jeudi 19 juillet 2012

Ready-made panoramique et Vernissage excentré (Entretien Jean-Daniel Berclaz / Nicolas Exertier)

Jean-Daniel Berclaz, Un Nuage derrière la Forêt (2005), tirage photo cibachrome, 50 x 77 cm














Imaginez dans la banlieue de Nîmes une petite foule compacte rassemblée sur un promontoire ; les yeux braqués en direction d’une tour HLM qui va bientôt s’effondrer sur sa base. Cette scène pourrait paraître tout à fait anodine.[1] (Et elle l’est en effet : c’est presque un cliché de la banlieue à l’ère de sa pseudo-déghettoisation mécanisée). Mais elle a ceci de particulier qu’elle est donnée à voir par Jean-Daniel Berclaz, bref par un artiste suisse natif de Fribourg qui fut longtemps peintre et sculpteur. Une table de vernissage a en effet été dressée et c’est elle qui promeut la démolition et le panorama environnant au statut d’œuvre d’art. Si une table de vernissage est présente, nous dit Jean-Daniel Berclaz, l’art se diffuse à tout l’horizon visible. Le vernissage irradie, il contamine de proche en proche toute la réalité disponible. Il suffit à transformer le réel en ready-made panoramique. L’ironie de toute cette affaire étant, bien sûr, que les entrepreneurs qui se livraient à la démolition étaient quant à eux parfaitement inconscients de la nature artistique de leur acte.

Jean-Daniel Berclaz, qui s’est auto-proclamé directeur du Musée du Point de Vue, est une figure importante de ce que l’on pourrait appeler le opening art : un art qui travaille à la mise en vue des effets sémantiques du vernissage et plus généralement des prémices de l’exposition. Aux dires de Jean-Daniel Berclaz, le vernissage est pourvoyeur de sens et il est urgent d’en démonter les rouages.[2]

J’ai rencontré l’artiste d’une façon purement fortuite lors d’un vernissage dont il n’était pas l’auteur (exposition Lilian Bourgeat / Nina Childress, FRAC Montpellier le 20 janvier dernier). J’avais sur moi mon magnétophone. Les mots que vous allez lire sont arrachés au brouhaha ambiant.


Interview Jean-Daniel Berclaz, Montpellier le 20 janvier 2005

Nicolas Exertier : Est-ce que tu peux me dire en quelques mots comment t’est venue l’idée du Musée du Point de Vue ? 

Jean-Daniel Berclaz : L’idée dérive en partie d’une remarque qu’un ami artiste m’a faite un jour : « Tu devrais faire un musée avec tes œuvres ». L’idée m’a d’abord fait rire. Après réflexion, je me suis dit : après tout pourquoi pas, je vais faire un musée, d’accord, mais pas un musée centré sur ma personne. Ce sera un musée nomade et sans mur où pourront se rencontrer plusieurs regards, plusieurs points de vue ; un musée qui axera une partie de ses effets sur le vernissage de panorama ready-made, notamment.

NE : A quelle année remonte cette décision ? 

JDB : C’était en 1997. C’était la suite logique d’une décision que j’avais prise peu de temps auparavant : ne plus produire d’objet d’art. J’ai longtemps été peintre, sculpteur. J’ai même fait un peu de performance. En 1997, je m’étais isolé à Marseille dans l’idée de réfléchir, de me remettre dans un statut d’étudiant. Je m’étais installé dans une petite chambre pour éviter l’atelier et les fantasmes de grandeurs qui vont avec. Je me suis mis à penser aux réalités quotidiennes de l’art, à ses nombreux rituels. Au vernissage par exemple, autrement dit à la situation dans laquelle nous sommes maintenant, ce brouhaha ambiant que capture ton magnétophone. Ce qui m’intriguait, c’était ces rapports d’échange qui sont prétextés par l’ouverture d’une exposition. Après tout, il n’y a rien de plus stupide qu’un vernissage. Pourquoi s’agglutine-t-on ici autour d’une table ? Pourquoi ne va-t-on pas au bistrot ?

NE : C’est vrai qu’en soi…

JDB : En soi, c’est complètement stupide. Et pourtant si l’on en juge par la longévité du phénomène, il faut croire que cette cérémonie est cruciale. Parallèlement à mon intérêt pour ces questions, j’avais de moins en moins envie d’envisager l’œuvre comme une entité isolée accrochée au mur. J’avais plutôt envie de la considérer comme une situation globale, une situation dans laquelle on peut évoluer. A partir ce double postulat initial (l’importance du vernissage, la volonté de ne plus produire d’objet), je me trouve avec deux choses. Tout d’abord avec un musée sans mur. Une sorte d’entité conceptuelle ou d’entreprise virtuelle qui investit parfois les murs d’autres musées mais aussi les grands panoramas naturels. Et deuxièmement, je me trouve avec une œuvre à tous les coups. Car il n’y pas de ratage possible. Personne ne peut dire si l’œuvre est bonne ou mauvaise…

NE : Dans la mesure où l’œuvre est comme dissoute dans le vernissage ? 

JDB : Non, ce n’est pas tout à fait ça. Car pour moi, le vernissage n’est pas l’œuvre. C’est le lieu investi qui fait office d’œuvre, le temps d’un vernissage. Le vernissage a seulement un rôle d’indicateur. Il nous indique que quelque chose est à voir. Je pars du principe que si toute la communication est faite selon le même système et les mêmes critères que celle d’un musée, cela influe sur la psychologie des gens. Lorsque les gens arrivent, ils sont déjà, par la pensée, dans une situation artistique. Donc plastiquement, ils réagissent.
Jean-Daniel Berclaz, 09.01.04, Musée du Point de Vue, FRAC Montpellier

NE : Les vernissages de Point de Vue sont-ils site specific 

JDB : Oui. Ça tombe bien parce que nous sommes précisément dans un endroit (le FRAC Languedoc-Roussillon) où le Musée du Point de Vue a organisé un vernissage. Un FRAC, c’est quoi ? Si l’on en revient à des données basiques, on peut dire que c’est un lieu d’exposition avec une collection. J’ai donc exposé la collection du FRAC en rendant la réserve accessible au regard du public. Parallèlement à cette mise en vue des réserves, j’ai fait une table de vernissage qui empêchait l’accès aux salles d’exposition. Elle traversait les deux salles d’expo (totalement vides) ainsi que le couloir qui les relie, un peu comme un cordon de sécurité sacralisant l’intégralité du white cube. Je n’ai fait que des huîtres et du champagne. Pour le reste, j’ai montré ce qui était là, c’est tout. J’ai simplement passé l’aspirateur et ouvert le store.
Jean-Daniel Berclaz, 09.01.04, Musée du Point de Vue, FRAC Montpellier

NE : Ton travail consiste-t-il à mettre en vue le travail institutionnel ? 

JDB : Non, je dirais qu’il consiste à tout mettre en vue. Pas seulement le travail institutionnel. D’ailleurs, deux jours après le vernissage du FRAC, j’ai organisé un vernissage de point de vue au Pic Saint Loup ; un lieu qui n’a rien d’institutionnel.

Jean-Daniel Berclaz, 11.01.04, Musée du Point de vue, Pic Saint-Loup
NE : Ce vernissage était quand même une réponse critique au premier vernissage. Il indiquait par contrecoup les limites du cadre d’exposition initial. 

JDB : Oui, si tu veux. Je suis parti du constat que le Pic Saint Loup est la plus belle œuvre (géographique) de la région et qu’il n’est pas possible de la faire rentrer dans une collection eu égard à ses dimensions. J’ai simplement délocalisé, transporté et remis à neuf le vernissage du FRAC au pied du Pic Saint-Loup, autrement dit devant une œuvre sans auteur. Mais une œuvre quand même. Celle-ci, à mon sens, à partir de cette intervention, devient membre de la collection. Il m’a suffi d’amener sur le site la table qui m’avait servi l’avant-veille à Montpellier.

NE : C'est donc la table de vernissage qui désigne les choses comme étant de l’art ? 

JDB : Non, c’est le vernissage lui-même (et le public devient acteur-artiste). La table et l’action du vernissage nous forcent à regarder d’une manière différente et critique la situation dans laquelle nous nous trouvons.

NE : Tu as réalisé combien de vernissages de cette nature ?

JDB : J’en ai fait 45 en cinq ans.

NE : Tu mises résolument sur l’éphémère. Que peut-il rester une fois la cérémonie du vernissage achevée ? 

JDB : Il reste tout ou presque car tous les vernissages sont filmés, puis archivés. Je considère ces films statiques, qui durent environ deux à trois heures, comme des tableaux. Je pose une caméra sur un trépied. Et je la laisse absorber le réel en plan fixe du début à la fin du vernissage.

NE : Ces films ont pour toi valeur de témoignages objectifs ? 

JDB : Non, pour moi, ce n’est pas du témoignage objectif. Au contraire, c’est du Romantisme pur ! ça s’inscrit dans la lignée du peintre sur chevalet qui s’installe dans un paysage pour y peindre depuis un point fixe. La référence à la peinture est pour moi très importante. Mes films de vernissage sont diffusés à l’occasion d’exposition sur un format 4 x 3. C’est à peu près le format des grands paysages ou des fresques que l’on a au Louvre. Pourtant et paradoxalement, je fuis l’effet tableau. Mes films sont le plus souvent projetés sur des écrans transparents ou en différents points de l’espace, de sorte à ce que l’écran ne soit pas un obstacle, et qu’il n’ait pas une emprise couvrante sur le mur comme un tableau. Je tiens à maintenir une lisibilité optimale de l’espace d’exposition. Je souhaite que le lieu dans lequel la projection se fait s’intègre à l’image et que la salle d’expo devienne un paysage.

Jean-Daniel Berclaz, Ce que j'ai vu (2001), bois et polyane, 50 m2, installation, Fribourg
NE : Tu entretiens un rapport ambivalent à la peinture. Les appartements modulaires que tu as construits à l’occasion de l’exposition universelle en Suisse en font foi. Ils sont construits si je ne m’abuse avec des châssis sur lesquels tu tends une feuille de polyane. Or, le polyane, est précisément un matériau qu’on utilise pour protéger le sol de son appartement quand on refait la peinture. (Le polyane est donc connoté anti-peinture ; il sert à nous en protéger). A travers ces œuvres, la peinture est évoquée (via le châssis) et congédiée d’un même mouvement ? 

JDB : C’est exact.

NE : Pourquoi renvoies-tu systématiquement à deux lieux différents pour tes vernissages ?

JDB : J’utilise dans les vernissages deux manières qui correspondent aux deux manières dont on visite les musées : le vernissage à proprement parler et la sortie familiale. Je mimétise ce fonctionnement. Le premier vernissage est très professionnel. En règle générale, il a lieu aux heures et au jour habituels du lieu qui m’accueille. Si la structure d’accueil a pour habitude de faire ses vernissages le jeudi soir, mon premier vernissage aura lieu le jeudi soir. Le deuxième vernissage a toujours lieu un samedi après-midi, ou un dimanche après-midi sous forme de brunch.

NE : Pourquoi ? 

JDB : Parce que c’est le samedi et le dimanche que les familles vont dans les musées avec poussettes et gamins. Le dédoublement du vernissage est pour moi une façon de prendre en compte les conditions de lisibilité habituelles d’une exposition. En même temps, ça permet d’aller d’une manière professionnelle à un endroit et d’aller en guise de détente voir une chose apparentée mais ailleurs, avec ses amis, etc. Le premier vernissage est plus tendu, un peu plus raide parce qu’il est plus professionnel, le second est plus souple. Mais il n’est que la réponse faite au premier. Il faut qu’il y ait un lien.

NE : Qu’est-ce qui établit le lien entre les deux lieux ? 

JDB : C’est la géographie. Le vernissage, c’est un vernissage. Les serveurs sont les mêmes d’un lieu à l’autre. Et après tout, la table est une table normale, quoique assez grande (minimum dix mètres). Je soigne toutefois l’aspect visuel de cet arrangement. Les verres sont de vrais verres, la nappe est une vraie nappe. Ce ne sont pas des succédanés. Je dois également signaler que je dessine moi-même l’étiquette des bouteilles de vin.

NE : Pourquoi cette attention portée au détail ?

JDB : J’essaie de faire un vernissage avec des qualités visuelles (même si celles-ci restent neutres) car le public cherche une poignée à laquelle s’accrocher. La qualité esthétique est pour lui une sécurité. En règle générale, le public s’accroche à l’œuvre. Mais quand il n’y a plus d’œuvre au sens traditionnel du terme, il est désemparé. Il faut donc le mettre en confiance. Mais il ne faut pas non plus que le buffet devienne l’œuvre. Il faut toujours être à la limite. Il faut que le buffet soit juste à la limite.

NE : Dans la zone interstitielle.

JDB : Oui, j’accorde énormément d’importance à ça. Le buffet doit être différent d’un buffet habituel mais en même temps il ne doit pas être une œuvre. Il doit être juste à la limite. C’est grâce à cet équilibre que les gens restent trois heures devant le buffet.

NE : Sinon… 

JDB : Sinon ils se casseraient. Ils viendraient un quart d’heure et ils se casseraient. Chez moi, ça n’existe pas des buffets avec des tables qui se vident comme ça. Tout est prévu pour que ça dure, pour que ça reste, pour que les gens qui arrivent en retard, arrivent au début ! Je trouve qu’il est important d’avoir de la qualité du début à la fin. Mais en même temps, je veux que cette qualité soit reconnue comme quelque chose qui n’est pas un geste gratuit, ni comme quelque chose qui en impose. J’ai souvent constaté au cours de mes pérégrinations dans les vernissages que le public qui est présent cherche systématiquement l’erreur. Parce qu’il faut qu’il se défende. Parce qu’il faut qu’il défende son attitude : le « pourquoi-il-est-venu », « pourquoi-ça-coûte-si-cher », « pourquoi-il-est-là », le « pourquoi-je-ne-peux-pas-l’acheter ». Donc il faut tenir fermement. C’est tout l’enjeu. Quand le public arrive, il est déstabilisé et durant le premier quart d’heure, il va dire : « c’est une arnaque ! » Ce qui est logique. Mais s’il reste une heure, il repart, en disant : « c’était génial ». Et pour moi, toute l’astuce est là. Et ça, sans commentaire. Il faut que ça se fasse naturellement. Je ne fais pas de discours, je n’explique rien. Je me contente de m’habiller en conservateur de musée. Agnès B m’aide pour ça. (rires)

NE : Oui, tu touches là à quelque chose d’intéressant. Tu aimes bien cultiver une certaine ambiguïté statutaire : Artiste / conservateur / curator. 

JDB : Mon rôle a plusieurs facettes. J’estime que je suis artiste curator quand on me téléphone ou lorsqu’on m’envoie du courrier virtuel ou réel. Mais dès l’instant où j’ai achevé mon travail de curator et où je me présente physiquement aux gens, je deviens directeur de musée. Je n’apparais jamais physiquement en temps qu’artiste.

NE : Tu aimes bien t’absenter de ton rôle d’artiste pour le faire endosser aux collectivités locales. Je pense notamment au Musée du Point de Vue que tu as réalisé en 1999 sur une aire d’autoroute près de Marseille. Est-ce que tu peux me dire quelques mots à son sujet ? 

JDB : J’ai transformé le Belvédère Saint-Henri en Musée de Point de vue pour un temps éphémère : un mois (la durée moyenne d’une exposition). C’est un projet qui a été assez lourd à réaliser. J’ai embauché une vingtaine de personnes à plein-temps pour faire tourner la structure (j’avais donc un vrai personnel de musée). Comme tout musée qui se respecte, le mien comportait une vidéothèque, une artothèque, une bibliothèque, un auditorium, une salle de conférence, un restaurant. J’ai fait installé le téléphone, internet, etc. Il y avait tous les soirs des conférences, des débats, avec projections de film (sur l’architecture, le nomadisme, l’urbanisme, etc). Pour que ce musée jouisse d’une bonne visibilité, j’avais même fait réaliser un fléchage par la DDE et fait afficher de la pub sur les bus de Marseille. Un bus gratuit partait toutes les heures du centre de la ville (de 11 heures le matin jusqu’à minuit le soir) pour amener les gens. En fait, c’est le premier et le seul Musée du Point de Vue avec des murs qui ait existé. Tout fonctionnait. Ce qui m’intéressait, c’était de déplacer l’infrastructure d’un musée sur un site autoroutier avec son architecture préexistante. En lieu et place d’exposition, n’était visible que le paysage environnant. L’exposition était le territoire extérieur, le panorama. Elle posait le question du musée et de ce qu’il représente. Mon action démystifiait la chose, ou la mystifiait encore plus, je ne sais pas. Elle rendait le territoire différent en tout cas en sacralisant une situation qui jusque là ne l’était pas.

NE : Il y a inversion de la donne habituelle : l’expo est rejetée à la périphérie du musée et le musée devenu donnée centrale fait office d’observatoire. 

JDB : Oui et ça perturbait un peu les gens. Lorsqu’ils débarquaient au Musée, ils étaient perdus parce que ça rassemblait vraiment à un musée, avec tout ce que ça implique en termes de valeur sacralisé. Mais pour répondre plus étroitement à ta question précédente, oui, j’aime bien parfois faire endosser mon rôle d’artiste aux collectivités locales. Dans le cas que nous évoquons, j’ai joué sur le fait que le bâtiment parasité pour un mois par le Musée du Point de Vue avait une entête d’ouverture avec la mention « Ville de Marseille ». Je me suis contenté de rajouter à côté l’intitulé « Musée du Point de Vue ». Et du coup, les gens avaient l’impression que c’était une action de la ville, pas une action personnelle. Tout le monde trouvait ça génial. Les gens disaient : «  combien de temps cela va durer ? «  Jusqu’à quand, etc. » Et je leur répondais : « Demandez à la ville de Marseille car je n’y suis pour rien. Je ne suis que le locataire du bâtiment ». Je trouvais très intéressant que la ville soit absolument responsable de tout ce qui pouvait se jouer autour de ça. J’ai même demandé au public qui encourageait le projet d’écrire à la ville pour leur demander que ça dure.

NE : Et qu’en est-il ?

JDB : Economiquement, c’était trop lourd à porter.

NE : Ç'a été le seul Musée du Point de Vue à avoir eu des vrais murs… 

JDB : Oui. C’est par conséquent le seul à avoir été doté d’une vraie lisibilité muséale.

NE : Mais quand tu travailles dans un FRAC comme à Montpellier, c’est également dans de vrais murs, non ?

JDB : Ce n’est pas pareil. A Montpellier, mon intervention a été beaucoup plus éphémère. Elle n’a duré que le temps d’un vernissage. Tandis que le Musée du Point de Vue du Belvédère Saint Henri a eu une existence d’un mois. En fait, cela revient à faire du vrai pendant une période courte. Il y a un côté spectacle mais ce n’est pas un spectacle, car il n’y a pas de leurre. Le musée existe. Il est là. Le paysage aussi et pour longtemps.

NE : Tu penses refaire des actions de cette envergure ? 

JDB : Oui, mais pour ça, il faudrait que j’aie un peu moins à me battre. On m’a proposé par exemple de faire une intervention analogue pour la Funkturm de Berlin (la mini tour Eiffel). Mais j’ai abdiqué car le soutien qu’on me proposait était trop faible pour gérer une telle opération. Si je fais les choses seul, ça équivaut à trois ans de boulot et à un endettement énorme. Il faut payer les 20 salariés !

NE : Est-ce que tu as été marqué par l’exemple de Yoon Ja et Paul Devautour ? A travers leur œuvre, ils font mine d’être collectionneur ; toi tu fais mine d’être directeur de musée. 

JDB : On se sert de tout. Forcément, un travail comme ça n’existerait pas si je n’avais pas vingt ans de peinture derrière moi. Il n’existerait pas si je n’avais pas été touché par Duchamp, par les Dadas, par Fluxus. Il ne me toucherait pas s’il n’y avait pas Marcel Broodthaers… Mais ça, c’est la culture. C’est l’amalgame des choses. Quand tu lis Qu’est-ce que l’argent ? de Beuys et toutes ces choses là, forcément à un moment donné… Je veux dire par là que ce n’est pas un travail instinctif. C’est un travail très réfléchi. Pour moi, l’enjeu est assez difficile. Il consiste à fabriquer une vraie institution qui n’existe pas en tant qu’institution. Une non-institution qui a des subventions, reconnue comme institution, mais en même temps totalement immatérielle. Une institution nomade qui n’a ni œuvre, ni bâtiment.

Jean-Daniel Berclaz, Le Poste Nomade, Journal du Musée du Point de Vue
NE : De l’institution nomade au Poste Nomade, il n’y a qu’un pas ? 

JDB : Oui. J’édite ce journal depuis 1999. Au niveau des statuts, le Poste Nomade fonctionne un peu comme le Musée du Point de Vue. Je suis le directeur du journal. Il n’y a jamais d’artistes dans cette publication. C’est un journal dans lequel il n’y a rien à lire. Il n’y a que des photographies articulées autour d’une thématique centrale ou des photos prises par mes soins selon un timing bien précis.

NE : Est-ce que tu peux donner des exemples ? 

JDB : Le thème du Poste Nomade n°2 (2001), par exemple, était « La fenêtre chez l’autre ». Pour recueillir le matériel iconographique de ce numéro, j’ai mis dans toutes mes invitations un flyer annonçant : « si vous voulez paraître dans le prochain numéro du Poste Nomade, envoyez-moi une photo de ce que vous voyez depuis votre chambre à coucher ». J’ai reçu 350 photos du monde entier. Ça allait de la République Centrafricaine au Japon en passant par l’Australie. Ça couvre le monde entier.

NE : Pour d’autres numéros, c’est le critère temporel qui prévaut. 

JDB : Oui, c’est le cas du dernier par exemple. On m’a demandé de faire une œuvre dans la forêt lorraine pour le Vent des Forêts. J’ai donc décidé de m’inspirer des parcours proposés par l’Ordre des Forêts et de faire une randonnée. J’ai mis trois jours et demi pour faire cinquante kilomètres dans les bois en respectant les heures mentionnées, etc., en partant d’un point précis (de la mairie), en respectant toutes les règles ; tout ça avec un appareil photo automatisé pendu à mon coup qui se déclenchait toutes les trois minutes. Résultat des courses : je me retrouve avec 320 photos (ou quelque chose de cet ordre) qui équivalent au temps passé dans la forêt plus qu’à une perception subjective du lieu. J’ai édité ce matériel iconographique sous forme de carnet de voyage. Dans le journal, les photos apparaissent par ordre chronologique, ce qui donne une notion du temps, le temps passé à faire cinquante kilomètres dans la forêt à travers des œuvres que l’on ne voit pas forcément dans le journal. Encore aurait-il fallu que l’appareil se déclenche devant. (rires). Tout ça pourrait évoquer Richard Long : la marche, le chemin, etc. J’aboutis à un résultat visuel assez proche. Pourtant Long fait de la photo recherchée, travaillée. Les miennes sont prises au hasard (sans égard aux questions du flou, du net).

Jean-Daniel Berclaz, Le Poste Nomade n°3 (360 °dans la Forêt) (2005)
NE : Long a une démarche esthétisante. On le sent bien dans ses photos, c’est très léché.

JDB : Alors que mes photos se sont faites toutes seules, à l’arrache. Je me suis contenté de marcher cinquante kilomètres à une vitesse imposée. C’était la seule règle « esthétique » que je devais respecter. Il fallait que je parte à l’heure et que j’arrive à l’heure. Le Poste Nomade n°1 obéissait à un principe voisin. Pour le réaliser, j’ai fait le voyage Gênes, Marseille, Barcelone avec au cou un appareil photo qui se déclenchait automatiquement toutes les trois minutes. L’appareil était programmé pour prendre automatiquement des photos à partir de 7 heures du matin et s’arrêter à 19 heures. C’était assez terrible. L’appareil me flashait au réveil. Il faisait de moi un fonctionnaire de la culture, rivé à ses horaires.

Vue intérieure du Poste Nomade n°1, Station Méditerranée, (Gênes, Marseille-Barcelone), 1999
NE : Pourquoi avoir choisi le format journal ? 

JDB : Ce qui m’intéresse surtout, c’est qu’au lieu d’avoir un caillou, un tas de bois ou une forêt qui est vue par dix pékins pendant l’été, on a affaire à un journal qui est tiré à 10 000 exemplaires, qui est envoyé partout et qui instaure une communication. Pour moi, une œuvre, c’est d’abord un réseau de communication. Quand on produit une œuvre, on produit un réseau de communication. Pour le Poste Nomade, je ne fais que le réseau de communication et c’est lui qui fait l’œuvre.

NE : On retrouve cet aspect documentaire dans l’œuvre que tu as réalisée à Fribourg en 1997.

JDB : Oui. J’ai choisi un quartier qui était en face de la gare de Fribourg, un point précis où sept bâtiments allaient être détruits pour des raisons de spéculation immobilière. J’ai engagé sept photographes de presse de la ville. Je leur ai donné des appareils jetables. J’ai obtenu les clés des sept immeubles et j’ai demandé aux photographes de remplir ces appareils jetables d’images faites dans ces immeubles. Au total, je me suis retrouvé avec près de 830 photos que j’ai ensuite éditées en cartes postales. J’ai monté un kiosque pour les écouler.

NE : Ça a marché ? 

JDB : On a presque tout vendu. C’était intéressant parce que ça a créé toute une problématique politique sur le quartier. Cela a été un coup de pelle dans le terrain.

NE : Ici à défaut d’automatiser la prise de vue, tu la délègues.

JDB : J’aime beaucoup le hasard. Et plus largement toutes les choses qui surviennent et que je ne maîtrise pas. J’aime à penser que j’ai une maîtrise globale sur ce que je fais mais j’aime lâcher la bride dès lors qu’il s’agit de détails. Dans un travail comme celui-là, l’ensemble devient une œuvre. Mais je ne pense pas les choses au détail près (même si ça peut sembler contredire ce que je te disais tout à l’heure quand je te disais que je soignais les détails du vernissage). Les photos d’ailleurs ne portent pas le nom de leur auteur. Chaque photo porte le nom de tous les photographes. Des spécialistes pourront peut-être identifier l’opérateur mais ça, c’est leur problème. Moi, ce qui m’intéresse, c’est justement cette espèce d’ambiguïté et le fait d’être dans une certaine mesure à la limite de l’art. Juste dans cette frange…

NE : …de neutralité quasi journalistique.

JDB : Oui. Tout à fait.

NE : Ta boutique était en face de la gare ? 

JDB : Oui. Les gens cherchaient les images de la gare, de la cathédrale ou des monuments de la ville.

NE : Mais toi, tu leur avais préféré des anti-monuments. 

JDB : Oui, ou plutôt une autopsie du quartier.

NE : Que prépares-tu en ce moment ? 

JDB : Je suis en train de préparer un ouvrage rétrospectif de 390 pages sur le Musée du Point de Vue. Simultanément, je travaille sur un projet que je vais mettre en route à Bruxelles à partir du mois de juin avec un autre livre à la clef. J’ai prévu de réaliser là-bas 25 vernissages, soit un vernissage pour chaque ambassade auprès de l’Union Européenne à Bruxelles.

NE : Ces vernissages auront lieu au sein même des ambassades ?

JDB : Oui. Dans le salon privé de l’ambassadeur. Ce qui m’intéresse dans les ambassades, c’est leur statut territorial ambigu. Ce sont des territoires à l’intérieur du territoire, des enclaves, des fragments de pays à l’intérieur d’autres pays. Mes 25 vernissages dans les 25 enclaves des pays européens à Bruxelles constitueront mon portrait de l’Europe. Après, viennent des projets plus lointains. J’ai également envie de sortir un livre de cuisine sur les vernissages. On l’oublie toujours. On ne pense qu’à la grande cuisine de tous les pays, mais le vernissage est devenu un pays depuis le temps qu’on le pratique. (rires) Donc j’aimerais bien faire des Sushi de vernissage et avoir moins de soucis. (rires)

NE : Est-ce qu’il t’arrive de dire très nettement « ceci sera une œuvre de telle heure à telle heure » et pas à telle autre ?

JDB : C’est forcément le cas, même si je ne l’énonce pas explicitement. Dans le cas des vernissages de Point de Vue c’est très clair. C’est une œuvre de telle heure à telle heure. Après, l’œuvre n’est plus œuvre et devient mémoire de l’œuvre. L’œuvre existe à partir du moment où on a été dans sa direction. C’est une remarque qui m’a souvent été faite dans les vernissages de Point de Vue par des gens qui connaissaient au préalable les sites : « je connaissais le lieu mais je ne l’avais jamais vu comme ça ». Alors que je n’ai rien fait ! (rires). Simplement mentalement, l’œuvre change d’orientation et de sens.

NE : Cela tient au cadre psychologique. 

JDB : Pour moi, c’est un phénomène un peu magique. C’est tellement éphémère. Après, il reste la mémoire : les photos, les bouquins, etc. Et pourtant, la nature même, l’objet premier, la matière première (le Pic Saint-Loup par exemple ou le centre géographique exact de la Suisse sur lequel j’ai fait un vernissage) est toujours là et ne change guère au cours des millénaires.

NE : Pour toi, l’art est une chose exclusivement mentale ? 

JDB : Oui, je crois. La plupart des œuvres qui nous touchent en contexte muséal ne nous feraient strictement aucun effet si elles étaient présentées dans ce bistrot. Présentées à côté du comptoir, ces œuvres ne nous diraient rien… Tu peux mettre toutes les expos que tu veux dans un couloir de cinéma, on ne les voit pas puisqu’on va voir un film. Il n’y a pas le cadre pour et psychologiquement, tout le fonctionnement mental marche sur la sollicitation de départ. Si tu es invité à l’anniversaire d’une amie, tu vas acheter des fleurs ou lui faire un cadeau et tu vas chez elle à son anniversaire en sachant que tout le monde aura amené un cadeau, qu’il y aura un gâteau d’anniversaire. Ce n’est pas du tout la même chose que si tu es invité chez des amis pour un pique-nique ou pour un brunch. Tu n’as pas le même comportement. Quand tu travailles la communication, tu travailles la communication du sens que tu donnes au rendez-vous. Le vernissage étant un rendez-vous, si ce rendez-vous est travaillé, étudié dans un sens directionnel très clair par rapport à une intention artistique, le public, avant même d’arriver, est déjà dans la conviction de ce qu’il va faire, de ce qu’il va voir et ressentir. Il n’y a plus besoin après ça de lui prouver qu’il a raison d’être là. Tout le travail dépend de la communication qui fait référence à des coutumes, des habitudes.

NE : On pourrait dire que tu travailles sur les prémices de l’expérience artistique. Ce sont ces prémices (l’envoi d’invitation par exemple), ce sont ces prémices qui créent l’art. 

JDB : Oui, ce sont ces prémices qui commencent à opérer. L’expérience esthétique commence là. Dans la tradition de l’art objet, on a l’habitude de voir des cartons d’invitation sur lesquels il y a la représentation d’un des objets d’art présentés pour l’expo. Pour ma part, je fais des photos panoramiques du paysage sur lequel on est invité à se rendre. Je tiens à ce que le buffet du vernissage soit à l’endroit exact où j’étais pour faire la photo. Celle-ci montre en quelque sorte la reproduction de l’œuvre que l’on va voir. Le carton d’invitation est donc à peu près du même ordre que la reproduction d’un objet d’art qu’on a sur un carton d’invitation traditionnel. A ceci près qu’il sert aussi chez moi de carte géographique. On peut repérer l’endroit par rapport à la photo. Quand tu es trop devant la photo, c’est que tu y es !

NE : La seule différence entre les deux situations est une affaire de cadrage. Quand tu es dans le réel, il n’y a plus de cadre. 

JDB : Absolument. C’est pour ça que je travaille avec du panoramique pour avoir un angle plus large et minimiser cet effet de cadre. J’ai un appareil photo qui est assez magique, un appareil russe panoramique qui a cette qualité de faire des prises de vue de la même manière qu’un œil. Son objectif tourne. La photo est imprimée sur la pellicule de manière circulaire comme au fond de la pupille. Ça produit un effet de déformation quand on tire l’image à plat. Cette déformation est à mon sens intéressante parce qu’elle donne une illusion qui n’est pas la réalité et qui est très peu perceptible ; elle donne une qualité photographique différente d’un grand-angle. On a donc sur cette image une perception du paysage qui n’est pas non plus réellement la réalité. Parce qu’il y a une déformation mécanique. C’est comme un œil écrasé, à plat. Comme une carte de géographie.

NE : Revenons au musée. Dirais-tu qu’il a un effet « amplificateur » ? 

JDB : Je ne pense pas qu’il se contente d’amplifier. Il donne carrément du sens, parfois même d’ailleurs à ce qui n’en a pas. Tu rentres dans un musée pour voir des œuvres. Tu sais que tout ce que tu regardes sera œuvre. Ton regard dans ces conditions est forcément différent. La position d’une œuvre dans un musée fait que ton attention est déjà au départ tournée vers l’œuvre. En plus, le musée des siècles passés contribue à donner du crédit au musée actuel.

NE : Le musée énonce une phrase implicite : ceci est de l’art. Ton travail pourrait être envisagé comme une critique du ready-made classique dans la mesure où tu tends à montrer que ce n’est pas tant la signature individuelle qui fait l’œuvre que le musée. La démonstration n’était pas aussi explicite chez Duchamp même si elle était en germe. 

JDB : Ce n’est pas faux. Je n’avais pas pensé à ça. Mais pour moi, il y a une chose qui est assez claire, c’est que je fais du ready-made. C’est un ready-made un peu différent. Car le processus qui lui donne naissance est inversé. Dans le cas du ready-made traditionnel, un objet usuel est transporté dans le musée et devient œuvre. Dans mon cas, c’est l’inverse. Je transporte le musée devant la situation à promouvoir au statut d’œuvre d’art. Il y a une inversion des paramètres par rapport au ready-made. C’est déjà très différent. Même si dans les deux cas, il y a ready-made, on est bien d’accord. Sans Duchamp, je n’existerais peut-être pas. Mais la grande différence est dans cette action inversée. De plus, dans le ready-made de Duchamp ou dans le ready-made en général, il y a d’abord un rapport à l’objet. Moi je ne me soucie pas vraiment de l’objet mais d’une situation globale. Cette situation n’étant pas déplaçable, c’est le musée qui va à sa rencontre. C’est une grande différence.

Jean-Daniel Berclaz, Kit de Vernissage (2006) (55 cm x 17 x 35 cm)
NE : Il faudrait lui trouver un nom… Je me suis laissé dire que tu étais en train de concevoir une boutique pour le Musée du Point de Vue

JDB : Oui. Parce que tous les musées ont des boutiques. Et je trouve que ça fait défaut au mien. J’aimerais installer la boutique du Musée du Point de Vue dans plusieurs musées du monde. Dans la gamme des objets à vendre, j’essaie d’éviter les foulards, les stylos ou toutes ces choses dont on a l’habitude. Mais par contre, je garde l’essentiel : les T-Shirts imprimés. J’ai choisi comme motif les pictogrammes de point de vue que l’on trouve sur les cartes de géographie. L’un des pictogrammes par exemple indique le point de vue pour voir les baleines dans les Açores. Un autre est utilisé sur les cars au Danemark. D’autres encore viennent de Hong-Kong, du Japon, de la Suisse, etc. En plus des T-Shirts, je veux faire un objet qui est dans la lignée de « La fenêtre chez l’autre ». Il s’agit d’un kit de vernissage (qui se présentera
sous la forme d’une valise). A l’intérieur, il y aura tout ce qu’il faut pour faire un vernissage réussi ; de la cacahuète aux petites roses pour décorer la table, en passant par la nappe blanche. La valise une fois dépliée deviendra table. (C’est un transformer). Il y aura également à l’intérieur de la valise une bouteille de champagne avec les flûtes à pied, un tablier pour le serveur, etc., tout le kit nécessaire pour faire un vrai beau vernissage.
Jean-Daniel Berclaz, Kit de Vernissage (2006) (55 cm x 17 x 35 cm) faisant référence à un vernissage à Metz (28.09.03)

Jean-Daniel Berclaz, Kit de Vernissage (Frioul) (2006), 55 cm x 17 x 35 cm
NE : C’est un vernissage à réactiver en quelque sorte. 

Jean-Daniel Berclaz, Kit de Vernissage (2006)
JDB : Ce qui m’intéresse surtout, c’est l’interaction, c’est-à-dire le fait que les gens qui achètent cette valise deviennent mes collaborateurs. A l’intérieur de la valise, il y a en effet un appareil photo panoramique jetable. Les acquéreurs de la valise sont invités à photographier leur vernissage et à m’envoyer leur photo. Ça permet donc à tout le monde d’aller faire ses propres petits vernissages où il en a envie avec qui il a envie. Et pour ma part, je suis dans l’étonnante surprise de recevoir les photos. C’est un projet que je vais lancer cette année. Je suis en train de préparer les prototypes.

NE : Tu m’as parlé également d’un protect Musée du Point de Vue ? 

JDB : Oui. Il imitera la corde qui empêche dans les musées d’approcher des œuvres survalorisées. Ce sera une petite banderole avec deux pieds que l’on pourra installer chez soi à la maison, devant une œuvre ou dans la salle de Bains devant ta femme, devant tes enfants, ta voiture, ton jardin, dans la forêt, devant une montagne, enfin où tu veux. Tu détermines toi-même l’emplacement de cette bande de protection. Elle limite et donne la position à partir de laquelle on peut voir. Elle sacralise l’objet, ou ce qui se trouve derrière lui. Ce protect sera vendu dans un petit sac ; ce qui le rendra facilement transportable. Il sera livré avec un appareil photo. Et je demanderai aussi le retour des photos ; histoire de voir ce que les gens en ont fait.

NE : Le point commun entre ses divers projets, c’est le nomadisme. 

JDB : Oui le nomadisme et puis la liberté d’action. La liberté d’action du faire soi-même, du do it yourself

NE : … le refus d’un cadre trop contraignant. 

JDB : Ça m’intéresse également de voir comment les gens se servent d’un moyen qu’on leur donne pour pouvoir sans aucune contrainte se libérer et déterminer leur propre esthétique. En même temps, ce travail est de la nourriture pour mon journal. C’est aussi une manière de faire vivre le Poste Nomade (au sens de le financer et d’en alimenter le contenu). Le Poste Nomade devient aussi la mémoire des actions faites par les autres. J’aime bien que l’essentiel du travail esthétique soit produit par des inconnus. J’aime bien aussi cette distance, que les choses restent dans la liberté totale. Je n’attends rien de particulier. Et encore une fois, je n’aurai aucun jugement, que l’image soit bonne ou pas.

Notes : 
[1] Quoique…Peut-être pas si anodin que ça. Il faut en effet rappeler que Charles Jencks, le théoricien de l’architecture postmoderne, soutient que le postmodernisme s’inaugure à un moment très précis, par la destruction d’une grande barre moderne. Le modernisme dit-il « mourut à St. Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15 heures trente-deux (environ), lorsqu’ une partie du lotissement du Pruitt-Igoe project (vandalisé, passablement en ruine) implosa ». 

[2] D’autres artistes travaillent en ce moment à cette question. Lilian Bourgeat par exemple perturbe la cérémonie bien codifiée du vernissage en hypertrophiant chacun de ces éléments (verres en plastiques géants,  bouchon doseur géant). Kendell Geers quant à lui fait tourner cette cérémonie au viol implicite et volontairement innommable (avec des verres à pied moulés d’après le modèle de son propre sexe en érection).

Nicolas Exertier, "Ready-made panoramique et Vernissage excentré (Entretien avec Jean-Daniel Berclaz)", Première publication in Art Présence n°58 (avril-mai-juin 2006), pp.36-51

© Nicolas Exertier

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