John Armleder, Chez Quartier, Genève, 25 novembre 2014, © Nicolas Exertier |
John
Armleder : Je ne cherche jamais à orienter l'interprétation.
Il m'arrive de prendre appui sur des éléments autobiographiques
même si cette dimension m'ennuie un peu. « Où sont les
sauces ? » : c'est la première chose que j'ai
vraisemblablement dite à mon fils en le voyant arriver dans ma
chambre à l'hôpital lorsque je revenais d'une autre planète. Il me
semble en effet que je me suis exclamé : « où sont les
sauces ? ». C'est donc une autocitation hautement
énigmatique. Je ne sais pas très bien à quoi je pensais quand j'ai
dit ça. Après, je lui ai dit : « comment vont tes
parents ? » Mais en fait, je pense que je voulais dire :
« comment va ta mère ? » Je pense d'ailleurs que c'est Mai-Thu [Perret] qui est arrivé à lire sur mes
lèvres ce que je disais. Par la suite, on a reparlé de temps en
temps de cette phrase. Peut-être que j'ai toujours pensé que
c'était un titre d'exposition parfait. En parlant avec Stéphanie
Moisdon, il m'a semblé que c'était un titre parfaitement approprié.
Mais ça ne veut à proprement parler rien dire. Ce n'est pas un
programme.
NE :
Tu as souvent fait usage de métaphores culinaires pour parler d'art, n'est-ce pas ?
JA :
Tout à fait. Les mille-feuilles, les aspics et ce genre de choses
reviennent souvent dans mes propos. Et les sauces aussi ! Ça
semblait sans doute approprié pour cette raison mais aussi parce
qu'il y a là une incitation à la fausse route. La fausse indication
est quelque chose que j'aime bien. C'est la raison pour laquelle
j'utilise désormais avec plaisir les titres après n'en avoir pas
mis pendant des années. Les titres suggèrent une voix indépendante
de moi. D'ailleurs, on est bien obligé de reconnaître que l’œuvre
elle-même produit exactement le même effet...
NE :
Elle est une sorte de voix autonome, presque fantomatique et sans
ancrage.
JA :
Oui. On attribue trop facilement à l'artiste des intentions qui, la
plupart du temps, le dépassent totalement. Généralement, il n'est
plus là pour confirmer ou réfuter une interprétation ou pire, même
lorsqu'il est vivant, il n'en est tout simplement pas capable. Face à
une œuvre, on invente chaque fois une histoire. L’œuvre, dans le
fond, sert à ça. Elle sert de prétexte à l'invention du
regardeur. Mais c'est un peu duchampien, cette histoire. Quoiqu'il en
soit, il semble difficile de se soustraire à ce mécanisme. De toute
façon, titre ou pas titre, on n'échappe à rien. Mais on peut
également dire l'inverse : on échappe à tout parce qu'à
partir du moment où on choisit un titre, on met nécessairement de
côté toutes les autres évocations possibles. Donc, « Où
sont les sauces ? » tombait bien.
NE :
Cet aspect « fausse piste », ce renoncement concernant la
signification allait un peu dans le sens du graffiti que tu avais
placé il y a quelques années au mamco à l'entrée de ton
exposition : « Oh ! et puis non ».
JA :
C'était au départ un graffiti qui se trouvait non loin d'ici. A
l'époque, je vivais avec Sylvie Fleury à la Villa Magica et en
descendant, on tombait toujours sur ce graffiti assez grand :
« Oh ! et puis non ». Ça m'intriguait énormément.
A chaque fois, je me disais : « pourquoi quelqu'un se
donne-t-il la peine d'écrire un renoncement en quelque sorte auquel
il ne renonce pas complètement puisqu'il tatoue malgré tout une façade avec
ce message ?" J'ai repris ce graffiti au dernier étage du mamco qui était soit le
début soit la fin de l'exposition selon le sens de visite choisi par le visiteur. Ce sont des faux programmes, en fait.
NE :
D'accord. Je pensais qu'on pouvait établir un lien même si « Oh !
et puis non » n'était certes pas le titre de
l'exposition.
JA :
Oui, oui absolument. Tu as raison. Il y a sans doute un lien.
NE : Qu'en est-il de la sélection des œuvres que tu as présentées au
Consortium ? Comment as-tu procédé ?
JA :
L'occasion fait le larron. C'est toujours un peu comme ça.
L'occasion dépend par exemple de la disponibilité des œuvres au
moment où doit avoir lieu l'exposition, de l'espace utilisable et du
budget qui permet d'assembler les pièces. Dans le cas de « Où
sont les sauces ? », il y avait aussi une autre
contrainte : ça ne devait pas être une exposition avec des
œuvres nouvelles. Il s'agissait de rassembler un certain nombre
d’œuvres qui étaient en principe sur place et qui, en plus de ça,
avaient été au préalable déjà exploitées. Ce qui a incité
Stéphanie à faire cette exposition, c'était une pièce (Apparences
Confuses) qui était dans l'exposition que j'ai faite à l'ELAC à
Renens. Cette œuvre est composée de six peintures reliées les unes
aux autres par des rideaux de filaments argentés, ce qui lui donne
un aspect assez monumental. Les peintures ont été faites à plat
avec ce que j'appelle des flaques, des puddles. Au départ, ce
n'était que cela. Je les avais réalisées à Lausanne et Stéphanie,
qui enseigne là-bas a pensé : « oh ! », « Oh
! et puis oui », « Pourquoi ne pas les exposer au
Consortium » ? On devait le faire l'année prochaine. Et
le Consortium étant le Consortium, ils m'ont dit qu'il pourrait être
intéressant de faire une exposition beaucoup plus grande. De là,
est parti le projet d'exposition. Et c'est peut-être aussi pour ça
que l'exposition est sous-tendue par une orientation très picturale.
Mais peut-être est-ce aussi parce que ces derniers temps, j'ai fait
beaucoup d'expositions comme ça, à vrai dire. Les deux expositions
dont je t'ai donné les cartons d'invitation, (c'est-à-dire celle de
Brooklyn et celle de Bruxelles) sont très picturales également. En
ce qui concerne Bruxelles, ce ne sont que des peintures de la famille
des Puddles. Il y a certes une peinture murale aussi. Mais à
l'exception de cette dernière, il ne s'agit que de peintures faites
à plat. A Brooklyn, il s'agit essentiellement de peintures,
également. Devant l'une d'entre elles, j'ai placé des chaises, ce
qui tend à la transformer en Furniture Sculpture.
John M Armleder – Apparences confuses II à VII (g. à d.), médias mixtes sur toiles, 280x200 cm. Courtoise Galerie Andrea Caratsch |
NE :
Les Puddle Paintings sont produites selon le
même mode opératoire que les Pour Paintings ?
JA :
Oui, la seule différence tient au fait que ces peintures sont
peintes à plat. Il y a une surcharge de couleurs. Ce sont des
inondations. Je les appelais d'ailleurs explicitement Inondations
dans les années 80. Comme pour les Pour
Paintings, j'utilise des
peintures qui ne sont pas forcément miscibles et qui vont réagir.
Dans les Puddles,
la réaction chimique est sans doute plus vive car la peinture stagne
au lieu de s'écouler.
NE :
J'ai vu que certaines d'entre elles ont littéralement craqué.
JA :
Oui, certaines ont même explosé. Il y a longtemps de cela, chez
Massimo de Carlo, j'ai réalisé des coulées. J'avais disposé des
toiles au dessous des œuvres de manière à récupérer l'excédent
de peinture (qui sans quoi allait se répandre au sol) et de manière à en faire
des flaques. Comme ce n'était naturellement pas sec, on a stocké
ces Puddles dans une
cave. Un mois plus tard, j'ai demandé par téléphone à
Massimo s'il avait vu ce qui était arrivé à ces peintures. Et
il m'a répondu : « non, je n'ai pas vu. Je vais vite voir
dans la cave. Restons en ligne ». Quelques instants plus tard,
Massimo est revenu et m'a dit : « Tu sais, tu en a fait
quatre. Il n'en reste que 3 ». L'une d'entre elles avait
littéralement explosé. La toile s'était désintégrée. Il n'y
avait plus de tissu. Il ne restait que le châssis. Il y avait des
petits éclats de couleurs partout sur le mur et sur les autres
toiles. Je n'ai pas gardé la recette de ce Puddle, hélas. C'est bien
dommage. J'aurais peut-être pu recevoir le Nobel !
NE :
Le fait que ces peintures travaillent ainsi, le fait qu'elle
s'altèrent, quid si ça disparaît totalement ? Est-ce le
processus de dégradation permanente de l'objet qui t'intéresse ?
JA :
Je ne sais pas vraiment ce qui m'intéresse. Ou alors, au niveau le
plus immédiat, ça tient peut-être au fait que lorsque je peins la
toile, je ne suis pas du tout en mesure de voir ce qu'elle va devenir
puisqu'elle va continuer à se transformer pendant que je lui tourne
le dos. Je n'ai donc aucune idée de ce que je fais. Il se produit un
peu la même chose quand je tire une ligne avec une règle. Après
tout, il n'est pas certain que je sache mieux ce que c'est qu'une
ligne qu'une tache qui va s'oxyder. Et puis, enfin, - je suis bien
placé pour le savoir aujourd'hui -, on sait bien que rien n'est
permanent. On s'altère, on se transforme sans arrêt. C'est la même
chose pour les œuvres. Elles changent en permanence tout comme notre
regard sur elles, d'ailleurs. On ne regarde pas les œuvres
historiques comme elles l'ont été à l'époque de leur création.
D'abord parce que dans la plupart des cas, elles ont été peintes
avant l'invention de la lumière électrique alors qu'on les voit
aujourd'hui sous les lumières électriques des musées, mais
aussi parce que le contexte historique est différent, parfois à
quelques années d'intervalle. L'utilisateur a changé, les
utilisateurs ont une autre culture. L’œuvre change donc quoiqu'il en
soit, même si on cherche à la préserver dans un état conforme à
son état initial. Peu importe si, physiquement, l’œuvre est encore
là, ce n'est plus la même. Son identité est très vite évacuée.
Si les Puddles changent physiquement, pendant et après leur
réalisation, ce n'est jamais qu'une traduction très littérale de
la transformation des œuvres qui va se faire de toute manière,
intellectuellement, sociétalement, culturellement. C'est la
définition de la culture.
NE :
Le sens des œuvres mutent en permanence. Même si tu décides de
refaire de façon littérale une Furniture Sculpture de 1979, son sens sera nécessairement différent
puisque l’œuvre apparaît dans un contexte artistique...
JA : ... qui est totalement différent ! Oui bien sûr. Le fait qu'on ne puisse
pas répéter les choses est forcément
fascinant. Je ne suis d'ailleurs pas un découvreur de cela. A partir
du moment où l'on répète, où l'on croit répéter, c'est
l'histoire de l'appropriation en quelque sorte. Du moment qu'on
reprend quelque chose qui existe, ce n'est déjà plus le même
sujet. Et ceci, même si on reprend son propre travail. Je fais
toujours usage de cette phrase qui pourrait sembler stupide et que l'on utilise fréquemment dans notre
culture francophone : « plus ça change, plus c'est la même
chose ». Et je pense que c'est un liminaire à tout ce propos.
Peu importe si tu essaies de t'écarter des sentiers battus et
d'inventer, tu reviendras exactement sur le même propos. C'est
inévitable ! Mais on peut également renverser la proposition et dire
que « plus c'est la même chose et plus ça change aussi ».
La répétition, c'est la définition de la différence.
C'est un paradoxe, bien sûr, mais je pense que c'est clair. Toute la
vague de l'appropriationnisme se voulait une défiance par rapport à
l'héritage culturel mais en vérité, elle faisait ce que l'on a
toujours fait. Si l'on prend l'histoire des arts visuels occidentaux,
force est de constater que les gens essayaient de refaire le même
tableau et de faire en sorte que l'histoire se répète. Peut-être
avec une légère idée de progression, certes. C'est peut-être
quelque chose qui a été un peu remis en question, cette idée de
progrès, cette idée de faire mieux. Alors on se dit que
faire autrement, c'est un sujet mais dans le fond, on n'est pas très
bien sûr de quoi on parle. Ce qui est intéressant dans
toutes ces affirmations, c'est leur fragilité. Et si l'on regarde
les propositions qu'il y a dans l'exposition du Consortium, c'est une
succession d'affirmations qui n'aboutissent à rien, en définitive.
Et je dois dire que tant qu'elles n'aboutissent à rien, quelque
part, ça me rassure.
NE :
Pourquoi ?
JA : Parce que délimiter un territoire revient à construire une île dont tu ne pourras plus jamais t'échapper. A première vue, il pourrait sembler qu'il y a deux types d'artistes. Il y a d'une part l'artiste qui répète la même œuvre en cherchant à la rendre toujours plus pertinente. C'est ce que fait Olivier Mosset, d'une certaine manière. Et il y a l'artiste qui démonte tout de manière à trouver une nouvelle pertinence à toutes les étapes de son travail. C'est ce que faisait Picabia par exemple qui ne s'est jamais arrêté sur un style particulier. Mais cette division ne tient pas vraiment. Elle est beaucoup moins étanche qu'il n'y paraît. Quelqu'un comme Olivier Mosset fait aussi des défenses anti-chars et repeint des motos. Et d'un autre côté, il y a sans doute une unité profonde de l’œuvre de Picabia par-delà les différentes périodes de son travail.
John M Armleder, Où sont les sauces ?, vue de l'exposition au Consortium, Dijon, 18 octobre 2014 — 11 janvier 2015 |
NE :
Je finis avec l'exposition du Consortium. Peux-tu
m'éclairer sur ce monochrome jaune associé à un lavabo de
coiffeur ?
JA :
Cette Furniture Sculpture a été réalisée pour une
exposition au Capitou à laquelle m'avait invité Jean-Michel Foray.
En allant à la pêche aux objets dans la région, on a trouvé cette
bassine qui avait été démontée d'un salon de coiffure. Je me suis
dit qu'il fallait absolument que je fasse quelque chose avec cet
objet car il me fascinait. En règle générale, je n'aime pas trop
être fasciné par les objets que je choisis ; je préfère
éviter ça. D'ailleurs, les premières Furniture Sculpture
étaient vraiment des objets d'ameublement sans style. Elles
avaient quelque chose d'« uncommitted » si je puis dire
mais, par la suite, j'ai parfois eu recours à des icônes du design.
Pour revenir à ce lavabo de coiffeur, il avait sans doute un côté
trop charmant, trop formellement étrange. Mais j'aimais bien son
identité incertaine flottant entre la sculpture et l'objet
utilitaire. Ce lavabo était désacralisé d'une certaine manière
puisque sorti de son salon de coiffure. De prime abord, on ne savait
plus très bien à quoi cet objet correspondait. Pour l'exposition du
Capitou, je l'ai associé à une toile monochrome. Mais celle-ci a
disparu. On en a donc fait une nouvelle pour l'exposition du
Consortium qui est probablement différente. Stéphane Kropf m'a
assisté dans cette opération. Et, en plus, il l'a fait un peu à sa
manière. Quand je travaille avec d'autres personnes, j'essaie
toujours de leur donner des indications floues pour qu'elles soient
obligées d'y adjoindre leur « input » c'est-à-dire
quelque chose qu'elles ne feraient pas en temps normal et que je ne
ferais pas non plus, quelque chose que normalement personne ne
ferait. Ce qui est formidable quand tu travailles avec quelqu'un
d'autre, c'est qu'il ne fait pas ce qu'il fait d'habitude et pas non
plus ce que tu fais toi en temps normal. C'est donc un territoire
sans appartenance spécifique et je dois dire que c'est très
intéressant. Une exposition fonctionne également comme ça. J'ai
parlé avec Stéphanie ainsi qu'avec l'équipe du Consortium au sujet
de cette exposition. J'ai donné 1000 avis, ils m'en ont donné une
multitude d'autres aussi et finalement on a fait autre chose. On n'a
pas fait ce qu'ils voulaient faire sans doute, ni ce que je voulais.
Mais c'est tellement mieux ainsi. Finalement la seule chose que l'on
peut vraiment faire, c'est ce que ni nous ni les autres ne veulent
faire. C'est le seul territoire qui existe vraiment. La terre sur
laquelle on vit est comme ça, la société dans laquelle on vit
aussi. Donc, cette exposition célèbre un peu ça aussi.
À
Genève (Chez Quartier) le 25 novembre 2014
© Nicolas Exertier