dimanche 6 janvier 2008

Le Mimétisme Médiatique

« J’opère une sorte de réappropriation de l’information, parce qu’il n’ya aucune raison qu’elle soit aux mains des professionnels. L’information appartient à tous ceux qui souhaitent se l’accaparer, la maîtriser, même si c’est plus difficile à titre individuel ». (Bruno Serralongue) [1]

Depuis quelques années, le boom enregistré par les technologies de la communication fait proliférer l’information. Les chiffres avancés par Ignacio Ramonet sont d’ailleurs sans équivoque : le monde a produit en trente ans plus d’informations qu’au cours des 5000 précédentes années ![2] Pourtant, chacun sait bien que cette masse informationnelle est de moins en moins fiable et que la concurrence conduit toujours davantage les rédactions en quête de sensationnel à donner dans le « bidonnage ». Nul n’a par exemple oublié la fameuse interview truquée de Fidel Castro, réalisée en 1992 par Régis Faucon et Patrick Poivre d’Arvor pour le journal de 20 heures de TF1. Pourtant, le problème de la désinformation s’est manifestement accru au fil des ans.[3]
De plus en plus nombreux sont les artistes qui, à travers leurs œuvres, cherchent à dénoncer, à contourner ou à répondre à ces mystifications. Et, plus largement, à reprendre en main le monde de l’information. Tandis que Wang Du formule le vœu d’être un média » et procède à un recyclage sculptural de l’information, Gianni Motti réalise des actions d’infiltration destinées à faire scoops.[4] Omer Fast conteste, de son côté, « le discours unilatéral de la chaîne d’information américaine CNN pour adresser son propre message à un téléspectateur individualiste et passif »[5] tandis qu’Ignasi Aballi filtre l’information pour n’en retenir que les données chiffrées. Last but not least, Keith Sanborn dans The Zapruder Footage : an investigation of consensual hallucination réexamine le film amateur de l’assassinat de J. F. Kennedy en le soumettant à de multiples traitements. Les expositions ayant trait à la question de l’information tendent à se multiplier ces derniers temps. La plus récente en date étant In Media Res (Information, Contre-Information) qui s’est tenu à Rennes cet été. Les artistes qui y étaient présentés semblaient renouer avec une thématique centrale de la contre-culture et, en premier lieu, avec les idées de William Burroughs. Pour répondre à la désinformation orchestrée par le Times, expliquait en effet Burroughs :
« Il ne vous faut qu’un système de brouillage, une télé, une radio, deux caméras vidéos, une fausse station de radio et un simple studio de photo avec quelques accessoires et quelques acteurs. Pour commencer, brouillez toutes les nouvelles et rebalancez-les n’importe comment via votre station de radio bidon et vos magnétophones portables . Réalisez avec vos caméras vidéos des actualités bidon. En guise d’images, prenez essentiellement de vieux stock-shots. Illustrez une émeute à Saïgon avec des stock-shots de Mexico et vice-versa. Illustrez une émeute à Santiago du Chili avec des stock-shots de Londonderry. Tout le monde n’y verra que du feu. […] Vous avez là un avantage que n’a pas votre adversaire. Lui doit dissimuler les manipulations auxquelles il se livre. Vous-même n’avez pas à le faire ».[6]
Au nombre des artistes invités pour Media Res, figurait notamment Bruno Serralongue dont le travail, pour être désormais bien connu, n’en demande pas moins à être réévalué.
Bruno Serralongue s’adonne en effet depuis 1993 à une sorte de journalisme alternatif en réalisant ses propres documentaires photographiques. Son œuvre ne porte pas tant sur le fait réel que sur la véracité (douteuse) de sa retranscription journalistique. Pour la série Faits Divers, par exemple, l’artiste, partant d’une lecture quotidienne de la rubrique « Faits Divers » de Nice-Matin, se rend sur les lieux décrits afin d’y prendre une photographie, « quelles que soient la qualité esthétique du lieu et les conditions de lumière, et indépendamment du jour ou de la nuit ».[7] Evidemment, Serralongue arrive toujours trop tard. (Les lieux de l’accident ou du crime ayant été déblayés avant son arrivée). Sur le cliché final, on ne voit rien de l’événement dramatique passé. Seule la légende sérigraphiée dans une marge blanche de la photographie permet de prendre connaissance de l’information. Le visiteur d’une exposition des Faits Divers se trouve ainsi confronté à deux messages antithétiques : la légende dit une chose ; en l’occurrence : « un événement tragique a eu lieu » ; la photo tend à « dire » l’inverse : « il ne s’est strictement rien passé ». On assiste ainsi au divorce de deux structures (linguistique / iconique) qui, dans l’univers journalistique, fonctionnent normalement de concert pour faire croire à une évidence des faits rapportés. [8]

Lorsqu’on l’interroge sur sa technique d’investigation quasi-journalistique, Serralongue explique qu’elle lui sert avant tout à « échapper à des questions d’ordre formel ou stylistique ». Mais, on peut également voir en elle un commentaire sur le journalisme actuel. Et plus précisément, une parodie du « mimétisme médiatique » qu’analyse avec beaucoup de finesse Ignacio Ramonet :
« Le mimétisme est cette fièvre qui s’empare soudain des médias (tous supports confondus) et qui les pousse, dans l’urgence la plus absolue, à se précipiter pour couvrir un événement (quel qu’il soit) sous prétexte que les autres médias – et notamment les médias de référence – lui accordent une grande importance. Cette imitation délirante, poussée à l’excès, provoque un effet boule de neige et fonctionne comme une sorte d’auto-intoxication : plus les médias parlent d’un sujet, plus ils se persuadent, collectivement, que ce sujet est indispensable, central, capital, et qu’il faut le couvrir encore davantage en lui consacrant plus de temps, plus de moyens, plus de journalistes ». [9]
Certes, Bruno Serralongue, en agissant depuis la sphère du monde de l’art, fait peu de cas de la course à l’information. (L’artiste, d’une façon très duchampienne, mise au contraire manifestement sur le différé, l’effet « retard » et semble plaider pour un journalisme prenant son temps. ). [10] Mais sa volonté obstinée de couvrir un événement sous le seul prétexte qu’un média en a déjà parlé est pleinement en phase avec le journalisme contemporain. On retrouve d’ailleurs dans les photos de la série Faits Divers ce sentiment pesant d’une information tournant à vide, cette petite impression de vacuité qui émane des journaux télévisés lorsque ceux-ci couvrent pendant des heures en direct et à grand renfort d’envoyés spéciaux un événement qu’ils n’arrivent, en tout état de cause, jamais à rattraper.

Pour ses séries ultérieures, Serralongue a pris le parti de choisir lui-même ses sujets. L’artiste a ainsi réalisé des reportages sur la rétrocession de Hongkong à la Chine, sur le transfert de la dépouille du Che, sur le rassemblement zapatiste autour du sous-commandant Marcos au Chiapas, etc. Mais, par delà la diversité des sujets abordés, toutes ces photographies ont un point commun : un rejet de l’instant prégnant ; un renoncement à ce moment idéal que tous les photographes de presse cherchent à capter au cours duquel la scène semble s’expliciter d’elle même et offrir une lisibilité maximum.
Le problème est en premier lieu structurel. Une photographie contient toujours plus de choses que n’en connaît l’opérateur. Pour qu’il y ait communication, il est nécessaire que celui-ci donne des indices sur ce qu’il entend communiquer. [11] Or, Serralongue ne nous donne aucun renseignement et fuit tout effet de focalisation susceptible de nous éclairer. (Quand il photographie, c’est la plupart du temps à distance comme pour oublier son sujet). Certaines photos montrent des couloirs étonnamment vides, d’autres un podium vu de trop loin, etc. (cf. ses photos de Miss Hippodrome). Ses clichés sont donc d’une façon générale envahi par des connotations « dysphoriques » qu’aurait cherché à réprimer un photographe de presse assermenté.

On pourrait gloser des heures durant sur l’efficacité des stratégies mise en œuvre par l’artiste. On peut de fait leur trouver de multiples vertus. Reste néanmoins à savoir si une action anti-média peut avoir une quelconque efficacité dès lors qu’elle est menée depuis un champ artistique de plus en plus marginalisé. Pourquoi d’ailleurs répondre à l’image médiatique par la production d’autres images si comme le remarque Michael Born, l’un des plus grands journalistes faussaires allemands,[12] l’image a toujours menti et ne peut que mentir ?



[1] Propos tenus par l’artiste dans Pascal Beausse, « Entretien avec Bruno Serralongue », in Bruno Serralongue, Dijon, Les Presses du Réel, 2002, p. 14
[2] Ignacio Ramonet, La Tyrannie de la Communication, Paris, Galilée, 1999, p. 184.
[3] Ibid. pp. 89-102. voir par exemple toute la série de reportages truqués réalisés par Stephen Glass pour The New Republic, Rolling Stone, George, Harper’s, The New York Time, etc. à la fin des années 90
[4] En novembre 1997, par exemple, Motti noyaute une session des Droits de l’Homme à l’ONU en occupant le siège du délégué indonésien, alors absent. Motti cherche également à parasiter les réseaux mondiaux d’information en revendiquant tel un terroriste auprès des agences de presse la paternité de tel ou tel phénomène naturel (un tremblement de terre, par exemple) voire même un drame comme l’explosion de Challenger.[5] Communiqué de presse de l’exposition In media res.(Information, contre-information) (14 mai - 21 juin 2003), Galerie Art & Essai, Université Rennes 2.

[6] William Burroughs, Révolution Electronique, Paris, HC-D’Arts, 1999, pp. 13-14.
[7] ibid. p.10.
[8]Photo documentaire sans qualité esthétique particulière, mise en crise du rapport de l’image à sa légende, analyse du concept d’information, etc. : tout ceci évoque fortement les us et coutumes de l’art conceptuel. Toutefois les temps ont bien changé. Pour les artistes conceptuels, l’information constituait un modèle d’intégrité. Pur contenu, idée incorporelle, elle permettait de minimiser la matérialité de l’œuvre d’art et par suite de faire obstacle à sa thésaurisation. Reprise en main par des grands groupes financiers, (cf. l’empire Rupert Murdoch) l’information est désormais elle-même une marchandise (cf. Marché aux Puces – Mise en vente d’informations d’occasion de Wang Du) et devient du même coup suspecte pour les jeunes générations. On pourrait d’ailleurs approfondir ce rapprochement Serralongue / art conceptuel en considérant Corse-Matin. Pour réaliser cette série de photographies (présentée au Consortium en 2000), l’artiste a loué ses services de photographe au quotidien Corse-Matin. Le but du jeu était de minimiser l’importance des décisions personnelles et d’interposer des écrans entre l’artiste et le produit esthétique final. Douglas Huebler avait eu une démarche analogue en 1969 avec la Location Piece n°13. Huebler avait été engagé par la Haverhill Gazette « en tant qu’envoyé spécial et photographe, avec pour mission de suivre la prétendue Horde de Haverhill pendant toute la durée de son voyage aller-retour jusqu’à Washington D.C ». Ce reportage a paru dans la Gazette du 17 novembre 1969.
[9] Ignacio Ramonet, La Tyrannie de la Communication, op.cit., p. 28. « Désormais, un fait est vrai non pas parce qu’il obéit à des critères objectifs, rigoureux et recoupés à la source, mais tout simplement parce que d’autres médias répètent les mêmes affirmations et « confirment »… La répétition se substitue à la démonstration. L’information est remplacée par la confirmation. Si la télévision (à partir d’une dépêche ou d’une image d’agence) présente une nouvelle et que la presse écrite, puis la radio la reprennent, cela suffit pour la créditer comme vraie ». ibid., p. 192.

[10] Attitude d’autant plus intéressante que, de nos jours, la valeur d’une information tient toujours moins en sa vérité qu’en la rapidité (ou plus exactement en l’instantanéité) de sa diffusion. Ce qui bien sûr ne va pas sans poser de sérieux problèmes. L’analyse en temps réel est une chimère. L’analyse nécessite du recul, du délai, du différé, de la temporisation.

[11] « Un croquis ou un dessin permettent de s’assurer que l’émetteur concevait chaque détail, alors qu’une photographie peut capter des caractéristiques qui ont échappé au photographe. Ainsi un croquis est plus dense en information effectivement transmise qu’une photo non travaillée ».
[12] Michael Born est l’auteur peu scrupuleux d’une série de reportages pipés diffusés par Stern TV au cours des années 90.
Ce texte a été publié sous le titre « Le mimétisme médiatique (Remarques sur l’œuvre de Bruno Serralongue) », in Art Présence n°49, janvier-février-mars 2004, pp.46-49
© Nicolas Exertier

Aucun commentaire: