jeudi 19 juillet 2012

La mystique matérialiste de Maurice Blaussyld

Maurice Blaussyld
Sans titre, 2008/2009/2010
Okoumé, peuplier, résine glycérophtalique noire,
pigments terre d’ombre naturelle
141,6 x 104,6 x 81,3 cm
Courtesy de l’artiste




























«Le travail de Maurice Blaussyld génère distance et silence. Lorsqu’on me demande de parler de lui, j’ai plutôt tendance à chercher des reproductions et à les montrer. Lorsque l’on me demande d’écrire un texte sur lui, je préférerais me limiter à une litanie de mots, pour ensuite en raturer le plus possible». [1]

Il faudrait donc, si l’on en croit Jan Hoet, pratiquer un caviardage systématique du texte critique pour s’approcher au plus près de l’oeuvre, pour en saisir la quintessence, c’est-à-dire la mutité fondamentale.Que faire donc ? La meilleure manière de comprendre ce travail serait probablement de mettre en oeuvre une sorte d’herméneutique négative, c’est-à-dire un art de l’interprétation pensé sur le modèle de la théologie négative, celle d’un Maître Eckhart, par exemple. Maître Eckhart, en effet, pariait sur le caractère indéfinissable de Dieu ; nul concept ne pouvant selon lui le résumer. Pour parler de Dieu, Eckhart ne pouvait que multiplier les négations. «Dieu n’est pas ceci, Dieu n’est pas cela, etc.» D’une manière parente, Blaussyld croit au caractère indéfinissable de l’art, il a foi en sa négativité fondamentale et ce n’est pas un hasard si Maître Eckhart compte au nombre de ses auteurs favoris. Blaussyld discerne dans les mots leur caractère approximatif. Il abhorre les filtres grossiers qui laissent échapper la quasi totalité du réel en prétendant le synthétiser. Est-ce que les mots peuvent saisir le grain de la matière par exemple ? La nuance précise d’une couleur ?  Son art récuse donc par principe le bruissement futile des discours, il refuse de se laisser prendre aux pièges du logocentrisme, et plus spécifiquement de trouver son centre de gravité dans le discours critique. Pour lui, c’est clair : l’art ne saurait se réduire à un simple «vouloir-dire».[2] Très caractéristiques sont à cet égard les photos d’autopsie que présente parfois l’artiste puisque ces scènes traumatiques constituent manifestement un instrument idéal pour faire obstacle à l’entrée en scène du langage. Relisons Roland Barthes :

«le trauma, c’est précisément ce qui suspend le langage et bloque la signification. […] [L]a photographie traumatique (incendies, naufrages, catastrophes, morts violentes, saisis «sur le vif») est celle dont il n’y a rien à dire : la photo-choc est par structure insignifiante : aucune valeur, aucun savoir, à la limite aucune catégorisation verbale ne peuvent avoir prise sur le procès institutionnel de la signification.»[3]
  
Miser sur le trauma permet donc à Blaussyld de remonter en amont du sens, de rebrousser chemin jusqu’à un stade antérieur à l’enrégimentation linguistique du réel. Il s’agit en d’autres termes de court-circuiter le langage pour que prenne corps en notre esprit une sorte d’image intérieure profonde, de contre-image affranchie des aléas de la langue. Je me suis parfois dit qu’il y avait dans cet ensemble iconographique centré sur la mort quelque chose de baroque. Non pas à travers l’ornement bien sûr puisqu’on ne peut imaginer image plus dépouillée. (On ne saurait suspecter Blaussyld d’esthétisation !) Non, si j’y vois quelque chose de baroque, c’est surtout à travers la violence sans concession des scènes représentées. Tout ceci pourrait s’inscrire (en dépit du caractère clinique / médical des images) dans la lignée de la peinture de José de Ribera, par exemple, peintre installé en Italie (à Naples) mais natif de Xàtiva en Espagne dont les scènes de martyre furent très vite réputées pour leur tendance morbide et leur violence paroxystique (voir la manière avec laquelle Ribera représente l’écorchement de Saint Barthélémy notamment).

Mais chez Blaussyld, cette violence est rare. Il y a en général dans l’aspect visuel de cet art une forme d’aridité beuysienne : caisses, planches, blocs de granit, etc. Beuys, néanmoins, finissait toujours par donner la part belle à la parole pour transfigurer la matière. (Voir à ce sujet les nombreux commentaires et interviews de l’artiste allemand). Blaussyld pousse d’un cran supplémentaire dans la radicalité par l’illusion du mot écrit. Symptôme de ce basculement vers une opacité que ne vient pas racheter la langue : manuscrits, tapuscrits tendent à se résorber dans le pur dessin. Blaussyld se livre à l’effacement de la langue à l’intérieur de la langue. La lisibilité n’y survient plus que par éclats.[4] L’apparition prend le pas sur le mot [5] tracé comme imprimé. Blaussyld semble sublimer le caractère représentationnel de l’écriture, ou si l’on préfère, son horizon référentiel. Rien à voir donc avec les inscriptions de Beuys sur tableau noir qui répondaient avant tout à  des visées didactiques, aussi difficiles fussent-elles à déchiffrer.

Si Blaussyld s’intéresse à James Joyce (au point d’en transcrire la prose), n’est-ce pas en définitive liée à l’intraduisibilité radicale de Joyce, à son opacité ? Dans un passage fameux d’Ulysse Grammophone, Derrida remarque : «l’un des grands éclats de rire de Joyce se résume au travers de ce défi : essayez donc de compter les mots et les langues que je consume ! mettez  à l’épreuve votre principe d’identification et de numération.» De fait, la langue de Joyce n’a rien d’idiomatique. Elle est un creuset au sein duquel fusionnent toutes les langues. Comment traduire «he war» en français par exemple ? «Il guerre» ? Ou bien : «Il fut» ? C’est possible mais il faut alors supposer que ce «war» est un mot allemand ; ce qui rend le «he» aussitôt incompréhensible. Joyce ne peut donc être traduit. Il est impossible de le reformuler, de le dire autrement qu’avec ses propres mots. C’est donc une machine destinée à enrayer la mécanique interprétative (et c’est pour cela qu’il intéresse Blaussyld), c’est un défi au transcodage rationnel auquel se livre normalement la critique.

A bien des égards, le travail de Blaussyld semble préfigurer toute une mouvance contemporaine que l’on a pu qualifier improprement de néo-poveriste. Celle-ci met l’accent sur la fragilité, l’éphémère, le rayonnement poétique du matériau simple mais se distingue de l’Arte Povera Italien par une neutralisation de la résonance symbolique dudit matériau. La récente exposition au Carré d’art de Nîmes intitulée Pour un art pauvre (4 nov. 2011-15 janvier 2012) avec Karla Black, Katinka Bock, Abraham Cruzvillegas, Thea Djordjadze, Gabriel Kuri, Guillaume Leblon, Gyan Panchal, Gedi Sibony incarnait cette tendance. Cet art semble travaillé par une bipolarité fondamentale : il promet le sens et en diffère simultanément la délivrance. Cette singulière économie poétique était déjà active dans les oeuvres montrées dans les années 80/ 90 par Blaussyld. Comme cette «enceinte», peinture noire, évidée en son coeur, et ne pouvant plus remplir sa fonction première (diffuser du son, faire entendre quelque chose). Elle esquissait une brèche salvatrice au coeur de la sursaturation discursive de l’époque contemporaine. Il ne faut jamais perdre de vue, comme le rappelle très justement Ignacio Ramonet, que le monde a produit en trente ans plus d’informations qu’au cours des 5000 précédentes années. C’est manifestement trop...L’oeuvre doit faire rempart. Un peu comme cet étrange «panneau de chêne», de pigments terre d’ombre naturelle, d’eau unifiés.  Il est directement inspiré d’un élément présent dans un film du réalisateur suédois Victor Sjöström : Le Vent (1928). Dans ce classique du cinéma muet, en effet, les protagonistes trouvent refuge «dans une cave pour se protéger d'une tornade. La porte, le seuil constituent des données cruciales du film. C’est là que le chêne découvre son «archétype matériel» par son réticulé démesuré composé de 12 parties quadrangulaires». Rien n’interdit bien sûr de deviner en cette structure «dodécapartite » un discrète allusion au dodécaphonisme du compositeur autrichien Anton Webern qui demeure pour Blaussyld un modèle indépassable en termes de concision, d’économie formelle et d’efficacité poétique.

Il est difficile (voire impossible) d’établir une chronologie stricte des travaux de Maurice Blaussyld dans la mesure où une même forme peut réapparaître à quelques années d’intervalle via un processus différent. La peinture noire par exemple est au départ une réalité première ou si l’on préfère une materia prima, une forme primitive mais par la suite des doubles en ont été issus, remontant à chaque fois au plus près d’un archétype invisible. Tout se passe comme si,  à travers ces retours, les contingences existentielles prenaient valeur de nécessité. Mais pour Blaussyld, la nécessité est inscrite au coeur même des choses ; tout semble travaillé par un horizon mystique. «Passeur»[6], «intermédiaire entre deux mondes» seraient par conséquent des termes plus judicieux que le simple qualificatif d’artiste pour parler de lui ; le terme d’artiste étant réducteur et nous condamnant manifestement à passer à côté de l’essentiel.

Notes
[1]  Jan Hoet, «Distance et Silence», S.M.A.K., Musée d’art contemporain de Gand (1998) repris dans Maurice Blaussyld, cat. expo., Centre d’arts plastiques et visuels de Lille, 2010, p.10

[2] Ce refus de la subordination de l’art au concept a sans doute quelque chose de très romantique (au sens fort et historique du terme) et peut évoquer la philosophie des frères Schlegel, notamment celle du frère cadet : Friedrich Schlegel, connu pour son traité «Sur l’Incompréhensibilité» («Über die Unverständlichkeit»). Ce dernier met l’accent sur l’opacité fondamentale du langage et défend l’hypothèse selon laquelle l’art et la science produisent avant tout de l’opacité, de l’incompréhensibilité : «Je voulais démontrer que l’on obtient la plus parfaite et la plus pure incompréhensibilité de la science et de l’art, de la philosophie et de la philologie qui, en tant que telles, visent la compréhension et l’intelligibilité». (Friedrich Schlegel, "Über die Unverständlichkeit", in Friedrich Schlegel, Kritische Ausgabe, t.III, Paderborn, Schöningh, 1967, p.364

[3] Roland Barthes, «Le Message Photographique», L’Obvie et l’Obtus, Paris, Seuil, 1992 [1982], p. 23.
 
[4] Pour reprendre la terminologie de Louis Marin,on peut dire que cette écriture est réflexive (elle renvoie à elle-même,  à sa substance graphique, au présent de son inscription) etc. plus que transitive (son aptitude à représenter autre chose qu’elle-même est très atténuée)

[5] Ce phénomène sera exacerbé à Rochechouart. Les écritures ne seront visibles qu’à bonne distance puisqu’une vitrine barrera l’accès de la salle où ils seront exposés.

[6] Ce mot de «passeur» fait penser au compositeur italien Giacinto Scelsi qui préférait lui aussi l’étiquette de «passeur» à celle de compositeur. De façon révélatrice, la signature de Scelsi  se résume à un cercle entourant un vide central, signe manifeste d’un rejet de l’ego. Les oeuvres orchestrales de Scelsi sont souvent centrées sur une note unique dont le « compositeur » ne dévie que par des micro-intervalles (8ème de ton, quart de ton, etc.). Il prétend s'être remis d’un épisode dépressif majeur en jouant pendant 2 ans la même note au piano. En répétant cette note, Scelsi s'est aperçu qu'il y avait de l'infini à l'intérieur du son unique (ne serait-ce que parce que le son unique est composé de multiples harmoniques). Il improvisait sa musique avec un ondioline (l'ancêtre du synthétiseur). Il s'enregistrait, donnait la bande à des copistes en leur donnant pour instruction de retranscrire non seulement ce qu’il avait joué mais aussi les bruits périphériques tels que les klaxons ou les bruits de portes que les copistes devaient «transcomposer» (c’est-à-dire adapter de façon non-illustrative à l’orchestre) : Scelsi disait qu'en jouant au piano, il mettait ses doigts là où ils devaient aller, qu’il ne choisissait pas, qu’il n’était que l’instrument d’une force positive qui le dépassait. Il voulait n’être qu’une sorte de médiateur entre deux univers. Il vouait un culte à l'infini. Donc au chiffre 8 (signe de l'infini ramené à la verticale). Et, chose très troublante, il est mort le 08 /08 /88 !

Nicolas Exertier, "Maurice Blaussyld", première publication in Irmavep Club (Livret V : Maurice Blaussyld), février 2012
© Nicolas Exertier

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