lundi 21 janvier 2008

Livication (Pour Bruno Peinado)

Un crâne-boule à facettes, des volumes minimalistes emboutis, de l’écriture encodée par inversion spéculaire, une mire télé en céramique, un skate cassé : le travail de Bruno Peinado se dérobe par avance à toute perspective synthétisante, qu’elle soit de nature stylistique ou conceptuelle. Pour qualifier cette pratique ouverte à tous les horizons de la culture, qui refuse de se constituer en « signature work », la critique a souvent eu recours à la métaphore musicale. Peinado serait ainsi un « DJ d’objet » ; sa pratique serait apparentée à celle d’un «sampler géant » ; son art, caractérisé par cette étonnante capacité à joindre deux réalités pour en faire une troisième, tiendrait du bootleg visuel. On pourrait d’ailleurs se demander si ces métaphores musicales rendent vraiment justice à son travail. Il ne faut pas oublier que la critique au début du vingtième, a longtemps eu recours à la musique pour justifier l’abstraction ; d’une façon souvent approximative, d’ailleurs…
Les notes qui suivent m’ont été essentiellement inspirées par trois expositions :
« Perpetuum Mobile » (Palais de Tokyo)
“Rust Never Sleeps” (Zoo Galerie, Nantes)
“Close Encounter” (Buy-Sellf).
Il faut lire pour ce qu’elles sont : des notes transversales, ignorant la limite des expositions même si cette méthode est aberrante lorsqu’elle est appliquée à un artiste qui tend à prendre l’exposition comme unité sémantique.
Rust never sleep que Peinado a présenté durant le mois d’avril-mai 2006 à la Zoo Galerie (Nantes) est un hymne à l’entropie (« la rouille ne dort jamais ») comme en témoigne :
- une série de volumes minimalistes curieusement « accidentés » : Présentés au sol et sur les cimaises, ces volumes en acier semblent faire allusion à John McCracken[1] (figure majeure du Minimal Art californien). Rien n’interdit d’y voir un hommage donc, mais un hommage pervers, car le coup de marteau qui semble avoir été asséné pour « finir » ces formes d’une pureté toute idéaliste n’est pas très orthodoxe et a tout du meurtre du père.
En fait, plutôt que de rentrer dans des grandes considérations oedipiennes, il est préférable de voir dans ce geste violent une réponse opposée à un type de sculpture suspect aux yeux de Peinado d’être trop pur. « Anti-Pure » est en effet un mot d’ordre récurrent de sa production. Peinado insiste sur le fait que la pureté n’est pas qu’une notion esthétique. Elle a aussi et surtout des soubassements politiques. Comme le dit l’artiste à Clémentine Aubry :
« La notion de pureté m’intéress[e] depuis très longtemps, car pour moi c’est une notion très violente. La pureté est généralement associée aux idées d’innocence et de blancheur, et ce sont des mythes qui sont et ont toujours été vivaces partout, même en Afrique noire, où plus une femme est blanche de peau et a les cheveux raides, plus elle est jolie ». [2]
On ne doit pas oublier non plus qu’une bonne partie du mordant ironique de ces sculptures « paraminimales » tient au fait que les artistes minimalistes ont massivement eu recours dans leurs œuvres aux matériaux de l’industrie auto et moto – certains rouges de Donald Judd sont empruntés à Harley Davidson – au risque d’idéaliser quelque peu la production à la chaîne. La tôle froissée a ici valeur de rappel au réel. Peinado fait en quelque sorte resurgir à l’intérieur des objets minimalistes le fantôme de l’accident d’automobile à laquelle leur matière aurait pu être destinée et oppose par la même un grand « Non ! » à l’effort d’idéalisation juddien.

La neutralisation
Chez Peinado, les références aux œuvres du passé sont nombreuses. Mais elles sont traitées avec une désinvolture à peu près complète. Cet art fondé sur le détournement et l’emprunt-distorsion, n’accorde pas plus d’importance aux chef-d’œuvres historiques qu’aux objets les plus prosaïques. Contrairement à Debord et Wolman, les « inventeurs » du détournement, Peinado refuse d’établir une distinction conceptuelle claire et nette entre le détournement mineur – appropriation d’un élément quelconque dénué de signification culturelle véritable (ex. mauvais roman, film de série B, etc.) – et le détournement abusif – appropriation d’une donnée valorisée culturellement (œuvre littéraire reconnue, etc). [3] Chez Peinado, la parabole, le Mac, et le clavier d’ordinateur sont traités avec les mêmes égards que la peinture classique. Lorsque l’artiste reprend les Ambassadeurs d’Holbein, c’est en veillant à dégonfler le sujet en en faisant une marqueterie avec du bois de chantier. Une remarque analogue pourrait d’ailleurs être faite au sujet de Are we ready and willing (2004) qui parasite une oeuvre de Beuys intitulée Durer, I am personnaly guiding Baader + Meinhof through Documenta 5, 1972 en remplaçant les chaussures éculées et chargées d’histoire de l’œuvre originale par des baskets qui donnent à la pièce un look plutôt trivial.
Lorsque Peinado part d’un skate, c’est pour, d’un geste inverse, l’anoblir en le traitant en céramique. L’artiste privilégie ainsi les rapports que l’on pourrait dire oxymorique entre le sujet et le matériau utilisé. Tant et si bien que l’œuvre se neutralise d’elle-même et semble au final comme suspendu à un état d’apesanteur sémantique.
Créolisation
Pour caractériser son travail, Peinado utilise fréquemment le concept de « créolisation » qu’il emprunte au poète, romancier et philosophe martiniquais, Edouard Glissant.[4]
« Je préfère au terme de métissage celui de créolisation, la différence étant que pour le premier, on connaît déjà le résultat, par exemple comment sera un enfant issu d’un père noir et d’une mère blanche ou asiatique, et qu’on appellera mulâtre ou zambo. La créolisation est une espèce de rencontre, d’accident, qui donne des mélanges qui ne sont pas encore calibrés, répertoriés, qui ne sont même pas pensés philosophiquement. J’aime fonctionner sur ces mélanges pour qu’on ne puisse pas catégoriser mon travail ».[5]
En fait, la créolisation est surtout une affaire linguistique. Elle désigne le processus par lequel une langue colonisatrice (le français, l’anglais, le portugais, le néerlandais) se transforme au contact de populations colonisées. (ex. le créole antillais). La créolisation ne tient pas seulement en un mésusage de la langue colonisatrice mais elle peut également consister en sa subversion délibérée. Et c’est plutôt sous cet angle que Peinado l’envisage. Les langues créoles sont assez fréquemment sous-tendues par l’ambition plus ou moins consciente de libérer la langue colonisatrice de ses connotations mortifères. C’est le cas notamment du Patwa Jamaïcain et de ses variantes rastafariennes. En Jamaïque, quand on dédicace, on ne « dedicate » pas mais on « livicate ». (Une façon comme une autre de supprimer le vilain dead qu’on entend dans dedicate). Je ne sais pas si Peinado est au courant de cette ruse rastafarienne. Mais une chose est sûre en tout cas : on peut retrouver le même mécanisme de subversion par créolisation à l’œuvre dans Vanity Flightcase, pièce dans laquelle la mort est précisément neutralisée par un habillage à facettes.
Parmi les autres formes créolisées, citons les taches de Rorschach manipulées pour évoquer la forme du continent africain ou bien encore, le goût particulier de Peinado pour les transformations linguistiques. Pour construire ses titres, en effet, l’artiste procède assez fréquemment à des glissements phonétiques caractéristiques. On peut citer par exemple « Nomad’s Land » (équivalent phonétique approximatif de « No man’s land »). Le glissement linguistique [6] semble déterminer de façon presque mécanique ce à quoi l’œuvre va ressembler, en l’occurrence des sacs en plastique contenant de la terre et des plantes échantillonnées lors des voyages de l’artiste.[7]
Ce type de glissement phonétique ou de métanalyse[8] est au cœur de l’histoire du colonisalisme. Quand les Mayas virent arriver les Espagnols en 1517, leur première réaction fut : « Uy u Tan a Kin Pech ! » (Ecoutez comment ils parlent !), les espagnols métanalysèrent la phrase en « Yucatan Campeche ». Et c’est ainsi que naquit le Yucatan.[9] Ici, la déviation phonétique est produite par l’envahisseur mais on pourrait citer de nombreux cas où les colonisés ont produit le même type d’accident linguistique. Le malentendu est sans doute au principe de la créolisation.

La fin des programmes. L’art post(e)-manifeste
La mire télévisuelle a longtemps signifié pour les spectateurs jusque dans les années 80 une « fin des programmes », le terme journalier mis au flux des images animés. Mais une fois traduite en mosaïque et replacée dans un contexte d’exposition, on peut comprendre cette fin des programmes en un sens hyper-amplifié comme une fin des programmes esthétiques, (une fin de l’Âge des Manifestes). L’art de Peinado en effet prend acte du déclin des grands systèmes esthétiques modernes.[10] Voir par exemple le traitement que l’artiste réserve au portrait Op Art de Pompidou par Vasarely. Le portrait original de Vasarely est présenté dans le hall d’entrée du Centre Pompidou. La version Peinado, quant à elle, a été présentée dans le cadre de l’exposition Playlist au Palais de Tokyo. Egalement en « lévitation » dans le hall d’entrée, elle se distingue de son précédent historique par une note cynique. Car ici, il n’y a point de mirage optique mais seulement du réel, rien que du réel : les barres verticales op art se sont transformés en code-barres. Dans cette œuvre intitulée « Ecran Total » (par référence à Baudrillard et à cette idée du crime parfait commis contre la réalité par le triomphe du simulacre généralisé ?) les réalités du marché resurgissent à travers les formes optiques pures et désintéressées. Les chiffres du code barres sont d’ailleurs révélateurs. On y devine 666 (à l’envers). 666, c’est le chiffre de la bête (Satan) dans l’Apocalypse de Jean. Une bête que Jean associe justement au pouvoir de l’argent.[11]
Inversion spéculaire
Truisme contemporain : « Un artiste pour être bon doit être le miroir de son époque ». L’expression agace très vraisemblablement Peinado. Et, c’est sans doute pour en montrer l’inanité qu’il a choisi de la prendre au pied de la lettre. Tout ce passe comme si Peinado se disait : « OK OK, qu’à cela ne tienne, je vais être leur miroir puisqu’ils le veulent mais ils devront se débrouiller avec l’effet d’inversion spéculaire que le statut qu’ils me prêtent implique. Tout miroir produisant une inversion de ce qu’il reflète, ils vont devoir faire avec ! ». Peinado nous restitue donc une image inversée du monde capitaliste, mais de façon littérale. D’où l’inversion de tous les éléments écrits présents dans son travail. Parfois, le renversement est encore plus radical, notamment lorsque l’artiste renverse la galerie pied par-dessus tête ; le plafond devenant un sol illusionniste et vice-versa. (Cf. Nom ad's land, 2005; Silent Titanium Bilboards, 2005, installation). Le renversement spéculaire contribue en tout cas à ralentir considérablement l’expérience esthétique ; tous les éléments écrits inversés engagent un déchiffrement pas à pas. C’est tout le paradoxe de cet art… Si on retire les éléments écrits présents dans son œuvre, on pourrait dire que Peinado pratique une « esthétique expéditive » ; l’œuvre est simple, sans équivoque (elle puise dans une culture populaire connue de tous) ; elle se donne sans résistance et aurait plutôt tendance à renvoyer rapidement le spectateur vers d’autres horizons si l’élément écrit inversé n’était là qui tend à réancrer incessamment le spectateur à l’objet qu’il allait fuir. Ecrire à l’envers, revient non seulement à affranchir l’objet de son modèle mais, aussi et surtout, si on envisage la question du point de vue de la réception esthétique, cela revient à le soustraire par la même occasion à l’impératif du temps rentable « capitaliste » car il faut traîner pour déchiffrer un Peinado. Il faut savoir prendre du temps, redresser la phrase, imaginer l’objet tel qu’il fut avant le « stade du miroir », etc.
Et le nouveau dans tout cela ? Peinado n’en a cure. On ne peut d’ailleurs qu’approuver la justesse de son parti pris. Non seulement parce qu’il n’y a plus de nouveauté véritable à l’heure des singularités quelconques et de « l’artiste ready-made » (pour reprendre une expression du collectif Claire Fontaine)[12] mais aussi par que le nouveau est une notion politiquement douteuse.
« Louis XIV demandait « du nouveau, du nouveau, n’en fût-il plus au monde ». La notion de nouveauté a aussi été le moteur des colonies et de la Compagnie des Indes. On demande à un jeune artiste de faire du nouveau, de surprendre alors qu’en même temps, il faudrait que son travail soit tout de suite identifiable, facilement racontable, proche du logo. C’est un jeu paradoxal ».[13]
Un jeu aussi paradoxal qu’un « new » rétrospectif écrit à l’envers par un effet d’inversion spéculaire…


[1] Le parallélépipède vert accroché au mur évoque notamment Spiffy move (1967) de John McCracken qui fait partie de la collection de Ghislain Mollet-Viéville présentée au Mamco. La couleur des deux œuvres en tout cas semble identique.
[2] « Perpetuum mobile », Interview de Bruno Peinado par Clémentine Aubry, http://www.paris-art.com/interv_detail-1742.html

[3] Guy-Ernest Debord et Gil J Wolman, « Mode d’emploi du détournement », [in Les lèvres nues, n°8, mai 1956] repris dans Wolman, Résumé des Chapitres Précédents, Paris, Spiess, 1981, p. 48
[4] «[…] je suis tout à fait contre le terme « créolité » bien que les écrivains de la créolité se réclament de moi comme étant leur père spirituel. Je crois que l'idée de créolisation correspond mieux à la situation du monde. C'est l'idée d'un processus continu capable de produire de l'identique et du différent. Il me semble que la créolité érige le multilinguisme ou le multiethnisme en dogme ou en modèle. Comme je suis contre les modèles, je préfère le terme ouvert de créolisation à cet espèce d'essence ou d'état auquel renvoie le terme de « créolité ». Edouard Glissant, « La créolisation culturelle du monde », in Label France, janvier 2000, n°38.
[5] « Perpetuum mobile », Interview de Bruno Peinado par Clémentine Aubry, http://www.paris-art.com/interv_detail-1742.html

[6] Voir également Pump up the rhizome (glissement phonétique aux connotations deleuziennes à partir de « Pump up the Rythm ») ou encore Wild Disney (pour Walt Disney), Why Style (pour Wild Style »), etc.

[7] No Man’s land peut également devenir Nom ad's land. Autrement dit un lieu sans publicité que Peinado traduit à travers des panneaux publicitaires lumineux ne vantant les mérites de rien, se résorbant dans une identité problématique. C’est une idée que l’artiste a d’ailleurs développée avec Close Encounter (production Buy-Sellf (2006)). « C’est ici l’occasion de proposer un nouveau langage, une sorte de langage primitif. A cette fin, l’artiste a joué sur l’intensité de la lumière diffusée par les caissons en la laissant diminuer ou augmenter de façon aléatoire ». (Buy-Sellf). Notons que la méthode métanalytique de Peinado (voir note infra) pourrait rappeler, sexe en moins, les fantaisies étymologiques de Jean-Pierre Brisset, du type :
Q : La Queue :
« Les queues réelles causaient des querelles.
Tu ma queue use, tu m’accuses.
La queue use à sillon, l’accusation
Qui sexe queue use, sa queue use, etc.

[8] Selon la définition que propose Bernard Dupriez, la métanalyse est un « accident de la communication : les unités de langage sont découpées et analysées autrement par celui qui entend par le locuteur ». Ex. courant - Je suis ému !
- Vive Zému !
Autre exemple, emprunté aux « Perles du Facteur » de Jean-Charles : « Je viens d’avoir cinq copes et heureusement que ça s’est arrêté là , parce qu’à la sixième j’y passais ». (Voir Bernard Dupriez, Gradus (Les Procédés littéraires), Paris, 10 /18, 1984, p.285)

[9] Cette anecdote est évoquée par Robert Smithson dans ses « Incidents au cours d’un déplacement de miroir dans le Yucatan » [Première parution Artforum, septembre 1968], repris dans Robert Smithson, Le paysage entropique 1960 / 1973, cat.expo. MAC, galeries contemporaines des Musées de Marseille, Marseille, 1994], p.198
[10] Les héros modernes sont gros et fatigués. Voir, dans un registre métaphorique, le Spiderman obèse de Virginie Barré ou le Fat Bat qu’elle a présenté à l’expo « Notre Histoire » (Palais de Tokyo, 2006).
[11] En fait l'Apocalypse de Jean parle de deux Bêtes : la Bête de la mer et la Bête de la terre, qui formeront le couple "Antéchrist", à la fin des temps. Les commentateurs disent que la Bête sortie de la mer équivaut à la puissance politique tandis que la Bête sortie de la terre, équivaut au pouvoir de l'argent. Selon l’Apocalypse, la Bête de la terre, (le pouvoir financier), arrivera à ce que: « Tout le monde, petits et grands, soit marqué sur la main droite ou le front, de façon à ce que personne ne puisse acheter et vendre sans être marqué du nom de la Bête, ou du chiffre de son nom. C'est le moment de se servir de son intelligence. Ceux qui seront renseignés pourront calculer le chiffre de la Bête. C'est un chiffre d'homme; et ce chiffre est 666." (Apoc. 13,16-18)
[12] Voir Claire Fontaine, « Artistes ready-made et grève humaine. Quelques Précisions », novembre 2005.

[13] Bruno Peinado, « Mon travail consiste à questionner des objets », in Art Actuel, juillet-août 2004, p.69
Nicolas Exertier, "Livication (Bruno Peinado)", première publication in Art Présence n°59, juillet-août septembre 2006, pp.40-47
©Nicolas Exertier

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