mettre des personnages dans mes dessins d’architecture, un peu comme ces petits personnages lambda que l’on trouve au pied des maquettes d’architecte.
NE : Ou as-tu trouvé ce couple ? C’est un motif emprunté ?
LB : Je l’ai trouvé dans un livre pamphlétaire de Abbie Hoffman qui s’appelle Woodstock Nation (paru en 1969). J’ai choisi de me réapproprier cette photo et de la traiter graphiquement dans le style des silkscreens révolutionnaires des seventies. Traités de cette façon, ces individus deviennent des sortes de personnages génériques qui pourraient habiter ce genre de lieux. Pour moi, ce dessin raconte une histoire. Il raconte l’histoire du bâtiment mais il raconte aussi une histoire politique et une histoire culturelle. C’est presque une histoire de fantôme culturel.
NE : Comme dans Sea-Side Hotel, où le fantôme électronique d’une hôtesse japonaise nous présente un projet architectural grandiose (un grand hôtel panoramique sur le littoral Pacifique au sud du Japon) tandis que l’image nous rive à la ruine dudit projet.
LB : Oui. Et je ne sais pas si tu l’as noté mais ce fantôme emploie tout le vocabulaire du modernisme et notamment cette idée du bâtiment paquebot. Ça peut rappeler Le Corbusier qui disait qu’il fallait renoncer à la façon ancienne de faire les maisons, qu’il fallait désormais se tourner vers les ingénieurs, vers les qualités de l’industrie, penser les bâtiments comme des machines à habiter et qui citait comme exemple la construction des paquebots transatlantiques. On retrouve donc dans ce film cette espèce de métaphore du bateau, cette idée d’autonomie du bâtiment, cette idée qu’il y a tout sur place. Mon hôtesse japonaise est un peu le fantôme du projet architectural. Elle n'est pas vraiment un personnage de récit.
NE : Il y a une sorte de clin d’œil à la culture très japonaise de l’hôtesse.
LB : C’est juste. Au Japon, il y a toujours une hôtesse pour te raconter ce que tu es en train de voir. Mais dans Sea-Side Hotel, comme tu l’as souligné, il y a une déconnexion entre la bande son et l’image.
NE : Par delà les références architecturales explicites, on pourrait aussi y voir une allusion à Frissons (Shivers) le film de David Cronenberg.
LB : C’est vrai.
NE : Au début de Shivers, il y a une voix off qui présente un bâtiment en reprenant tous les poncifs du modernisme. Puis un virus (synthèse d'un aphrodisiaque et d'une maladie vénérienne) contamine le bâtiment. Les gens qui l’habitent sont soudain en proie à une espèce de fureur sexuelle. Ça tourne au massacre, puis ces gens sortent contaminer le reste du monde…
LB : Je trouve ce film intéressant car c’est comme un « collapse » de l’utopie communautaire. Cronenberg prétend qu’il ne connaissait pas JG Ballard à cette époque. Pourtant Ballard a écrit une histoire à peu près similaire au même moment : IGH ; l’histoire d’un bâtiment autonome où les gens sombrent doucement dans la folie et dans l’anthropophagie. Ce sont des gens qui finissent par vivre en autarcie dans un bâtiment de 50 étages d’une perfection toute moderniste et qui se guettent avec des couteaux pour s’entredévorer. Ils sont les victimes d’une sorte d’implosion par laquelle l’utopie se transforme en son contraire : la dystopie. Ce qui est manifeste, c’est le fait que chaque utopie contient en soi, par la rigidité de ses règles et son refus du reste de la réalité, les éléments qui peuvent l’amener à un dysfonctionnement programmé.
A Paris, le 07 août 2006
Nicolas Exertier, "Dystopie Architecturale (Entretien avec Louidgi Beltrame)", première publication dans Art Présence n°59, juillet-août septembre 2006, pp.2-14
© Nicolas Exertier
Louidgi Beltrame s’intéresse précisément à ces « vestiges » du modernisme. Il les traque sans relâche, jusqu’à Hiroshima, Brasilia ou Chandigarh. Il les filme, il les dessine, il les confronte parfois à l’univers glacé des magazines de mode. L’insertion de ces bâtiments dans un cadre fictionnel permet d’un geste à la fois double et contradictoire de relancer leur potentiel utopique tout en en accusant les limites. C’est le cas par exemple avec Ondas Tropicais, œuvre hybride – esquisse d’un film à venir – qui se situe pour l’instant à mi-chemin entre le slide-show et l’atelier radiophonique. Les quelques deux cents images qui défilent sous nos yeux nous conduisent graduellement du centre rétro-futuriste et froid de Brasilia vers la périphérie de la ville (passablement en ruine et délaissée par les plans d’urbanisme). L’environnement sonore composé par Jimmy T à partir du son des rushs de l’artiste amplifie le sentiment croissant de déréliction. Mais par moment, cette impression s’inverse et on en vient à se demander si ce mouvement vers la ruine n’est pas une manière de renouer avec une liberté malencontreusement évincée par la rigidité dogmatique des plans de Niemeyer et Costa.
Nicolas Exertier : Influence, Mélanie Guth, Magazine, Layers : les acteurs de ces films sont des mannequins publicitaires professionnels. Tu me disais l’autre jour que, pour les recruter, tu n’as pas fait de casting cinématographique…
Louidgi Beltrame : C’est exact. Je ne les ai pas fait jouer. J’ai fait ma sélection en travaillant à partir de composites, ces flyers que tu trouves dans les agences de pubs sur lesquels figurent une ou deux photos de l’acteur ainsi que des informations sur son physique et sa personnalité.
NE : Ce type de casting par composites interposés est normalement une méthode réservée à la sélection des acteurs de pubs. Tu ne te souciais pas du tout de tester les capacités de jeu de tes acteurs ?
LB : Je n’en ressentais pas la nécessité. J’avais envie de travailler avec des gens qui arrivent devant la caméra avec un statut d’image incarnée ; des gens qui, dans la vie professionnelle, sont des images. Je ne me souciais pas du tout de créer des personnages avec une épaisseur psychologique et une histoire personnelle.
NE : Certains de tes films ont un aspect « image de papier glacé ». Je pense à Magazine par exemple. Mais cette perfection glacée vacille via la voix des acteurs.
LB : Oui. Pour Magazine, j’ai travaillé avec le chef opérateur pour avoir cet éclairage « hyperréaliste »; une lumière sans ombre qui évoque l’image publicitaire. Effectivement, à l’image, ces modèles gardent une parfaite assurance. Tout donne à penser que ces acteurs sont en situation de maîtrise optimale et en même temps quand ils parlent, il est manifeste qu’ils n’arrivent pas à avoir le poli du ton publicitaire. Ça vacille, il y a une fragilité. Leur expérience professionnelle leur a donné une maîtrise du corps ; pas de la voix.
NE : Et c’est par les failles du jeu verbal que l’émotion peut filtrer.
LB : Oui. D’un point de vue cinématographique, c’est également ce qui fait qu’à un moment, on peut dire : « tiens, c’est bizarre, ces acteurs ne sont pas très bons. Ce qu’ils disent sonne faux ». Mais, c’est également ce qui fait que d’un autre côté, sur un plan plus conceptuel, ça devient plus intéressant pour moi. Le modèle glacé est mis en péril par une émotion qui, en dépit de mes consignes, continue à passer. Je suis à l’affût de toutes ces choses qui se réveillent dans leur subjectivité, des micro-événements en fait, qui vont fissurer leur image glacée, professionnelle. Ces « images incarnées » plongées dans l’inaction, le désoeuvrement, produisent une atmosphère à travers un geste qui leur échappe. Ça peut être une tension nerveuse, un jeu de séduction ou de l’ennui profond, peu importe. Ce surgissement de l’intériorité, de la fragilité est un peu l’antithèse des valeurs prônées par les médias et la société en générale…
NE : Cet aspect émotionnel démenti par l’image est également présent dans Influence, par exemple.
LB : C’est vrai mais la situation est assez différente car contrairement à Magazine qui suit un script très programmatique, Influence est largement fondé sur l’improvisation. Pour le tournage d’Influence, nous nous sommes enfermés 5 jours durant dans une maison. Les acteurs rentraient à l’Hôtel le soir car je n’avais l’intention de faire de la télé-réalité. Mais c’est un tournage qui s’est fait dans des conditions proches de la claustration totale. Le but du jeu était de déprogrammer ces modèles publicitaires. Au lieu de les astreindre à des dialogues prédéfinis ou à déclamer des slogans, je les ai invités à improviser. Je m’étais fait prêter une maison qu’on a complètement vidée et réaménagée pour l’occasion. On a gardé le minimum (en l’occurrence : un lit, des fauteuils, une table basse et un canapé).
NE : D’habitude, les modèles publicitaires sont presque ventriloqués par le produit ou le style de vie qu’ils ont à vendre.
LB : Oui, l’image de la ventriloquie est très juste.
NE : Ton travail était-il une façon symbolique de les soustraire à cette situation ?
LB : J’ai d’abord envisagé ce travail comme une expérience filmique. Il s’agissait surtout de voir comment ces personnages désactivés allaient fonctionner. S’il y a un effet de libération symbolique, tant mieux…Mais ce n’était pas mon objectif principal.
NE : Comment tes acteurs ont-ils vécu leur « déprogrammation » ?
LB : Le tournage a été ponctué par quelques crises de nerfs. L’ambiance était un peu spéciale parce qu’on n’avait rien à faire de particulier. On n’avait pas de lignes prédéfinies à part des situations très générales. Et du coup, chacun était désorienté ; de l’habilleuse qui devenait hystérique au chef opérateur qui faisait des plans séquences de trois quart d’heure durant lesquelles les acteurs ne se disaient rien ou trinquaient en parlant vaguement d’un voyage au Japon. J’avais suggéré au départ quelques sujets de discussion : des questions tirées d’interviews trouvés dans des magazines. J’ai d’ailleurs utilisé ces questions pour le sous-titrage du film que j’ai réalisé juste après : Mélanie Guth.
NE : Influence apparaît également comme la rencontre de deux utopies : utopie communicationnelle « capitaliste » versus utopie architecturale de Jean Prouvé. Les mannequins publicitaires que tu as sollicités représentent en effet le tout communiquant…
LB : Oui. La télé, le monde publicitaire, c’est un peu l’utopie ultime du capitalisme. C’est une utopie très sombre, mais bien réelle. Il suffit d’allumer l’écran pour s’en rendre compte. Ces mannequins incarnent cette utopie. Quand ils vendent un site web, par exemple, ou une voiture…Dans Influence, ce degré zéro de l’utopie rencontre l’architecture de Jean Prouvé. J’ai utilisé dans ce film un processus de montage caractéristique des sitcoms : une majorité de scènes en intérieur ponctuées de vues extérieures de bâtiments dans lesquels est censé se dérouler l’action. A ceci près que j’exacerbe vraiment ce processus par la répétition et la durée des plans : ici les extérieurs sont les pavillons de la Cité Sans Soucis de Jean Prouvé ! Une Cité sans Soucis dont mes « personnages » semblent ne jamais sortir.
NE : La Cité sans Soucis a été construite à partir d’un prototype architectural dérivé d’un container...
LB : Oui. Prouvé cherchait à échapper au modèle des cités d’après-guerre. Il voulait faire des maisons individuelles, rapidement, toutes différentes et à bon prix. Il a programmé une dizaine de bâtiments mais, par les méandres de l’industrialisation, ils n’ont jamais été développés. Ils sont restés à l’état de prototype.
NE : Il en existe quelques exemplaires à Meudon. Ceux que tu as filmés, précisément. Ils ont été habités ?
LB : Oui et ils le sont toujours. Mais par des architectes, des dentistes, etc. C’est devenu quelque chose d’extrêmement précieux, à l’antipode même de la fonction initiale de ces bâtiments et surtout du projet politique de Prouvé. C’est une totale réussite plastique…
NE : …mais en même temps, il y a une certaine forme d’échec pratique.
LB : C’est le moins que l’on puisse dire ! Lorsque je suis allé à Meudon en août, la Cité sans Soucis était vide. Un seul locataire était présent. C’était un peu comme la ville du Prisonnier. J’ai filmé les bâtiments d’une façon neutre et distanciée un peu comme de la vidéosurveillance. Je me suis servi de ces plans fixes pour marquer le temps qui passe au sein du film, marquer la succession des jours et des nuits. Je voulais saisir par l’image cette utopie qui n’a pas fonctionnée faute d’avoir trouvé des producteurs.
NE : Personne n’a voulu tenter l’expérience à l’échelle industrielle…
LB : Aujourd’hui, chaque pavillon de la Cité sans Soucis est devenu une sorte d’objet de luxe. D’ailleurs, il y a une conjonction logique entre la faillite sociale de ce projet et ces personnages qui représentent pour moi cette nouvelle espèce « d’utopie » triomphante – je dis ça avec un certain cynisme – d’utopie capitaliste.
NE : Pour garder « l’aspect émotionnel » dont tu parles, comment procèdes-tu ? Tu fais peu de prises, non ?
LB : Ça dépend. Magazine est un peu un cas particulier parce que c’est le seul film que j’ai réalisé en 16 mm. Pour ce film, on a fait très peu de prises. Ça a été rapide car il y avait un script précis à suivre. Il y avait quelque chose d’assez brutal dans le fait de leur dire : « Voilà, tu dis cette phrase. Tu te déplaces comme ça. Tu suis le programme ». Avec cette tension, l’émotion ressortait tout de suite. Ce film est tellement générique que seule la légère déviation par rapport à l’effet moyenne est perçue. Par contre, quand je travaille en vidéo, je mise plutôt sur des temps d’attente au cours desquels je laisse les choses advenir. C’est le cas de Vertical Island par exemple avec cette jeune femme qui, postée une journée entière devant une fenêtre, au 37ème étage d’un hôtel, médite sur la capacité de mise en scène de la ville de Toronto…
NE : J’imagine que tu n’as pas choisi Toronto par hasard. C’est une ville très particulière d’un point de vue cinématographique. Elle fonctionne en association étroite avec Hollywood…
LB : Effectivement. C’est une ville qui travaille en copier / coller avec les Etats-Unis. A Toronto, on sous-produit certaines scènes de films qui sont ensuite réintégrées dans les films américains parce que la production coûte beaucoup moins chère au Canada. Il y a donc des parties de Toronto qui sont censées figurer Chicago. D’autres qui représentent China Town à LA. D’autres encore qui peuvent servir à signifier Downtown Manhattan, New York, etc. Tant et si bien que dans la production hollywoodienne, on a souvent affaire à un simulacre délocalisé ! Dans Vertical Island, il y a des vues aériennes de Toronto, un type de plan que tu trouves aussi bien dans les meilleurs œuvres du cinéma américain actuel (Lynch, Ferrara, etc.) que dans les séries les plus bidons (du genre Flics à New York).
NE : Normalement ces séquences aériennes tiennent un rôle d’articulation fictionnelle. Ce sont des plans transitoires. Mais dans Vertical Island, la fiction semble comme enrayée.
LB : Oui. Ici les séquences aériennes tiennent le spectateur en suspens sur le décor d’une fiction qui ne s’amorce jamais vraiment. D’ailleurs, la musique (composée par Alex Geddie) corrobore cette impression. Une mélodie de guitare post-rock mêlée aux sons lointains de la ville revient sans cesse sans que cette montée en puissance de la musique n’aboutisse vraiment sur un début d’histoire.
NE : Le son est une donnée capitale de ton travail et assez paradoxalement, c’est une donnée que l’on oublie souvent de mentionner. Quand as-tu commencé à travailler avec des artistes sonores ?
LB : C’était sur le tournage de Layers en 2002 pour lequel j’ai sollicité l’aide de Jean-Philippe Roux. Jean-Philippe a composé une musique qui agit par inductions émotionnelles ; une musique qui crée des tensions abstraites en contrepoint des images très lisses du film qui semble se tenir entre shooting de mode et film noir.
NE : Parfois, on est assez proche d’une certaine tradition acousmatique qui mêle le son électronique à des sons concrets.
LB : Oui, les artistes sonores auxquels je fais appel réutilisant le son de mes rushes pour les remixer avec leur propre palette sonore. Dans Sea-Side Hotel, par exemple, Jimmy T associe ses basses au son du vent qui traverse des couloirs vides.
NE : Comment s’organise le travail avec ces artistes ? J’imagine que tu les briefes longuement pour que leur travail s’ajuste au tien…
LB : Non. Je leur donne seulement des indications très générales sur les intentions du projet. Je les laisse ensuite interpréter la pièce, raconter une histoire sur l’histoire, donner corps par le son à une sorte de méta-récit.
NE : Tu es en train de préparer un film qui met en relation deux villes, géographiquement éloignées l’une de l’autre : Brasilia et Chandigarh. Est-ce que tu peux m’apporter des précisions à ce sujet ?
LB : Ce sont deux villes qui m’intéressent en raison leur particularité architecturale. Elles incarnent l’utopie moderniste et sont le reflet l’une de l’autre en dépit de la distance qui les sépare. J’aime penser que Brasilia renvoie l’image floue de Chandigarh et vice versa.
NE : Pourtant, ces villes n’ont pas été créées par les mêmes auteurs. Brasilia a été construite par Oscar Niemeyer et dessinée par Lucio Costa...
LB : Oui. Tandis que Chandigarh (la capitale du Pendjab, au nord de l’Inde) a été dessiné par Le Corbusier. Ces deux capitales ont été dessinées en accord avec les principes de planification urbaine du Congrès International d’Architecture Moderne (CIAM). Ce sont de pures « cosa mentale » projetées dans le paysage.
NE : Des cités satellites se sont greffées anarchiquement sur les deux villes…
LB : Oui. Et ces cités satellites vont complètement à l’encontre du projet initial ! A Brasilia d’où je reviens c’est assez hallucinant. Ils n’avaient pas prévu de logements pour les ouvriers qui ont construits la ville. Ces derniers ont bâtis des maisons à la périphérie de la ville, à la va-vite, avec les matériaux subsistants. Et c’est comme ça que se sont ébauchées les villes satellites.
NE : Ce sont des bidonvilles ?
LB : Pas vraiment, c’est plutôt des « favelas modernistas ». Il y a quand même une petite infrastructure. En tout cas, la croissance de ces villes est exponentielle. ça s’étend à perte de vue.
NE : C’est un peu la tâche aveugle du plan pilote, la chose qu’on préfère ignorer plutôt que de gâcher par une note pessimiste la pureté du plan initial.
LB : Il y a une charte qui fait que le plan pilote de Brasilia et les secteurs de Chandigarh doivent rester tels quels. Mais c’est un mirage idéaliste. A Brasilia, les constructions « illégales » prolifèrent sur les terrains fédéraux, suivant le nombre de voix dont le gouverneur a besoin pour se faire re-élire… Beaucoup d’appartements attribués par l’état dans les « super-quadras » sont sous-loués aux fonctionnaires les plus aisés par les plus pauvres qui déménagent dans les villes satellites. Les « caroceros » sont installés dans les interstices de la ville. Ils vivent dans des habitats précaires et circulent sur des carrioles de fortune pour ramasser les papiers usagés de l’administration qu’ils vendent aux usines de recyclage. C’est une ville du passé, victime des contradictions internes du plan initial.
NE : Avec bien sûr ce paradoxe qu’elle a été en son temps une ville ultra-contemporaine, une espèce de vision du futur, proche de la science-fiction.
LB : C’est du rétro futurisme. Brasilia génère un effet de rétro-fiction qui te projette dans un temps incertain entre passé et avenir.
NE : Comment va tu nous faire transiter de Brasilia à Chandigarh ?
LB : Ce film va se structurer autour d’une fiction très ouverte, lointainement inspirée d’une nouvelle de Bioy Casares intitulé « Un photographe à La Plata ». Une histoire d’images qui va nous faire passer d’une ville à l’autre. Un photographe disparaît alors qu’il fait un relevé photographique de l’architecture de Brasilia. Dans sa chambre d’hôtel on retrouve les rouleaux de films exposés. L’histoire reprend à Chandigarh où deux femmes commentent ces photos en se déplaçant dans la ville.
NE : Pour toi, les bâtiments, les lieux, les architectures sont vraiment des personnages à part entière.
LB : Les personnages me servent parfois seulement de vecteurs pour aborder des questions liées à l’architecture et à l’urbanisme.
NE : On pourrait aller plus loin : les bâtiments que tu utilises sont tellement saturés d’histoire qu’ils finissent pas avoir plus d’épaisseur psychologique que les individus qu’ils abritent. Je pense notamment au bâtiment que tu utilises dans un des films que tu as tourné au Japon : Les Dormeurs.
LB : C’est vrai. Ce film a été tourné dans la Former Bank of Japan, Hiroshima Branch construite en 1936. C’est un des seuls bâtiments qui aient résisté à la déflagration de la bombe atomique le 6 août 1945 à 8 h 16 du matin. Il est situé à 380 mètres de l’hypocentre et a été transformé en hôpital d’urgence après l’explosion. Pour le tournage, j’ai invité une douzaine d’adolescents à dormir alignés sur des futons dans les coffres de cet édifice chargé de fantômes. Dans l’espace souterrain, silencieux comme un caisson d’isolation sensorielle, leurs rêves individuels se mélangent en un songe collectif qui déplace la symbolique du bâtiment. On ne sait pas trop si ce sont eux qui rêvent où s’ils sont rêvés par le bâtiment. (Quand tu dis que le bâtiment devient individu et renverse le rapport de force avec l’humain, c’est donc assez juste). Dans ce film, Hiroshima, espace de la disparition, de la désintégration est reliée à une île elle aussi chargée d’invisible : Yakushima, à l’extrême sud du Japon. C’est un lieu de pèlerinage, car sa forêt primitive est plantée de cèdres millénaires, abris des kodamas, les esprits de la nature dans la tradition animiste japonaise.
NE : Dans cette jungle tropicale, on peut voir une construction massive qui domine l’océan…Qu’est-ce que c’est ?
LB : C’est un hôpital construit par les occupants américains. Il n’a jamais été mis en service, dans la mesure où l’on a jamais trouvé suffisamment de personnel pour venir travailler dans ce lieu reculé après la Bataille du Pacifique.
NE : J’ai vu que tu as réutilisé des images de cet hôpital dans un autre film : El Brillante. On touche là une autre une autre caractéristique de ton travail qui tient dans le fait que tu tends à faire circuler tes images d’une œuvre à l’autre. Il n’y a pas de frontière hermétique entre tes différents travaux. C’est un phénomène d’ailleurs assez voisin de ce que l’on peut observer chez Lawrence Weiner (un « énoncé-sculpture » se trouvant successivement mis en scène de diverses manières (Livre / Film / Musique, etc.). Chaque médium permettant de voir, comme le dit Weiner, un côté de la sculpture. J’ai pensé à ça en assistant à la performance que tu as faite l’autre jour au Palais de Tokyo( Ondas Tropicais). C’était une sorte d’atelier radiophonique au cours duquel tu présentais des images de Brasilia ; des photos que fictionnalisera ensuite ton film. Même remarque pour Layers, une vidéo qui emprunte 2 plans séquences à Magazine montées avec les photographies de plateau de Magazine. Tes images circulent d’un film à l’autre sans qu’il soit possible d’assigner une limite à leur fuite.
LB : J’aime bien cette idée. Layers superpose effectivement les points de vue du chef-opérateur, du photographe de plateau et du réalisateur sur le même événement (le tournage de Magazine). La libre circulation, la fluidité des formats dont tu parles est très importante pour moi. Le même projet peu devenir successivement une installation multi-écran, un film, un slide show, une émission de radio, etc. Ce sont plusieurs points de vue sur la même proposition ; c’est une façon d’échapper à l’unicité et à la soit-disant autonomie de l’œuvre. Je suis d’accord. Mais c’est aussi pour moi une façon de faire écho au destin actuel des images qui transitent de médium en médium dans une boucle sans fin : d’internet à la télé, en passant par la presse écrite, voire même le téléphone portable. C’est enfin une réponse au monde de l’art qui cherche trop souvent à cataloguer les artistes en production bien repérables (par un effet de branding artistique parfois un peu caricatural).
NE : Pour rester sur une vision globale, ce qui caractérise également une part importante de ton travail, on l’a vu, c’est une certaine fascination pour l’architecture moderne (le plus souvent lorsque celle-ci est asphyxiée par ses propres contradictions !). Même si on quitte le champ de l’image en mouvement et qu’on regarde tes dessins, on retrouve la même passion un peu perverse pour l’esthétique moderne qui se casse les dents contre le réel ; la ruine du projet architectural étant comme anticipée ou programmée par le dessin. Une question s’impose : pourquoi cette obsession pour l’architecture moderne et pour sa faillite ?
LB : Je crois que ce qui m’intéresse surtout c’est la standardisation de cette architecture. Il y a peut-être une origine biographique à tout ça. J’ai grandi entre Marseille, la Réunion et l’Algérie où vivaient mes grands-parents. Et ce qui me frappait déjà à l’époque, c’était la similarité des architectures que je pouvais trouver à l’entrée du désert au Sud d’Oran ou à Marseille. Ces architectures sont en quelque sorte le sous-produit d’un modernisme générique. Ce n’est pas de l’architecture d’auteur.
NE : Ce sont des répliques abâtardies des modèles modernes ?
Le mot « abâtardi » est peut-être trop fort. Je dirais plus simplement que ce sont des « projets type ». C’est pour ça que mes dessins s’appellent « Projet Type ».
LB : Au sens où Le Corbusier disait qu’il fallait développer une architecture type ?
Oui, mais c’est un phénomène qui déborde le cas du Corbusier puisqu’il concerne également tous les architectes soviétiques – ceux-là mêmes qui ont formés les architectes de RDA, de Roumanie, d’Algérie, de Cuba, du Tchad, etc. –. Ces architectes ont également développé des modèles d’architecture-types. Ce qui fait qu’à l’entrée du Sahara, tu peux trouver des cités HLM ou des écoles qui sont exactement les mêmes qu’à Berlin Est.
NE : Il y a eu circulation des modèles…
LB : Voilà : circulation des modèles, standardisation des modèles et, en définitive, inadaptation totale des modèles ! Il n’y a pas très longtemps, je suis allé à Cuba. J’ai vu les mêmes écoles qu’à Berlin ou qu’en Algérie. Ce sentiment de standardisation a fortement imprégné mon imaginaire. Mon dessin Projet-Type 1, par exemple, est inspiré d’une architecture-type existante que j’ai pu voir en Allemagne, en Algérie, mais aussi plus récemment dans la campagne normande, complètement abandonnée à elle-même comme une pièce perdue de notre histoire commune.
Ce que tu ressaisis là via le dessin, c’est finalement tout un pan de l’histoire de la seconde partie du XXème : l’histoire de la reconstruction après guerre qui a été un peu une révision à la baisse des espoirs formés au cours de la première moitié du siècle : la révolution soviétique, le modernisme triomphant, le progrès.
NE : C’est essentiellement à travers le bâti que se cristallisent les utopies, pour le meilleur et pour le pire…
LB : Oui. C’est leur mode de réification principale.
NE : Est-ce que tu peux m’apporter quelques lumières sur un de tes dessins. Le Projet Type 3, par exemple.
LB : Projet type 3 est la modélisation d’une grange. Elle est aujourd’hui inoccupée, mais a été habitée par une communauté hippie qui l’a transformée. C’est une sorte de ruine customisée…
NE : C’est un feuilleté d’histoires successives, une sorte de palimpseste architectural…
LB : Exactement. Chaque strate est représentative d’une époque. Quand tu es face à ce bâtiment, tu peux avoir l’impression d’être confronté à une sorte de rêve oublié et disparu. Je ne sais pas très bien à quoi attribuer ce phénomène. Est-ce lié aux mosaïques sur les murs, aux tessons de bouteille réutilisés à des fins décoratives, à la cheminée faîte à la main, aux lampes marocaines qui devaient servir à produire des light-shows psychédéliques ? Ou est-ce cette architecture éphémère faite de mezzanines et de plateformes pour dormir au style très californien ? Toujours est-il qu’il n’y a ici aucune unité architecturale. Tout semble avoir été fabriqué au fur et à mesure des trips, des délires et des besoins. Au mur, je me souviens qu’il y avait des draps en toile de parachute, c’était tout en bois, très précaire. Cette architecture improvisée est venue se greffer sur une architecture vernaculaire en pierres massives.
NE : Comment as-tu procédé pour établir ton dessin ? Tu as fait un relevé photographique de toute la maison ?
LB : Oui. J’ai photographié chaque signe de présence de la communauté. Sur le dessin, tu peux voir une vue du bâtiment mais aussi, isolés dans des capsules, des détails de l’intérieur. Je n’ai gardé en codes couleurs que les parties qui ont été ajoutées par la communauté.
NE : Comment qualifierais-tu le style de dessin que tu as utilisé ?
LB : J’ai choisi un mode de représentation qui fait écho aux dessins d’architecture de Super Studio ou d’Archizoom – des groupes d’architectes conceptuels et utopistes des années 70 qui n’étaient pas forcément dans la réalisation mais plutôt dans la représentation d’idées. J’y ai ajouté cette grille spatio-temporelle qui renvoie à l’idée d’hétérotopie (ou de dimensions multiples superposées) ainsi que ce couple allongé dans l’herbe avec son bébé. Ce dessin coïncide avec un moment où j’ai commencé à avoir envie de mettre des personnages dans mes dessins d’architecture, un peu comme ces petits personnages lambda que l’on trouve au pied des maquettes d’architecte.
NE : Ou as-tu trouvé ce couple ? C’est un motif emprunté ?
LB : Je l’ai trouvé dans un livre pamphlétaire de Abbie Hoffman qui s’appelle Woodstock Nation (paru en 1969). J’ai choisi de me réapproprier cette photo et de la traiter graphiquement dans le style des silkscreens révolutionnaires des seventies. Traités de cette façon, ces individus deviennent des sortes de personnages génériques qui pourraient habiter ce genre de lieux. Pour moi, ce dessin raconte une histoire. Il raconte l’histoire du bâtiment mais il raconte aussi une histoire politique et une histoire culturelle. C’est presque une histoire de fantôme culturel.
NE : Comme dans Sea-Side Hotel, où le fantôme électronique d’une hôtesse japonaise nous présente un projet architectural grandiose (un grand hôtel panoramique sur le littoral Pacifique au sud du Japon) tandis que l’image nous rive à la ruine dudit projet.
LB : Oui. Et je ne sais pas si tu l’as noté mais ce fantôme emploie tout le vocabulaire du modernisme et notamment cette idée du bâtiment paquebot. Ça peut rappeler Le Corbusier qui disait qu’il fallait renoncer à la façon ancienne de faire les maisons, qu’il fallait désormais se tourner vers les ingénieurs, vers les qualités de l’industrie, penser les bâtiments comme des machines à habiter et qui citait comme exemple la construction des paquebots transatlantiques. On retrouve donc dans ce film cette espèce de métaphore du bateau, cette idée d’autonomie du bâtiment, cette idée qu’il y a tout sur place. Mon hôtesse japonaise est un peu le fantôme du projet architectural. Elle n'est pas vraiment un personnage de récit.
NE : Il y a une sorte de clin d’œil à la culture très japonaise de l’hôtesse.
LB : C’est juste. Au Japon, il y a toujours une hôtesse pour te raconter ce que tu es en train de voir. Mais dans Sea-Side Hotel, comme tu l’as souligné, il y a une déconnexion entre la bande son et l’image.
NE : Par delà les références architecturales explicites, on pourrait aussi y voir une allusion à Frissons (Shivers) le film de David Cronenberg.
LB : C’est vrai.
NE : Au début de Shivers, il y a une voix off qui présente un bâtiment en reprenant tous les poncifs du modernisme. Puis un virus (synthèse d'un aphrodisiaque et d'une maladie vénérienne) contamine le bâtiment. Les gens qui l’habitent sont soudain en proie à une espèce de fureur sexuelle. Ça tourne au massacre, puis ces gens sortent contaminer le reste du monde…
LB : Je trouve ce film intéressant car c’est comme un « collapse » de l’utopie communautaire. Cronenberg prétend qu’il ne connaissait pas JG Ballard à cette époque. Pourtant Ballard a écrit une histoire à peu près similaire au même moment : IGH ; l’histoire d’un bâtiment autonome où les gens sombrent doucement dans la folie et dans l’anthropophagie. Ce sont des gens qui finissent par vivre en autarcie dans un bâtiment de 50 étages d’une perfection toute moderniste et qui se guettent avec des couteaux pour s’entredévorer. Ils sont les victimes d’une sorte d’implosion par laquelle l’utopie se transforme en son contraire : la dystopie. Ce qui est manifeste, c’est le fait que chaque utopie contient en soi, par la rigidité de ses règles et son refus du reste de la réalité, les éléments qui peuvent l’amener à un dysfonctionnement programmé.
A Paris, le 07 août 2006
Nicolas Exertier, "Dystopie Architecturale (Entretien avec Louidgi Beltrame)", première publication dans Art Présence n°59, juillet-août septembre 2006, pp.2-14
© Nicolas Exertier
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